A qui faire encore crédit?

«Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent.»
Mt 6, 19

L’auteur de cet article

Isabelle Perrenoud | Installée dans un petit village proche des montagnes, c’est dans la solitude et la rencontre qu’elle nourrit sa foi, sa quête de sens et son espérance en une humanité réconciliée.

Indifférent au message des Évangiles, Bernard Mandeville jette par la fenêtre un regard amusé sur le crachin londonien. Médecin psychiatre de son état, philosophe et écrivain, alors que le XVIIIème siècle vient à peine de commencer, il achève la rédaction de La Fable des abeilles: un texte écrit dans le but de démontrer qu’une société opulente ne peut être le fruit ni de l’honnêteté, ni de l’innocence; et que les vices privés – dans la mesure où ils actionnent les productifs rouages de l’offre et de la demande – concourent au bien public.

Maurice Zundel a passé sa vie entière à faire crédit. A l’homme! A son voisin, à son prochain, aux mendiants du coin et de partout.

En d’autres mots: pour garantir la prospérité de la nation, il n’y a pas mieux que la consommation. D’où l’importance de ne réfréner ni les envies, ni les instincts, d’encourager les passions et de libérer les appétits individuels, dont il convient de viser à la fois la satisfaction et l’exacerbation. Car plus ils se multiplieront – exigeant d’être assouvis -, mieux la société se portera. Peu importe le chemin; pourvu que le but soit atteint. La voie est ouverte à l’ultra- et au néolibéralisme. Qu’ils battent leur plein! Rien ne leur sera un frein: ni le vol, ni la guerre, ni la prostitution, ni la pollution, ni la corruption, ni les addictions. Les vices – contrairement aux vertus – serviront de tremplins vers le sacro-saint marché financier. Bienvenue aux assoiffés de richesses et de puissance; parce qu’ils savent faire feu de tout bois, le capitalisme leur ouvrira les bras. Quant aux modestes, aux ascètes, aux économes, aux humbles, ils sont invités à devenir eux aussi, pour le bien de la cité, avides, dépensiers, égoïstes. Ou alors ils seront sacrifiés. Car la voracité, débridée et moralement désinhibée, pour faire des heureux fera des victimes. C’est la loi du marché.

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts

Depuis la parution de La Fable des abeilles, plus de trois siècles d’histoire ont roulé leurs flots. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Brassage et transferts de fonds. Émergences des multinationales et des actionnaires multimilliardaires. S’il était encore de ce monde, Mandeville exulterait. Sur des selfies prouvant l’indéniable expansion de la culture égocentrée, une part de l’humanité affiche des airs prospères. Ivre d’elle-même, pressée de préserver et d’augmenter ses acquis, elle achète et vend à crédit. Au diable les scrupules! L’endettement n’est nullement un péché; il est le fondement de notre économie. Que les anxieux se rassurent: l’édifice est solide, stable et résilient. On nous l’a garanti.

Et pourtant…

Dans un fracas médiatique assourdissant, des banques s’effondrent. Sous le choc, les places financières se mettent à trembler, les autorités à s’agiter, les contribuables à douter. Les deniers de l’État sont engagés, des milliers d’employés bientôt licenciés. Sacrifiés. Ils paieront de leur honnêteté une partie des dégâts causés par la voracité. C’est la loi du marché. Débâcle et débandade. Indécence des bonus, absence de responsables. La méfiance s’installe. La confiance est en crise. A qui faire encore crédit?

La question est terrible. Elle témoigne d’une défaite. D’une agonie en laquelle, téméraire, la réponse se glisse, se risque, osant le contre-courant. Sans brassage de fonds. Loin des multinationales et des actionnaires multimilliardaires, elle prend chair: les poches vides, Maurice Zundel n’a vraisemblablement jamais ouvert de compte bancaire; il a cependant passé sa vie entière à faire crédit. A l’homme! A son voisin, à son prochain, aux mendiants du coin et de partout. Malgré tout. A chacune et chacun de nous. Selon nos besoins. D’un geste qui honore, d’un mot qui libère, d’une obole qui soulage, d’un sourire qui réchauffe, d’une pensée qui illumine, hier par sa présence, aujourd’hui dans sa transparence, il nous offre sa confiance et nous convie, ainsi, à toucher du cœur notre unique et vraie valeur: l’inaliénable Grandeur qui, à genoux en nous, nous invite à faire crédit à notre tour.

L’espoir du monde

D’un seul coup, d’un élan d’amour, surproductivité et obsession du rendement perdent leur pouvoir d’attraction. Renversement. L’économie ne nous défigure plus: elle nous en-visage. Car, comme le dit l’abbé Zundel, «Il ne s’agit pas de produire des choses, mais de produire d’abord des hommes.»[1] Phrase capitale! Sans capitaux. Faillite de Mandeville et de sa Fable des abeilles. Une voie nouvelle se dessine: «Tout l’espoir du monde est là: il y a en toute âme humaine une chance divine qu’il faut sauver.»[2] Il n’est plus question de dégager des profits en demeurant prisonniers de nos appétits ; il est crucial de réaliser librement notre humanité en donnant vie au Vivant qui, en nous, malgré tout, ne cesse jamais de nous faire crédit.

«Rappelez-vous le Jeudi-Saint: rappelez-vous le Christ, quelques heures avant son agonie: le Christ est à genoux, à genoux devant ses disciples et leur lave les pieds. Jésus, quelques heures avant de mourir, comme un esclave, est à genoux devant Judas, qui l’a trahi, devant Pierre, qui va le renier, devant tous les autres, qui vont s’enfuir, éperdus d’épouvante, et Jésus est à genoux.

Quel crédit fait à l’homme! Jamais on n’a fait à l’homme un tel crédit! Jésus à genoux devant ces hommes vulgaires, limités, bornés, fanatiques, qui venaient de se disputer à la table de la dernière Cène, pour la première place. Mais justement, Jésus fait crédit, il fait crédit à la grâce, il fait crédit à l’Amour, il fait crédit au visage divin qu’il va susciter en leur cœur. Il veut éveiller en eux, en ce moment suprême, le sentiment du trésor qu’ils portent en eux.

Et ils le retrouveront, en effet, et bientôt ils ne seront plus ces hommes lâches et timides, vulgaires, bornés et fanatiques; ils seront les Apôtres, c’est-à-dire ouverts au monde entier, donnés à toute l’humanité, héroïques jusqu’au martyre, parce qu’ils ont découvert enfin, en eux, l’espace où leur liberté respire, parce qu’ils ont découvert le sens de leur dignité, parce qu’ils portent en eux ce bien unique qui est le plus personnel de tous les biens, et en même temps la seule richesse commune à tous les hommes.»[3]

Isabelle Perrenoud

[1] Croire en l‘homme, édité dans Ton visage, ma lumière

[2] Conférence de Maurice Zundel au Caire le 26 février 1943

[3] Croire en l‘homme, édité dans Ton visage, ma lumièretre

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