Etre origine et créateur

Le Père Teilhard de Chardin nous a laissé un beau livre sur Le Phénomène Humain où il trace un panorama de l’évolution, où il fait, à sa manière, l’histoire des origines. J’ai lu cette grande vision de poète et de savant, avec respect et admiration.

Homélie de Maurice Zundel à Lausanne, en 1955
Mise en ligne:
30.04.20
Temps de lecture: 9 mn

"Nous portons la vie et nous avons le pouvoir de la donner"

écouter l’homélie

Ce n’est pas la seule ; il y en a d’autres qui sont toutes vraisemblables et plausibles, et après les avoir parcourues, toutes et chacune, on en vient toujours à conclure : après tout, personne, personne ne saura jamais le secret des origines, elles nous échapperont toujours et après tout ce n’est pas cela qui nous intéresse le plus passionnément, car c’est fait, c’est fait…

Quelle que soit la manière dont le monde est né, nous y sommes ; nous sommes embarqués et il s’agit de savoir ce qu’il signifie pour nous, aujourd’hui. C’est pourquoi, plus que nos origines, nos origines lointaines, me passionne cette origine que nous avons à être aujourd’hui, car là est la vraie question : Sommes-nous une origine ? Sommes-nous des créateurs ? Sommes-nous le commencement d’un monde et d’une humanité ? Est-ce que notre vie compte ? Est-ce qu’elle a un sens ? Est-ce qu’elle est indispensable ?

Et justement, la question des origines se pose aujourd’hui. Elle se pose aujourd’hui à chacun de nous. Elle se pose à tout être humain, homme ou femme, à un moment de sa carrière. Elle se pose longtemps. Elle se pose souvent. Elle se pose avec insistance sous la forme de cette proposition très simple : nous portons la vie et nous avons à la transmettre.

Nous portons la vie et nous avons le pouvoir de la donner, et chacun de nous, par conséquent, devient lui-même le problème des origines. C’est exactement cela qui constitue ce problème si mal posé qui est le problème de la chasteté. Nous avons tous, hommes ou femmes, le pouvoir de donner la vie. Nous en portons les éléments, le germe dans cette promesse d’enfant qui nous sollicite ; et ce que nous appelons d’un mot très insuffisant, et qu’il faudrait écarter : tentation, c’est simplement ce premier cri de l’enfant qui veut naître, chose admirable et sacrée qui devrait nous agenouiller dans le respect et l’action de grâce. Car justement la vie est remise entre nos mains, et c’est à nous de décider si le monde doit durer.

Quelle chose merveilleuse que l’homme et la femme soient ainsi appelés pour être des créateurs de la vie humaine ! Que cette vie humaine, si grande, si secrète, si mystérieuse, si chargée d’attente et d’espoir, que cette vie promise à l’éternité soit confiée à notre amour ! Bien sûr que la plupart du temps, l’homme et la femme, le jeune homme, la jeune fille, la plupart du temps ne savent pas ce qu’ils font. Ils subissent le vertige de cet appel. Ils n’en voient pas la grandeur et la sainteté. Ils oublient ce visage d’enfant qui est au fond de leur émoi, ce visage adorable, ce visage de lumière, d’innocence et de grandeur.

La Croix est passée parmi nous pour révéler la vie

La plupart du temps, l’homme et la femme subissent la vie, ils subissent ce pouvoir de la communiquer, ils le subissent comme un vertige, ils le subissent comme un abîme où ils se perdent, ils n’en voient pas toute la lumière et toute la beauté.

Cependant, confrontés avec cette puissance vraiment divine, appelés à choisir, il faut donc prendre un certain recul. Il faut nous demander ce qu’il signifie, si nous ne voulons pas subir ; car que signifierait la transmission de la vie dans l’aveuglement ? Transmettre une vie que l’on n’a pas vécue soi-même, déléguer à une autre génération de la comprendre et de la justifier ?

Justement, le problème de la chasteté, c’est d’empoigner la vie, c’est de la regarder en face jusqu’au fond des yeux et de lui demander ce qu’elle veut et qui elle est. Cette vie qui vient de si loin, cette vie qui s’arrête à nous, qui se repose en nous un instant, cette vie qui vient du fond des âges, cette vie qui peut se communiquer par nous, qu’est-elle et que veut-elle ? Heureusement, pour nous guider, il y a des hommes qui ont donné à la vie toutes ses dimensions, qui l’ont vécue avec une telle intensité qu’ils ont vaincu la mort, et qu’ils demeurent toujours vivants parmi nous.

Il est clair que, lorsque naît un saint François d’Assise, la vie est justifiée. Saint François d’Assise, sans enfant, sans postérité : il n’en avait pas besoin ! Saint François d’Assise justement nous révèle le visage de la vie parce qu’il est vivant parmi nous, parce qu’il est vivant au-dedans de nous, parce que, chaque jour, il est une source nouvelle de lumière, de clarté et de joie. Nous savons donc qu’en lui la vie a atteint un sommet, que c’est vers cela qu’elle tendait ; non pas de se répandre indéfiniment, de grouiller sans rime ni raison, mais, tout d’un coup, de devenir dans un homme cette source inépuisable et éternelle.

Où vont toutes ces générations qui se succèdent ? Que signifient-elles ? Quel est le lien entre elles ? Et que signifie ce grouillement d’individus dans ces villes foisonnantes ? Que signifient ces foules en délire qui font le même geste, qui poussent le même cri, qui sont enveloppées dans la même passion ? Que signifie tout cela ? Rien, justement, si la vie ne devient pas un visage de clarté, un visage d’amour, un visage de liberté.

Mais justement la vie, la vie contient tous ces possibles, et il n’est pas de père et de mère qui, en se penchant sur le berceau de leur petit enfant, n’aient pas espéré qu’un jour il réaliserait ce qu’eux-mêmes n’avaient pas su accomplir. Et le problème de la chasteté, justement, en nous confrontant, en nous mettant en face de tous ces possibles, nous demande de les réaliser, car pour choisir la vie, pour ne pas la subir, pour n’être pas victime de sa puissance, pour la connaître vraiment, il faut l’accomplir.

Et qu’est-ce que c’est que l’accomplir ? C’est justement recueillir en soi toutes les générations, c’est rassembler dans son cœur tous les peuples et tous les individus, c’est cesser d’être seulement un homme, un homme, un individu, pour devenir l’Homme, l’Homme, l’Homme en qui se récapitule toute l’Histoire, l’Homme en qui tous les siècles se recueillent, l’Homme qui est un accueil pour tous les peuples et tous les individus.

Alors, à ce moment-là, la vie a pris toutes ses dimensions, toute sa grandeur, toute sa beauté, et l’on peut choisir de la transmettre ou non, selon la vocation que l’on a, parce qu’on est devenu la vie. On l’est devenue ; de toute façon, on la diffuse ; de toute façon, on la communique ; de toute manière, on devient un ferment qui la transfigure et qui la révèle. Alors, on atteint au désir de son cœur, on prend la mesure de l’amour. On sait que l’amour vrai, c’est cela. Ce n’est pas de donner tête baissée dans le panneau de l’espèce.

Justement, la grandeur de l’homme, c’est de n’être pas contenu tout entier dans l’espèce, de n’être pas simplement un chaînon, un maillon dans la vie de l’espèce, mais c’est d’être appelé à la recueillir en soi, totalement, c’est d’en être le centre, la source et l’origine. Et voilà, voilà dans notre vie à chacun, l’occasion pathétique de commettre une espèce de péché originel, car toutes les fois que nous ne respectons pas cette puissance qui est confiée à notre amour, toutes les fois que nous ne voyons pas dans les éléments de la vie le visage du petit enfant, toutes les fois que nous ne donnons pas à toutes ces forces obscures un visage de clarté, nous refusons d’être une origine, nous refusons d’être un créateur, nous subissons, nous sommes un résultat, nous sommes roulés dans le tumulte de l’espèce, et la vie continue horizontalement, sans s’accomplir et sans se réaliser. C’est dans cette lumière, sans doute, que il faut envisager le péché originel, tel que le symbolise la tradition biblique.

Au commencement, comme aujourd’hui, c’était le même problème, c’était le même privilège, c’était la même proposition d’amour, c’était le même univers, mais à sa source première, remise entre les mains de l’homme et de la femme. Ils avaient à décider s’ils voulaient subir, être un résultat, continuer simplement à ‘être portés par une évolution aveugle ou s’ils allaient devenir des créateurs, si la vie allait jaillir d’eux comme d’une source et comme d’une origine. C’est exactement cela que signifie le péché originel : le refus d’être une origine, le refus d’être un créateur.

Ce n’est pas un piège tendu par Dieu à d’infirmes vermisseaux pour les faire tomber dans le panneau. C’est le privilège même de la Création divine qui leur est confié, afin qu’ils ne soient pas dans un monde qu’ils subissent, mais dans un monde qui réponde au choix de leur amour. Et c’est toujours ainsi, et chacun de nous est appelé à être ce créateur et cette origine d’un monde nouveau qui veut jaillir de notre amour. Oh ! nous tous : hommes et femmes, vous tous : jeunes gens et jeunes filles, ne vous laissez pas… ne vous laissez pas éblouir, ne vous laissez pas aveugler par toutes les imbécillités de ces littérateurs qui exploitent, qui exploitent comme des idiots, comme des gens qui n’ont rien compris, qui exploitent la petite secousse nerveuse où l’on donne dans le panneau de l’espèce. N’en croyez rien : ce n’est pas cela l’amour.

L’amour, c’est autre chose. Il a une dimension infinie. Ce n’est pas cela la vie, ce n’est pas cela le corps. Le corps, dans toute sa beauté, c’est justement un corps qui est devenu le tabernacle de la vie, le tabernacle de l’enfant ; un corps qui porte la lumière, un corps qui porte Dieu, un corps qui n’est pas un résultat, qui n’est pas un morceau d’univers, un corps qui est tout visage et qui porte en soi, justement, la face de Jésus-Christ. Ca a de la gueule !… C’est ca la grandeur humaine, justement, c’est ca la grandeur humaine ! Que nous sommes des créateurs, et qu’à chaque instant nous avons à décider si nous serons un résultat ou une origine , et une origine, ou plutôt ou une origine !

Ecoutons donc cette proposition de la grandeur qui nous est faite. Comprenons qu’en Jésus, comme dit saint Paul, il n’y a pas de ” oui “et de ” non “(2 Co. 1.17-19). En Jésus, il n’y a que le ” oui “. En Jésus, il n’y a que l’appel à la splendeur d’une vie divinisée, en Jésus il n’y a que la promotion d’un Corps ressuscité, glorifié, transfiguré et promis lui-même à la vie éternelle.

Comme nous avons méconnu la grandeur de l’Evangile, comme nous avons fait de Dieu, une idole rabougrie, comme nous avons fait de l’homme un être chétif, alors que il a les dimensions de sa vocation divine, comme nous avons fait de Dieu une idole rabougrie ! Il nous faut retrouver tout cela pour entrer dans la joie du temps pascal, car si la Croix est passée parmi nous, ce n’est pas pour nous conduire au culte de la douleur. Elle est passée parmi nous pour vaincre la douleur et la mort, pour révéler la vie, pour la restaurer dans toute sa dignité et dans toute sa magnificence, pour nous faire prendre conscience de cette collaboration nécessaire à laquelle nous sommes constamment appelés à l’œuvre divine.

Oscar Wilde, dans sa prison, après une année de torture et de révolte, découvre enfin l’orbite de son âme et il écrit ce mot immortel : ” Qui peut calculer l’orbite de son âme ? ” Le mot porte loin, et il mérite de vivre ; mais il faut ajouter : ” Qui peut calculer, qui peut mesurer la grandeur et la dignité de son corps ? ” car c’est tout l’être en Jésus qui est glorifié, notre corps autant que notre esprit, notre chair autant que notre âme ; c’est tout cela d’un seul mouvement qui doit aller à Dieu, qui doit exprimer Dieu et qui doit créer une vie digne de l’homme et digne de Dieu.

Ce ” Noli me tangere ” (Jn. 20.17) que Jésus prononce,” Ne me touche pas, ne me touche pas ! ” dit-il à la Magdeleine, ne me touche pas, parce que tes mains ne pourront pas saisir ce à quoi tu aspires. Il faut le répéter : de ce Corps transfiguré, on ne peut le toucher qu’avec des mains de lumière, parce que sa véritable dimension échappe à tout contact opaque. On ne voit le corps, vraiment, le corps humain, le corps devenu le visage de Dieu, on ne le voit que par un regard intérieur chargé d’amour et de respect, parce que, justement, il est devenu, lui aussi, le corps, un créateur, une origine, parce qu’il est revêtu d’une dimension nouvelle, parce qu’il porte la face de Jésus- Christ, parce qu’il est promis à la résurrection.

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