L’émerveillement précède la religion communautaire

La plupart du temps, la religion proposée aux hommes est une religion communautaire, une religion qui a un culte défini, qui comporte des assemblées à un jour fixé, à une heure déterminée, un certain nombre de prières, de gestes à accomplir, des sacrements, des rites qui sont communs à tous, tellement que, lorsque le fidèle se trouve livré à lui-même, il recourt généralement à des prières communautaires, des prières qu’il récite quand il est avec les autres, et il n’est guère capable d’en formuler d’autres.

Extraits d’une conférence de Maurice Zundel à des religieuse,
Ghazir (Liban), 1959.

Mise en ligne:
06.05.20
Temps de lecture: 7 mn

"Toutes les voies sont possibles, à condition qu’on aille jusqu’au bout" | DR

Cette empreinte communautaire sur la religion est dangereuse dans la mesure justement où elle n’est pas équilibrée par une religion personnelle. (…) On commet très souvent, justement, l’erreur de vouloir conduire les gens à Dieu par les chemins communautaires.

On croit que tout est perdu s’ils ne communient pas, s’ils ne se confessent pas, s’ils ne participent pas à la messe du dimanche, alors qu’ils peuvent avoir une religion personnelle — ou qu’ils pourraient l’avoir tout au moins — et à travers elle, rejoindre la religion communautaire.

Il s’ensuit une espèce de médiocrité lamentable qui fait de la religion, pour une quantité de gens, un impôt à payer.

C’est notre passion fondamentale qui deviendra le tremplin de l’élan le plus haut.

Bon, il y a un Dieu, c’est malheureux, mais il y a un Dieu, on n’y peut rien. Comme le disait un prédicateur : « Mes frères, que vous le vouliez ou non, Dieu existe. » On n’y peut donc rien, puisqu’il est le plus fort, il faut bien passer par ses volontés mais on en fera naturellement le moins possible, puisque les pratiques imposées ne répondent pas à un élan personnel.

On ira s’ennuyer la petite demi-heure qu’il faut à la messe pour être en règle, on calculera si c’est à partir de l’offertoire ou si c’est avant ou après la communion, précisément parce que on n’est pas passionné de Dieu.

Pas de religion sans passion

Or il n’y a pas de religion véritable si on n’est pas passionné de Dieu. Les saints sont des passionnés de Dieu, et ils le sont justement parce que Dieu les a pris par le fond et que tout leur être n’est qu’un cri et un élan vers lui.

Il s’agit donc de trouver en nous le terroir où s’enracine une religion personnelle et de voir quels sont nos goûts les plus profonds, quelles sont nos passions les plus nobles, les plus hautes, les plus durables, quels sont nos émerveillements et nos enthousiasmes car, évidemment, c’est ce qui nous enthousiasme qui sera le premier contact avec une religion personnelle.

Vous savez d’ailleurs que le mot enthousiasme veut dire: possession par Dieu. Celui qui s’enthousiasme, qui s’émerveille, il est sur le chemin des grandes découvertes.

Il m’arrive de donner comme pénitence ceci: faites ce que vous aimez le mieux et offrez-le à Dieu, précisément parce que ce qu’on aime le mieux, c’est ce que l’on fait avec le plus d’élan, en s’y engageant le plus à fond et le plus personnellement et c’est cela qui constituera l’offrande la plus harmonieuse et la plus parfaite. (…)

A un prêtre que je voyais pour la première et dernière fois et qui me demandait un mot pour son voyage, je dis : « Que Dieu vous soit neuf chaque matin ! », « Que Dieu vous soit neuf chaque matin ! »

Il le faut car, si Dieu n’est pas neuf chaque matin, s’il n’est pas une rencontre toute neuve qui nous émerveille, qui suscite notre enthousiasme et qui ranime notre passion, il sera du déjà vu, nous tournerons dans le cercle des gestes stéréotypés et il nous ennuiera et c’est en dehors de lui que nous chercherons l’épanouissement de notre sensibilité.

Il faut donc que ce que nous aimons le plus naturellement, le plus spontanément, le plus passionnément, devienne pour nous l’axe de notre religion personnelle : la science pour les savants, ses malades pour un médecin ou pour une infirmière, ses enfants pour une mère, sa fiancée pour un fiancé, son laboratoire pour un chercheur, le visage de la terre pour un géologue, la carte du ciel pour un astronome, les hautes Alpes pour un alpiniste ou la danse pour une danseuse, le théâtre pour un acteur. Peu importe, mais il faut que ce qui fixe notre attention, ce qui nourrit notre émerveillement, ce qui sans cesse rajeunit notre découverte du monde, que cela soit précisément l’axe de notre religion personnelle.

Une religieuse enseignante m’avouait que c’est son amour pour une de ses élèves qui lui avait révélé les plus hautes dimensions de la vie spirituelle.

Justement, elle vivait dans une sécheresse impersonnelle, dans une religion communautaire et c’est dans cette maternité à l’égard d’un être très doué mais très difficile, en se dépensant pour elle, que elle a senti qu’il y avait en elle, une maternité, toute une richesse de dons qu’elle n’aurait jamais soupçonnés si cette rencontre ne s’était pas produite et si elle n’avait pas dû vivre la vie de cette enfant pour l’aider à se découvrir elle-même.

Mais justement, puisqu’il s’agit d’une religion personnelle, d’une religion qui est unique, qui correspond à une vocation unique et à une révélation unique, personne ne peut la découvrir à notre place.

Gardez-vous de penser que, parce que vous êtes religieuses, vous soyez uniquement assujetties aux exercices communautaires, aux prières de règle, aux méditations en forme.

Tout cela, bien entendu, il s’agit de l’accomplir et parfaitement en raison même de votre mission ecclésiale, mais cette mission ecclésiale vous ne pourrez l’accomplir, avec toutes les fibres de votre être et dans un continuel renouvellement, que si vous avez votre religion personnelle.

Le Père Sertillanges recommençait, recommandait dans sa Vie Intellectuelle entre autres, d’avoir toujours un album d’art ouvert devant soi dont on tournerait chaque jour une page : une page de Raphaël, une page de Donatello, une page de Rodin, une page de Bourdelle, une page de Praxitèle, une page de Michel-Ange, peu importe.

Et il pensait que d’avoir ainsi chaque jour en face de soi un chef-d’œuvre que l’on regarde sans effort, sans se fatiguer, chaque fois qu’on entre dans sa chambre, pouvait être, même inconsciemment, un aliment et une sorte d’incantation de la beauté qui pouvait susciter une source. Je pense que c’est très bien.

C’est un des moyens, ce n’est pas le seul, il y en a autant qu’il y a de journées, autant qu’il y a de minutes dans la journée, autant qu’il y a de tourments dans le paysage, autant qu’il y a de nuances dans la lumière.

Toutes les voies sont possibles

C’est une prieure qui me disait que elle avait entraîné après Matines une de ses novices dans sa cellule pour lui montrer la splendeur du ciel car, disait-elle, si nous qui aimons Dieu nous ne sommes pas sensibles à la beauté des œuvres de Dieu, qui donc lui rendra la louange de ses œuvres ?

Elle pensait que l’office, c’était très bien, mais que la carte du ciel, ce n’était pas moins bien et que la novice qui venait de réciter les psaumes dans un exercice communautaire, ne devait pas perdre l’occasion de dépenser son pouvoir d’émerveillement en face du ciel étoilé. (…) C’est le cri même de la Genèse : Dieu regarda son œuvre et il vit que c’était bon et que c’était très bon.

Donc, toutes les voies sont possibles, à condition qu’on aille jusqu’au bout : qu’on aille jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à Dieu, jusqu’à l’infini, qu’on ne gâche rien, qu’on ne profane pas son désir, qu’on ne profane pas son admiration et son amour.

La tentation c’est de se contenter, c’est de se contenter de succédanés, de se gargariser avec des mots, de ne pas payer le prix de l’ascension.

Le saint le plus grand de la Chrétienté, qui est saint François d’Assise, saint François d’Assise était l’ambition faite homme ; il n’a rêvé que de s’illustrer sur les champs de bataille, que de quitter sa condition de bourgeois et de fils de marchand pour devenir un grand seigneur pour épouser la plus belle princesse du monde et, s’il a renoncé à la gloire militaire, c’est parce qu’il la trouvait trop légère pour lui.

Dans la vision de Spolète, ce qui l’a ramené en arrière, c’est justement la pensée que il allait être le domestique d’un domestique et que c’était trop peu pour lui : « François, lequel vaut le mieux, d’être le serviteur du maître ou le serviteur d’un serviteur ? » Il allait en effet dans le sud de l’Italie pour prendre part à la grande guerre qui opposait le pape et l’empereur et il allait faire ses armes, lui qui n’était qu’un commençant, sous les ordres d’un capitaine qui était lui-même au service d’un prince. Il serait le domestique d’un domestique : le jeu n’en valait pas la chandelle. Or c’est parce que il ne veut pas renoncer à son désir, parce que il le garde vierge, parce qu’il le poursuit dans toute son ampleur qu’il finira par découvrir la grandeur à laquelle il est promis, et que il verra que c’est dans le règne de la Pauvreté que il conquerra la gloire dont il ne cessa de rêver.

Eh bien, pour nous c’est pareil : c’est notre passion fondamentale qui deviendra le tremplin de l’élan le plus haut. (…)

Les passions sont dangereuses quand on les réalise à moitié. Plus dangereuses encore quand on veut les étouffer. Elles deviennent créatrices quand on les poursuit jusqu’au bout, comme saint François a été jusqu’au bout de son appétit de grandeur et est devenu ce saint dont nous aurons l’occasion d’écouter plus profondément les leçons.

Il n’y a donc pas d’opposition entre la vie profane et la vie religieuse. Il n’y a pas de vie profane : toute vie est sacrée, toute vie est appelée à être consacrée, toute vie est appelée à la sainteté, tous les chemins conduisent à Dieu, il n’y a pas de goût qui ne puisse être purifié, il n’y a pas de tendance qui soit définitivement mauvaise, car au fond de toutes les tendances, comme nous l’avons vu, il y a le désir de valoir, qui ne pourra se satisfaire finalement que dans la rencontre avec la valeur suprême qui est le Dieu vivant.

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