Premier dimanche de Carême

1er dimanche de Carême, 18 février 2024,
Année B, Marc 1, 12-15 et Genèse 9, 8-15

Homélie de Maurice Zundel au Cénacle de Genève le 15 février 1970.

Jésus venait d’être baptisé. Aussitôt l’Esprit le pousse au désert. Et dans le désert, il resta quarante jours, tenté par Satan. Il vivait parmi les bêtes sauvages, et les anges le servaient. Après l’arrestation de Jean-Baptiste, Jésus partit pour la Galilée proclamer la Bonne Nouvelle de Dieu; il disait: «Les temps sont accomplis: le Règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle.»

Les lectures que nous venons d’entendre, d’une part, le souvenir du déluge et, d’autre part, le séjour de Jésus dans le désert où il est tenté, évoquent un contraste très saisissant, puisque le déluge représente, dans les perspectives de la Genèse, un châtiment effroyable où toute l’humanité périt, sauf les huit personnes qui sont sauvées dans l’arche.

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

Jésus venait d’être baptisé.
Aussitôt l’Esprit le pousse au désert
et, dans le désert,
il resta quarante jours,
tenté par Satan.
Il vivait parmi les bêtes sauvages,
et les anges le servaient.

Après l’arrestation de Jean,
Jésus partit pour la Galilée
proclamer l’Évangile de Dieu ;
il disait :
« Les temps sont accomplis :
le règne de Dieu est tout proche.
Convertissez-vous
et croyez à l’Évangile. »

 

Livre de la Genèse 9

08 Dieu dit encore à Noé et à ses fils :

09 « Voici que moi, j’établis mon alliance avec vous, avec votre descendance après vous,

10 et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous: les oiseaux, le bétail, toutes les bêtes de la terre, tout ce qui est sorti de l’arche.

11 Oui, j’établis mon alliance avec vous: aucun être de chair ne sera plus détruit par les eaux du déluge, il n’y aura plus de déluge pour ravager la terre. »

12 Dieu dit encore: « Voici le signe de l’alliance que j’établis entre moi et vous, et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à jamais :

13 je mets mon arc au milieu des nuages, pour qu’il soit le signe de l’alliance entre moi et la terre.

14 Lorsque je rassemblerai les nuages au-dessus de la terre, et que l’arc apparaîtra au milieu des nuages,

15 je me souviendrai de mon alliance qui est entre moi et vous, et tous les êtres vivants: les eaux ne se changeront plus en déluge pour détruire tout être de chair.

Homélie, Genève, 1970
Mise en ligne: 13.02.24
Temps de lecture: 4 mn

Les catastrophes naturelles sont encore exploitées ici comme des châtiments de Dieu qui s’abattent sur l’homme pécheur; et le pécheur est si corrompu, qu’au regard de Dieu, il mérite la destruction, sauf le tout petit noyau des justes qui assurera la survivance du genre humain et de tous les animaux qui sont nécessaires à la subsistance de l’homme.

Dieu est éternellement le Dieu du Nouveau Testament qui établit une égalité entre notre vie et la sienne.

 Au contraire, le récit de l’Evangile nous introduit dans le mystère de Jésus-Christ, dans le mystère de cette tentation qui préfigure déjà la passion de notre Seigneur. Vous avez dans la mémoire le développement de ces tentations, telles qu’elles sont présentées dans l’Evangile de saint Matthieu et de saint Luc. Nous y voyons que notre Seigneur est mis en face d’une voie facile, la voie du miracle qui écartera toute embûche de son chemin, qui le préservera de toute souffrance et qui fera éclater, comme une manifestation de la puissance de Dieu, sa qualité de Fils de Dieu.

Notre Seigneur repousse ces tentations par les textes que vous connaissez bien, et il s’engage par là-même dans la voie de la passion. Car il y a dans la tentation comme une bifurcation pour notre Seigneur: il est au début de sa vie publique et il doit s’engager selon sa vocation et selon sa mission qui est de choisir la voie difficile qui aboutira à l’agonie, à la mort, en un mot, à un échec. Et il n’y a aucun doute que ces tentations représentent dans l’âme de notre Seigneur, dans sa sensibilité, une préméditation de son agonie, cet effroyable combat corps à corps avec la mort, cette obscurité des ténèbres, cet horizon sans espérance, ce cri final: «Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?». Tout cela est déjà contenu en germe dans la tentation.

Notre Seigneur, en choisissant cette voie, sait à quoi il s’expose. Il sait les conséquences de ce choix terrifiant. Il sait qu’il va revêtir toute la culpabilité humaine, qu’il doit faire contrepoids, par le prix de sa vie, à tous les refus d’amour à travers toute l’histoire.

Et c’est là qu’éclate le contraste entre le récit du déluge et la vocation de notre Seigneur. L’auteur ou les auteurs de la Genèse, envisagent Dieu, évidemment, comme étant hors jeu. Dieu est dans son bonheur immuable, et l’humanité lui est soumise d’une manière inconditionnelle: elle ne peut que s’assujettir à ses lois, sous peine des jugements les plus terrifiants. Et, de fait, quand l’humanité transgresse, elle est punie, et sa transgression ayant atteint son sommet et son comble, le déluge va éclater et ravagera toute la terre, selon les perspectives, tout au moins, des auteurs de la Genèse.

Dans le Nouveau Testament et au seuil de la vie publique de notre Seigneur, nous voyons, au contraire, que Dieu est engagé dans notre destinée, engagé dans notre vie, engagé dans l’histoire du monde jusqu’à la mort de la croix, car le bien n’est plus d’accomplir un commandement et de se soumettre à une loi, le bien c’est d’aimer Quelqu’un qui est l’amour, Quelqu’un qui ne cesse de s’offrir sans s’imposer jamais, Quelqu’un qui, intérieur à nous-mêmes, ne cesse de nous attendre.

Et le seul mal, symétriquement, ce n’est pas seulement la désobéissance à un commandement, extérieur à nous-même, le mal c’est une blessure faite à Quelqu’un, c’est une blessure d’amour faite à l’Amour et une blessure qui aboutira finalement à la mort de Dieu.

Les situations sont entièrement différentes et le regard sur Dieu est totalement autre. Il est évident que Dieu n’a pas changé; il est éternellement le Dieu du Nouveau Testament, le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ, le Dieu qui agonise en Jésus-Christ, le Dieu crucifié en Jésus-Christ, enfin le Dieu qui fait de sa vie notre vie, qui établit une égalité entre notre vie et la sienne, qui estime notre vie au prix de sa vie. Tout cela est le Dieu éternel.

Mais il n’a pas été vu immédiatement sous cet aspect. Il a été vu d’abord comme un être extérieur à l’humanité, totalement en dehors du jeu, aucunement engagé dans notre histoire et dans notre destin, pouvant jouir d’un bonheur tranquille dans la détresse infinie des hommes.

Si ce regard reste possible et si le récit de la Genèse en conserve suffisamment la trace, c’est que la connaissance de Dieu est liée à la naissance nouvelle de l’homme, c’est que la révélation de Dieu ne s’opère qu’à travers une transformation de l’homme; nous sommes dans cet univers interpersonnel, celui qui régit déjà toutes les relations humaines.

Les relations conjugales, les relations de paternité, de maternité, de filiation, sont des relations interpersonnelles où la connaissance suppose une nouvelle naissance, de l’un dans l’autre, car une intimité ne peut se livrer qu’à une autre intimité qui s’ouvre à elle, et qui fait le vide en soi pour l’accueillir. Et c’est pourquoi, dans les relations humaines, la connaissance déjà est proportionnelle à l’amour: on connaît autant que l’on aime. On ne connaît plus quand on n’aime plus, on connaît moins quand on aime moins, on connaît davantage quand on aime davantage, et on connaît totalement lorsqu’on aime infiniment.

Cette situation se retrouve, à plus forte raison, en face de Dieu qui est essentiellement, éminemment, infiniment personnel, qui est une pure intimité, qui ne peut se proposer que dans notre intimité. Notre Dieu n’est pas un objet que l’on puisse poser devant soi et que l’on puisse situer en dehors de soi. Il ne peut s’enraciner que dans notre intimité, à condition que notre intimité s’ouvre à la sienne.

Inutile de dire que la révélation de Dieu ne peut s’accomplir que dans une transformation de l’homme. Et dans la mesure où cette transformation est imparfaite, la Révélation est nécessairement imparfaite. Le Dieu de la Genèse, c’est un Dieu vu dans la lettre de la Genèse. C’est Dieu vu à travers le prisme d’un regard humain, encore très imparfait, car il n’a pas encore atteint à la pureté de la nouvelle naissance qui va éclater dans l’humanité de Jésus-Christ.

Si la Révélation en Jésus-Christ est parfaite, si elle est définitive, indépassable, c’est qu’en Jésus-Christ l’humanité atteint un degré de pureté, de dépouillement, de désappropriation et de transparence qui permet désormais au Dieu intérieur à nous-mêmes de resplendir dans toute sa lumière et dans toute sa beauté, sans limite aucune, dans l’infinité même du don éternel qu’il est.

Et c’est pourquoi le contraste entre ces deux lectures est infiniment émouvant, parce que d’un côté, on a l’aspect d’un Dieu tel qu’il a pu être perçu avant Jésus-Christ, par des hommes, d’ailleurs de bonne volonté, mais qui n’atteignaient pas au degré indispensable pour contempler dans sa plénitude le vrai visage de Dieu, et de l’autre côté, la pleine révélation du Dieu vivant à travers le visage de Jésus-Christ.

Et nous voyons à travers les conditions auxquelles Jésus-Christ est soumis, et dans lesquelles il a la perception de la passion rédemptrice, nous voyons nettement que Dieu est engagé dans la création, engagé dans l’histoire du monde, engagé dans notre destin, jusqu’à la mort de la Croix.

Et nous prenons conscience, du même coup, que la Révélation évangélique serait impossible, qu’elle ne se serait jamais produite, sans le surgissement dans le sein de la Vierge Marie de cette humanité incomparable, de cette humanité-sacrement, de cette humanité qui subsiste dans le Verbe de Dieu, de cette humanité qui ne peut que révéler Dieu en le manifestant personnellement.

Nous sommes donc invités à retrouver à travers ces lectures, à travers l’Evangile tout particulièrement, le visage d’amour du Dieu vivant. Et l’on y trouve alors plus profondément cette compassion infinie qui lie le sort de Dieu au nôtre et qui fait que Dieu est frappé dans toutes les maladies, blessé de toutes les blessures, agonisant dans toutes les agonies, et mourant de toutes les morts, comme il est compris d’ailleurs dans toutes les catastrophes qui peuvent atteindre le monde animal, végétal et minéral.

C’est un Dieu essentiellement engagé, un Dieu essentiellement compatissant, c’est un Dieu qui participe infiniment à la vie de la créature, c’est un Dieu qui se révèle en notre Seigneur, comme un cœur qui bat dans le nôtre.

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