Guerre en Ukraine: vérités ou Vérité?

Dans la guerre qui se livre actuellement en Ukraine, comme dans toute guerre, la bataille des armes est précédée, se double puis se poursuit en une bataille de la communication déguisée en information. L’esprit précède l’acte. On doit justifier à ses propres yeux ce que l’on va faire, ce que l’on fait, ce que l’on a fait, sous peine de mépris de soi ou de remord. L’information que l’on croit vraie, et plus tard le récit historique auquel on adhèrera, fournit cette justification.

L’auteur de cet article

Jean-Marie Etter est journaliste retraité. Collaborateur de la Radio Suisse Romande pendant une trentaine d’années, il est l’un des fondateurs de la Fondation Hirondelle, « média pour la paix et la dignité humaine ». Il est membre du groupe de l’AMZ de Bex en Suisse. 

La vérité des faits rapportés par les journalistes, la vérité du récit de l’histoire récente dans la continuité desquels ils s’inscrivent, prétendent au statut de Vérité et sont au cœur de la justification de la violence.

Ces récits diffèrent, se contredisent parfois. Y a-t-il une vérité des faits, une vérité journalistique ? Si oui, est-ce la vérité? Quelle part de responsabilité revient au journaliste, quelle part au public qui reçoit l’information ?

Ce qui fait la grandeur d’un journaliste, c’est la qualité de son regard, et ils sont rares, ceux dont le regard vous permet de voir.

Davantage qu’aucun conflit depuis les débuts de l’humanité, la guerre en Ukraine implique non seulement deux parties, mais trois: les deux belligérants et le reste du monde, « les autres ». Le journaliste parle prioritairement à l’un de ces trois publics, mais potentiellement aux trois.

Boussole intérieure

Quelle est sa boussole pour « dire vrai »? Ne pas mentir, bien sûr.

Cette boussole est à l’intérieur de lui-même. Comme le souligne Maurice Zundel: « On a beau faire, face à soi-même, on ne peut pas tricher. On peut feindre à l’égard des autres, on ne peut pas feindre consciemment à l’égard de soi-même ». [1]

Mais cette boussole, le journaliste ne peut l’utiliser que si les conditions extérieures d’un journalisme indépendant sont réunies.

Ce n’est probablement pas le cas en Russie, la vérité étant dictée par l’État. Ce n’est pas nécessairement le cas en Ukraine, parce que le pays est en guerre et qu’il en résulte une pression sur les médias. Ce n’est pas automatiquement le cas aux États-Unis, en Europe ou en Suisse, où le fait de travailler chez tel ou tel éditeur peut impliquer une orientation.

Il en résulte des inflexions que traduisent le choix des mots, le choix des angles de traitement, la décision de s’appesantir sur tel ou tel évènement.

Mais ces inflexions ne relèvent pas seulement des pressions extérieures. Elles relèvent aussi de la vision, de l’expérience de vie, des conceptions personnelles du journaliste lui-même.

Une sympathie pour certaines doctrines

Dans son travail, il est obligé de choisir, de prioriser, de mettre en contexte. Il s’attache à la vérité factuelle. Mais cette vérité passe par une perception que Maurice Zundel exprime ainsi :

« Il y a longtemps que cette notion fondamentale vous est connue: cette espèce de pente, de sympathie qui fait que vous allez vers certaines doctrines, que vous avez une certaine vision du monde qu’il vous est impossible de changer. A moins d’une profonde transformation, il nous est impossible de voir le monde autrement qu’avec nos « fenêtres ». … Il suffisait d’ouvrir les journaux pour se rendre compte que ce décret-loi applique à toute information le test et le critère de ses propres désirs, qu’il transforme les événements au gré de ses propres rêves, afin que ces évènements soient la justification de son option fondamentale. On aurait pu croire que tel journal s’amusait à mentir, alors qu’en réalité, chacun était tendu vers l’information avec ses propres désirs, tel un appareil de T.S.F. dont la puissance sélective ne s’accorde qu’avec certaines ondes : image de l’option fondamentale d’après laquelle l’esprit ne recueille dans l’information que ce qui lui est favorable, favorable à sa propre thèse. Il n’est pas besoin d’être de mauvaise foi, la sélection se fait d’elle-même. « [2]

En matière de vérité, la responsabilité professionnelle du journaliste est de prendre conscience de ses propres « fenêtres » pour tendre à en devenir, autant que possible, indépendant.

Le travail en commun avec d’autres journalistes, de sensibilités différentes, est très utile à cette prise de conscience. Il est alors mieux équipé pour rendre compte des faits, tout le travail d’enquête et de vérification restant bien entendu à faire.

Par ailleurs, cette « vérité factuelle » est établie par des femmes et des hommes qui, dans une guerre ou un conflit, éprouvent de la souffrance à la vue de la souffrance.

Le journaliste ne peut qu’être lui-même choqué, bouleversé, par ce dont il est le témoin. Ce n’est plus la matérialité des faits, c’est l’humanité du journaliste qui est en jeu. Maurice Zundel exprime cela au moment de la guerre des six jours au Proche-Orient en 1967:

« Qu’un homme puisse être, pour un autre, la cause de sa mort, et qu’un groupe d’hommes puisse être, pour un autre groupe d’hommes, la cause de leur mort, c’est là quelque chose de particulièrement douloureux et inadmissible. C’est dans ce sens que les évènements nous atteignent au plus profond de nous-mêmes comme une négation de l’humanité, comme la preuve que l’homme n’est pas encore né. « [3]

« On voit comme on est »

Ce n’est plus la vérité extérieure, factuelle, mais une vérité intérieure chez le journaliste-témoin qui fait écho chez le lecteur ou l’auditeur.

Comment celui-ci la reçoit-il ? Avec ses propres « fenêtres », nécessairement. Si les faits rapportés contredisent ce qu’il voit par ses « fenêtres », il y verra du mensonge, pas de la vérité. Il traitera le journaliste de vendu, les médias de pourris, et affirmera d’autant plus haut et fort « sa » vérité. Zundel décrit ce processus:

« On voit comme on est, ou, plus exactement, selon ce que l’on choisit d’être. Ce qui veut dire, le plus souvent, selon les appétits du moi possessif avec lequel nous sommes généralement portés à nous identifier, en prenant le parti de nos préjugés individuels ou collectifs ». [4]

Quelle est alors, en prenant chez Maurice Zundel ce qu’il peut nous apporter, ce qui nous revient comme responsabilité de lecteur ou d’auditeur dans ce processus ?

Européens ou Américains sont beaucoup plus touchés par le conflit ukrainien que par des guerres et des massacres récents, effrayants, également « couverts » pourtant par les journalistes : Syrie, Kurdistan, Centrafrique, Yémen, Soudan, Myanmar…

Avons-nous le sentiment que nos intérêts sont davantage en jeu ici que là ? Que les Ukrainiens et les Russes nous sont plus proches que les autres ?

Cette différence, en tous cas, met en évidence une disparité d’échelle dans la vérité par nous perçue : si la « vérité journalistique » d’un massacre commis en Ukraine est analogue à celle d’un massacre commis en Syrie, si dans les deux cas ce sont ces identiques « négations d’humanité » qui nous touchent, nous ne les percevons pas de la même manière.

Notre perception s’arrête, pour une bonne part, aux données matérielles, que nous inscrivons dans nos logiques de proximité géographique ou culturelle, dans notre acception de bourreaux et de victimes, etc.

Mais voyons-nous, en Ukraine comme en Syrie ou n’importe où ailleurs, dans le bourreau et dans la victime, l’humain d’abord ? Est-ce une personne humaine « unique, non interchangeable et irremplaçable [5] » que nous voyons?

Ma responsabilité de récepteur de l’information, de citoyen du monde, commence probablement là : pour aller plus haut dans la vérité, je devrais lire, voir, entendre, autrement.

Voir chacun comme un fils de Dieu

Maurice Zundel: « Pour voir autrement, il faudrait changer de regard, et, pour changer de regard, il faudrait changer d’être : en évacuant le moi passionnel qui nous envoûte, en refusant de subir l’être préfabriqué que nous tenons de notre naissance charnelle, avec toutes les limites qu’il nous impose. »[6]

Nous savons, dans notre profession, que ce qui fait la grandeur d’un journaliste, c’est la qualité de son regard, et ils sont rares, ceux dont le regard vous permet de voir…

Zundel nous donne quelques pistes. « Aucun territoire ne vaut le sacrifice de la vie… La notion même de guerre suppose une humanité qui n’est pas encore née. Une humanité qui serait née à elle-même, qui aurait découvert l’inviolabilité de la vie humaine en chacun, saurait que chacun est plus précieux que le monde entier dans sa matérialité. … Nous demandons, quel que soit le déroulement des évènements, que nous ne perdions pas dans notre cœur cet accueil, cette possibilité de voir chacun, où qu’il se situe, comme un fils de Dieu qui a besoin de notre prière, qui a besoin de notre amour parce qu’il est indispensable, quel qu’il soit, à l’équilibre de la création ». [7]

Dans cette perspective d’une humanité encore à naître, les religions aussi en prennent pour leur grade: « La guerre établit la religion en état de faillite; car si la religion elle-même induit à la guerre, si elle n’a pas créé dans ses fidèles le sens de la grandeur de tout homme et de l’inviolabilité de toute conscience, cette religion est condamnée ».[8]

Voir autrement, pour approcher une vérité plus fondamentale ? Cela impliquerait, effectivement, de déconstruire en partie nos visions du monde. Cela donne une piste pour une éthique personnelle. C’est une utopie zundélienne. Mais pour le journaliste qui a pris l’habitude d’observer le monde, de récolter les faits et d’en reconstituer le puzzle, cette utopie indique probablement la seule direction réaliste pour le monde d’aujourd’hui.


[1] Maurice Zundel: In « Je est un autre », p.18

[2] Conférence donnée par Maurice Zundel en août 1937, In « Œuvres complètes », tome 3, p.556 sq. Le décret dont parle Zundel triplait les tarifs postaux pour les journaux et les périodiques, entravant ainsi leur diffusion.

[3] Homélie de Maurice Zundel au Caire en juin 1967, sous le titre « le prix de la vie », in « mauricezundel.com ».

[4] Maurice Zundel, « Vérité et liberté » (Concile Vatican II), Revue « Le lien », mars 1965, in « mauricezundel.com ».

[5] Ibidem note 1.

[6] Ibidem note 3.

[7] Ibidem note 3.

[8] Ibidem note 2.

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