S’il n’était pas Trinité, Dieu serait impensable (Jn 3)

Dimanche de la Sainte Trinité | Année A |
Jn 3, 16-18

Le Christ nous apprend à connaître Dieu d’une manière toute nouvelle, car il vit dans la Trinité. Il nous introduit dans la Trinité qui est le terme du Royaume, suprême trésor de l’Evangile.

Entretien sur la Trinité à l’abbaye de la Rochette (Savoie) en 1963
Mise en ligne: 03.06.20
Temps de lecture: 10 mn

Trinité, Abbaye aux Dames, église abbatiale de la Sainte-Trinité, Caen (France)

La Trinité ne va pas de soi puisque, dans l’Ancien Testament, on n’en parle pas. La Trinité ne va pas de soi, puisque ceux mêmes qui en parlent sont bien loin d’en comprendre la signification.

La Trinité constitue un paradoxe tel que l’Islam, pour prendre un exemple d’une immense portée, polémique énergiquement contre elle. Dans le Coran revient à plusieurs reprises cette phrase: »Dieu n’engendre pas et n’est pas engendré« .

Sous cette forme très brève, il y a l’argument décisif du Coran contre la Trinité: il y apparaît évidemment que, pour l’Islam, la Trinité constitue une dérogation au monothéisme.

Où trouver dans la Trinité le moindre égoïsme?

Elle compromet le monothéisme car, en introduisant plusieurs termes dans la divinité, elle introduit en réalité plusieurs Dieux. Et le Coran a un terme particulièrement décisif pour désigner les chrétiens: ce sont des »associateurs », ils associent à Dieu quelqu’un qui n’est pas Dieu, ils sont des coupables, des renégats, des infidèles, des idolâtres.

Le Coran a, certes, un respect très sincère envers Jésus qu’il considère comme un des grands prophètes, et envers sa Mère, la Vierge Marie mais, autant ce respect est incontestable, autant est ferme sa position antitrinitaire.

C’est pourquoi des savants chrétiens, islamistes distingués, voient dans le monothéisme de l’islam l’affirmation la plus massive, la plus parfaite, la plus monolithique des monothéismes, en oubliant la position du Judaïsme d’aujourd’hui qui n’est pas moins antitrinitaire que l’Islam.

Que penser de ces positions? Il est de toute évidence que si le Prophète de l’Islam et même le Judaïsme d’aujourd’hui s’opposent à l’affirmation trinitaire, c’est faute de l’avoir comprise.

Mohammed, qui était chamelier, qui avait l’occasion de voyager beaucoup et de parler beaucoup en un temps où l’on écrivait peu, Mohammed a eu des centaines de fois l’occasion de s’entretenir avec des interlocuteurs chrétiens ou juifs.

Il a retenu ce que ceux-ci pouvaient lui apprendre de leur religion que, le plus souvent, ils connaissaient très imparfaitement. C’est à travers des témoignages chrétiens très insuffisants que le Prophète de l’Islam a entendu parler de la Trinité, comme il a recueilli des allusions bibliques souvent déformées de la bouche de ses interlocuteurs juifs.

Il a donc été renseigné sur la Trinité par des chrétiens qui n’y avaient absolument rien compris et qui se sont bornés à énoncer les termes de Père, Fils et Saint-Esprit, sans reconnaître dans la Trinité la source incomparable de la plus haute vie spirituelle.

S’il n’était pas Trinité, Dieu serait impensable

Si nous nous référons à cette parole de saint Grégoire le Grand: »Il faut que l’amour tende vers un autre pour pouvoir être charité », nous avons immédiatement l’impression que la Trinité est essentiellement liée à la charité.

Si, d’une part, pour être elle-même la charité doit aller vers un autre, si, d’autre part, Dieu est charité, la charité, en Dieu comme en nous, doit pouvoir tendre vers un autre. Et comme, en Dieu, la charité est éternelle et qu’elle ne dépend pas de la nôtre, il faut en Dieu, d’une certaine manière, l’Autre auquel la charité s’ordonne et se communique.

C’est là, assurément, la différence essentielle entre Dieu et nous: c’est que nous, nous ne pouvons parvenir à la charité qu’à travers lui. C’est en lui seul que nous pouvons devenir nous-mêmes, tandis que Dieu est éternellement lui-même par lui-même. Il n’a besoin de personne pour devenir lui-même, et parce que lui-même est charité, parce que lui-même est amour, il y a nécessairement en lui l’Autre à qui se donner.

Sous cet aspect déjà essentiel, il apparaît immédiatement que s’il n’était pas Trinité, Dieu serait impensable, car s’il n’était pas d’une certaine manière une pluralité relative, il n’y aurait pas en lui l’Autre à qui se donner. Il ne pourrait que tourner autour de soi, se repaître de lui-même, se louer lui-même, s’admirer lui-même dans un narcissisme épouvantable et monstrueux.

Déjà sous cet aspect, la Trinité nous délivre d’un épouvantable cauchemar; car si Dieu n’était pas charité, il n’y aurait plus aucun rapport entre la sainteté humaine et la sainteté divine.

Pour nous, il est inconcevable que la charité ne soit pas totalement donnée. C’est dans l’amour que se réalise pour nous toute vertu. Si Dieu n’était pas charité, il n’y aurait donc plus aucune espèce d’analogie entre la sainteté humaine et la sainteté divine.

On parlerait de la sainteté de Dieu du dehors. On ne pourrait le voir que radicalement séparé de nous et, finalement, Dieu apparaîtrait uniquement comme une domination rigoureuse qui nous surplomberait de son étrangeté et, finalement, n’aurait prise sur nous que par sa puissance.

Si Dieu est charité, au contraire, nous comprenons que notre sainteté se tient dans la même ligne que la sienne, qu’elle va dans la même direction. Elle consiste, en Dieu comme en nous, dans une certaine évacuation de soi qui ouvre un espace à l’autre en qui l’amour se consomme.

Il suffirait donc de nous rappeler l’acte de foi de la Première Epître de saint Jean: »Pour nous, nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru« (4, 16), pour que l’amour nous saisisse et que nous trouvions dans la vie de la Trinité comme l’expression authentique des rapports de Dieu en lui-même et de Dieu avec l’homme.

La Trinité est le modèle de la charité parfaite, comme le dit le Père Garrigou-Lagrange dans son livre Dieu, son existence, sa nature: « Où trouver ici le moindre égoïsme? Le moi n’est plus qu’une relation subsistante à celui qui est aimé, il ne s’approprie plus rien.

Le moi divin: une désappropriation

Le Père donne à son Fils toute sa nature, le Père et le Fils la communiquent à l’Esprit saint. Le Père ne se distingue de son Fils que par sa relation de paternité, le Fils ne se distingue du Père que par sa relation de filiation, et cela même qui les distingue les unit en les rapportant essentiellement l’un à l’autre ; le Saint-Esprit ne diffère des deux premières Personnes que parce qu’il procède d’elles. A part ces oppositions de relations mutuelles, tout leur est commun et indivisible.

Le Père n’a à lui en particulier que sa paternité qui est une relation subsistante à son Fils, le Fils n’a à lui en particulier que sa filiation, le Saint-Esprit que sa procession. Où trouver ici le moindre égoïsme? Tout l’égoïsme du Père est de donner sa nature infiniment parfaite à son Fils, en ne retenant pour lui que sa relation de paternité, par laquelle il se rapporte encore essentiellement à son Fils. Tout l’égoïsme du Fils et de l’Esprit saint est de se rapporter l’un à l’autre et au Père dont ils procèdent.

Ces trois Personnes divines essentiellement relatives l’une à l’autre constituent l’exemplaire éminent de la vie de la charité. Chacune peut dire à chacune: Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi »(Jean 17, 10).

On ne peut dire plus explicitement que la vie divine est une désappropriation, que le moi divin se constitue comme désappropriation. Nous allons voir immédiatement comment cette vie d’éternelle communion nous introduit dans le monde de la connaissance à une profondeur inépuisable.

Nous pouvons faire une constatation facile à paraboliser dans une image: jamais vous ne pourrez vous voir vous-mêmes dans un miroir. Un miroir peut être utile à votre toilette, voire indispensable, mais ce n’est pas dans un miroir que vous trouverez la révélation de vous-mêmes. Vous ne pouvez pas vous regarder priant dans un miroir, vous ne pouvez pas vous voir comprenant dans un miroir.

Quand on s’émerveille, c’est qu’on ne se regarde pas.

Votre vie profonde, celle par laquelle vous vous transformez vous-mêmes, est une vie qui s’accomplit dans un regard vers l’autre. Dès que le regard revient vers soi, tout l’émerveillement reflue et devient impossible. Quand on s’émerveille, c’est qu’on ne se regarde pas. Quand on prie, c’est qu’on est tourné vers un Autre. Quand on aime vraiment, c’est qu’on est enraciné dans l’intimité d’un être aimé.

Il est donc absolument impossible de se voir dans un miroir autrement que comme une caricature, si l’on prétendait y trouver son secret.

La vie profonde échappe à la réflexion du miroir. Elle ne peut se connaître que dans un autre et pour lui. Quand vous vous oubliez parce que vous êtes dans un paysage qui vous ravit ou devant une oeuvre d’art qui vous coupe le souffle ou devant une pensée qui vous illumine ou devant un sourire d’enfant qui vous émeut, vous sentez bien que vous existez – et c’est même à ces moments-là que votre existence prend tout son relief – mais vous le sentez d’autant plus fort que justement l’événement vous détourne de vous-mêmes.

C’est parce que vous ne vous regardez pas que vous vous voyez réellement et spirituellement, en regardant l’autre et en vous perdant en lui.

C’est cela, le miracle de la connaissance authentique: nous atteignons à nous-même en regardant un autre et nous perdant en lui. C’est dans ce mouvement de libération, où nous sortons de nous-même, où nous sommes suspendus à un autre, que nous éprouvons toute la valeur et toute la puissance de notre existence.

Une présence comme un don

Nous sommes là non comme une marchandise jetée sur un quai de gare, mais devant un vis-à-vis. Nous sommes là dans un dialogue, et notre présence se réalise comme un don, comme un présent, comme un cadeau, comme une offrande qui lui donne toute sa grandeur. Cette connaissance est en même temps une naissance puisque, comme saint Augustin nous y a rendu sensible, c’est dans ce regard vers l’autre que nous naissons à nous-même.

Il y a quelque chose d’analogue dans la connaissance du monde. Le savant ne connaît pas le monde quand il peut le mettre dans sa poche, quand il peut le démonter comme un mouvement d’horlogerie, mais lorsque le monde est pour lui un objet d’émerveillement.

Einstein l’a dit magnifiquement: »L’homme qui a perdu la faculté de s’émerveiller et d’être frappé de respect est comme s’il était mort ».

C’est ce monde issu de son amour qui est pour lui le vrai monde, un monde où tout est vérité, un monde où tout est lumière, un monde où tout est intérieur, un monde où tout est liberté. Car le savant ne se sent pas contraint par l’univers: il s’applique à connaître, à réentendre et à recréer. Il est comblé.

La plus haute récompense pour lui est la joie de connaître, de connaître sans fin, joie toujours nouvelle qui ne cesse de susciter en lui un monde nouveau, un monde avec lequel il dialogue, un monde que, finalement, il offre en même temps que lui-même.

La connaissance est une naissance, et c’est cela même qui atteste la fécondité, la grandeur et la sainteté de la vie de l’esprit. La vie de l’esprit est si importante que, sans elle, nous ne pourrions jamais être des hommes, que, sans elle, il n’y aurait aucune connaissance valable.

Si le monde est pour nous si riche, il nous importe de retrouver en Dieu une richesse infiniment plus grande. Que nous dit, précisément, l’expérience trinitaire, sinon que la connaissance en Dieu est une génération? En Dieu, il y a une naissance éternelle comme est éternelle la communication. En Dieu, il y a une fécondité infinie sans laquelle la vie divine est impensable.

Nous saisissons ici le jeu admirable de ces relations internes, de ces relations intra divines. Nous comprenons que Dieu, dans la même ligne que nous, ne se connaît pas en se regardant, mais en regardant l’autre. Le Père est un regard vers le Fils, comme le Fils est un regard vers le Père.

La connaissance de Dieu n’est pas repliée sur soi dans un narcissisme infini. Elle est éternellement un regard vers l’autre, elle est sans réserve, sans retour sur soi.

Nous, nous pouvons – et Dieu sait que nous le faisons! – nous pouvons constamment retomber de l’émerveillement qui nous délivre de nous-même à la complaisance qui nous rive à nous-même.

Aussi bien, l’un appelle l’autre. Souvent, c’est le mouvement d’émerveillement où nous avons atteint à la grandeur et où nous nous sommes perdus de vue qui entraîne la complaisance en nous-mêmes.

Nous nous félicitons de cette réussite. Nous nous admirons d’avoir su si bien admirer et nous détruisons par-là même le fruit de l’émerveillement parce que, au lieu de rester libérés dans le mouvement vers l’autre, nous collons de nouveau à notre vieux moi biologique et propriétaire.

Les biens de l’esprit sont impossédables

En Dieu, cela n’est pas possible. Cette position de repli est totalement exclue de la divinité. En Dieu, le décollement est total, parfait, éternel, car, justement, en Dieu le moi se constitue comme une pure désappropriation.

La connaissance en Dieu ne peut jamais coller à elle-même, car elle est suspendue entre les deux relations de paternité et de filiation.

Le Père n’a rien que d’être cette communication totale au Fils, le Fils n’a rien que d’être cette restitution totale au Père. Chaque Personne est absolument incapable d’une action qui lui soit propre, car ce qui la constitue, c’est la désappropriation radicale.

En Dieu, la connaissance est virginale comme elle est féconde, car elle est sans repli, pur don, pure charité. En Dieu, la connaissance est éternelle pauvreté, comme l’amour d’ailleurs, qui jaillit en Dieu de la désappropriation entre le Père et le Fils d’une part, le Saint-Esprit d’autre part. Le Père et le Fils aspirent vers l’Esprit, qui respire vers le Père et le Fils toute cette lumière et tout cet amour qui constituent la vie spirituelle dans sa source infinie.

Il y a donc là une vision incroyablement riche sur la fécondité, sur la virginité de la vie de l’esprit, sur son dépouillement, sur son caractère immaculé, sur sa nature de don et d’amour. Les biens de l’esprit sont impossédables.

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