Du bon usage de la crainte

28e dimanche du Temps ordinaire, Année A,
15 octobre 2023, Matthieu 22, 1-14

Homélie de Maurice Zundel donnée à Lausanne en 1966. L’abbé prononce toute son homélie à partir de l’Évangile du jour. C’est assez rare. Et c’est pourquoi, elle est ici offerte en entier.

La parabole évangélique de ce dimanche nous laisse un goût amer. Tout commence si bien! Des noces princières, une fête, un banquet, des invitations dans un climat d’élégance et de grandeur. Et puis, tout change. Les invités n’apprécient pas l’invitation, ne l’acceptent pas et s’en vont à leurs affaires.

En ce temps-là,
Jésus se mit de nouveau à parler
aux grands prêtres et aux pharisiens,
et il leur dit en paraboles :
« Le royaume des Cieux est comparable
à un roi qui célébra les noces de son fils.
Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités,
mais ceux-ci ne voulaient pas venir.
Il envoya encore d’autres serviteurs dire aux invités :
‘Voilà : j’ai préparé mon banquet,
mes bœufs et mes bêtes grasses sont égorgés ;
tout est prêt : venez à la noce.’
Mais ils n’en tinrent aucun compte et s’en allèrent,
l’un à son champ, l’autre à son commerce ;
les autres empoignèrent les serviteurs,
les maltraitèrent et les tuèrent.
Le roi se mit en colère,
il envoya ses troupes,
fit périr les meurtriers
et incendia leur ville.
Alors il dit à ses serviteurs :
‘Le repas de noce est prêt,
mais les invités n’en étaient pas dignes.
Allez donc aux croisées des chemins :
tous ceux que vous trouverez,
invitez-les à la noce.’
Les serviteurs allèrent sur les chemins,
rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent,
les mauvais comme les bons,
et la salle de noce fut remplie de convives.
Le roi entra pour examiner les convives,
et là il vit un homme qui ne portait pas le vêtement de noce.
Il lui dit :
‘Mon ami, comment es-tu entré ici,
sans avoir le vêtement de noce ?’
L’autre garda le silence.
Alors le roi dit aux serviteurs :
‘Jetez-le, pieds et poings liés,
dans les ténèbres du dehors ;
là, il y aura des pleurs et des grincements de dents.’

Car beaucoup sont appelés,
mais peu sont élus. »

Homélie, Lausanne, 1966
Mise en ligne: 13.10.23
Temps de lecture: 5 mn

Suit l’extermination et l’incendie de leur ville; d’une invitation à une noce, nous passons à une tragédie. Finalement, la fête est réorganisée au moyen d’autres invitations, la salle est pleine, tout paraît bien. Mais voici un autre coup de théâtre: un commensal est sans habits de noces: «liez‑lui les mains et les pieds – nous pensons aux malheureux précipités de la roche tarpéienne à Rome ou aux Galiléens rebelles jetés à la mer – et jetez‑le dans les ténèbres extérieures, là où sont les pleurs et les grincements de dents».

La crainte de Dieu est la règle de la sagesse

Sans aucun doute, la parabole de la brebis perdue nous plaît davantage. Mais voilà! C’est ce passage qui nous est échu. Nous ne dirons pas: patience. Nous dirons: Seigneur, aide‑nous à comprendre. L’Évangile doit se prendre tout entier comme il est. S’il contient des pages sévères, cela nous concerne, et nous n’avons pas le droit de nous hâter de les tourner. Il faut seulement prendre garde de ne pas nous laisser aller, par excès d’imagination ou par défaut d’intelligence, à une réaction pessimiste. L’Évangile est tout entier bonne nouvelle et annonce du salut. Le Seigneur ne veut pas nous épouvanter, mais nous sauver.

Qu’il soit toutefois bien entendu qu’il ne s’agit pas d’édulcorer à tout prix ce qu’il y a d’amer en quelques-unes unes de ses paroles, mais de nous asseoir à la table du royaume en mangeant et buvant, en compagnie des autres fils de Dieu, les bonnes choses qu’il nous prépare. Ainsi ce qui est amer ne nous répugne plus autant et nous comprendrons qu’il nous concerne. «L’amour parfait, dit saint Jean, bannit la crainte» (1 Jn 4, 18). Il ne la supprime pas cependant. Il la tient en réserve pour quand il le faudra, comme la gardienne de l’Amour. Dieu sait dans quelle mesure elle est nécessaire, et chacun de nous également le sait, s’il veut être sincère.

La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse (Proverbes 1, 7). La sagesse s’entend ici de cette saveur divine, dont l’Écriture dit: «Voyez et goûtez combien le Seigneur est bon». Elle est sainteté, elle est amour de Dieu. La crainte en est seulement le commencement. Cela veut dire que dans la mesure où l’amour grandit, la crainte recule. Elle n’entrave pas sa marche, elle ne freine pas son élan. L’âme est-elle capable de courir dans les voies de l’amour? Elle la laisse courir. Elle n’est point jalouse. Elle se veut disponible, et prête à servir quand il le faudra. Les saints, en vérité, ne savent pas qu’ils sont saints. Ils aiment Dieu de toutes leurs forces, mais ils croient l’aimer peu. Leur humilité les persuade qu’ils ne font jamais que commencer, qu’ils sont toujours au premier échelon de la sagesse. C’est pourquoi, ils ne perdent pas de vue la crainte de Dieu et ils en font bon usage.

Nous serions bien prétentieux, si nous croyions pouvoir l’écarter et ne point devoir craindre la justice divine. Et pourtant cette présomption nous tente, non par l’illusion grossière et stupide de nous croire sans péché, et inaccessibles à la tentation, mais plutôt par un certain sens de dignité et de perfection. Il nous semble, en effet, que la crainte de Dieu soit une attitude dépourvue de beauté, qui nous diminue, en nous abaissant au niveau de l’esclave qui obéit à son maître pour éviter les coups de fouet, et en portant un coup mortel au concept même de la religion qui devrait être amour du Père, et non terreur du juge.

Toute la question est de s’entendre. Il n’y a pas qu’une seule crainte de Dieu, il y en a deux. La première, à l’échelon le plus bas, est la crainte du châtiment: Enfer, Purgatoire, au-delà des malheurs d’ici-bas. Sans vouloir troubler personne, ni heurter nos rêves de perfection et de délicatesse spirituelle, nous affirmons que cette crainte elle-même peut être bonne, qu’elle n’est pas méprisable, qu’elle ne blesse pas le concept de religion. De fait, le Seigneur lui‑même la recommande. S’il l’agrée, pourquoi devrions-nous y trouver matière à objection? Écoutons ses paroles: «Craignez le Seigneur, parce que l’heure de son jugement est arrivée» (Apocalypse 14, 7) et en saint Matthieu (10, 28): «N’ayez pas peur de ceux qui tuent le corps sans avoir le pouvoir de tuer l’âme. Craignez plutôt celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l’âme et le corps». Si cela n’est pas la peur des châtiments de Dieu, je ne vois pas ce qui pourrait l’être.

Nous n’en sommes qu’au premier échelon, d’accord. Mais c’est déjà quelque chose. Mieux que rien. Si nous sommes parfois si insensibles que pour nous empêcher de glisser sur la pente du mal, la crainte des ténèbres et des grincements de dents, dont parle la parabole, a plus de force que le pur amour du Père céleste, que soit bonne cette crainte qui nous a retenus d’offenser ce Père si incomparablement digne de tant d’amour.

Si, dans une période de plus bas niveau, quand l’aridité ou le découragement ou l’apathie résultent de nos fautes ou de cent autres circonstances de notre vie, on éteint ou presque le pur amour de Dieu, si en un tel moment nous surprenait une tentation soudaine et violente et qu’il n’y ait pratiquement d’autre ressort en nous que la honte et la peine d’être mis en péril ou l’humiliation de recourir à la peur de la justice divine, nous ne saurions hésiter à préférer une telle humiliation. Il vaut mieux fouler aux pieds notre orgueil que la sainte Loi de Dieu. Pour sauvegarder certaines positions dans la vie, nous sommes bien capables de courber la tête. Si notre pied glisse au bord d’un ravin, nos mains, pour nous sauver, s’accrochent à n’importe quoi, sans le moindre souci d’élégance du geste. Si, dans un grave danger spirituel, les ailes de l’amour, en raison de nos déficiences, ne réussissent pas à nous soulever, agrippons‑nous à la crainte.

Même si la chose nous paraît manquer d’élégance, l’important est de nous sauver. Ce qui compte finalement, c’est d’atteindre le «sur‑vivre», car «il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant» (Hébreux 10, 10).

Ne méprisons jamais, ni en nous ni dans les autres, cette crainte de Dieu. Outre qu’elle nous offre une possibilité de survie, qui osera dire qu’elle ne saurait être l’œuvre d’un progrès spirituel, le début d’une marche rapide et décidée vers des buts très audacieux.

Sainte Thérèse d’Avila, dont la fête liturgique tombe aujourd’hui, nous raconte dans son autobiographie, qu’elle se fit religieuse dans la crainte d’être damnée, si elle n’écoutait pas l’ins­piration divine qui l’appelait au couvent. «Je commençai à craindre d’aller en enfer, écrit‑elle au troisième chapitre de son autobiographie, si je renonçais, et bien que ma volonté ne fût pas encore disposée à embrasser la vie monastique, je vis que cet état était le plus sûr et le meilleur, et ainsi, peu à peu, je me décidai à me faire violence pour l’assumer». Dans la suite, sainte Thérèse gravit les plus hauts sommets de l’amour de Dieu, mais elle est partie de la peur de ses châtiments.

La deuxième sorte de crainte est assurément d’une autre envergure. Elle consiste à redouter non plus les conséquences du mal, mais le mal lui-même. Le «mal du mal», le mal dans son essence: ce qui est le plus négatif et le plus mauvais dans la faute morale n’est pas la peine qui en dérive, mais l’offense faite à Dieu. Ce que signifie «offense» à Dieu, il nous est à vrai dire impossible de le savoir. Il nous faudrait pour cela comprendre la sainteté de Dieu, avoir son intelligence. Mais, plus une âme arrive à détester le péché et dans son humilité garde la crainte de le commettre, c’est là le signe que le Seigneur se révèle à elle, qu’il la fait participer au jugement que lui‑même porte sur le mal, à la peine qu’il en éprouve ou mieux, à la détestation souveraine qu’il en a, dans l’opposition essentielle où il se trouve par rapport à Lui, comme la lumière s’oppose aux ténèbres et le chaud au froid.

Craindre le mal comme Dieu le déteste, ne pas le vouloir comme sa volonté s’y oppose, et dans la connaissance de notre propre faiblesse, redouter qu’il nous arrive de le vouloir un jour, voilà une crainte de Dieu d’une haute qualité. Nous atteignons là à un niveau supérieur, où l’on entre dans la pensée, le jugement, la volonté du Seigneur, et donc dans son amour.

Une telle crainte, en effet, est déjà de l’amour. Elle chemine et grandit avec l’amour. Ce n’est plus seulement une sentinelle prête à bondir au moment du danger. C’est une amie qui fait toute la route avec vous. Elle ne constitue plus le commencement de la sagesse, elle est la sagesse même, comme en témoigne la Sainte Écriture où nous lisons: «La crainte de Dieu est la règle de la sagesse » (Proverbes 16, 33) et encore: «La plénitude de la sagesse, c’est de craindre le Seigneur» (Siracide 1, 20). Plénitude de la Sagesse: c’est-à-dire sainteté accomplie, perfection idéale. La crainte peut nous porter jusque là. Mais nous savons qu’un pareil idéal ne se conquiert pas en un instant. Que de patience il réclame, d’effort et de confiance! Encore n’est-ce point assez que cette crainte pénétrée d’amour qui nous unit parfaitement à Dieu. Notre effort, même le plus sincère et le plus constant, ne suffit pas. Un don tout gracieux de Dieu nous est nécessaire, comme le dit encore l’Écriture: «Heureux celui à qui il a été donné de craindre le Seigneur» (Siracide 25, 15). Nul ne peut s’élever jusque là par ses seules forces. Pour atteindre ces sommets, une prière assidue est encore plus nécessaire qu’une inflexible volonté. «Si tu invoques la Sagesse, si tu la cherches comme l’argent, si tu creuses comme un homme en quête de trésor, alors tu comprendras la crainte du Seigneur, et tu découvriras la connaissance de Dieu».

Ces paroles du Livre Saint (Proverbes 2, 2‑5), ont un contenu merveilleux. Tandis qu’elles nous invitent à l’effort et à la prière, elles nous initient à une vision d’une étonnante et divine beauté, que nous n’aurions pu imaginer. Nous aurions tout au plus osé dire: «Commence par demander la crainte, et, plaise au Ciel, à la fin tu recevras aussi la sagesse». Dieu, au contraire, nous suggère: «Demande la sagesse, et tu auras la crainte qu’elle implique». C’est une magnifique perspective. Notre suprême désir n’est pas la crainte de Dieu, mais bien la sagesse: la perfection de l’amour de Dieu. Nous voulons être comme lui: bon, juste, généreux… Dans la mesure où nous réussissons à réaliser une telle conformité, nous atteindrons aussi à cette crainte sacrée de Dieu qui est inhérente à l’amour et qui, à ce titre, à la différence de la foi et de l’espérance, entrera dans le Ciel, parce qu’elle est une composante essentielle de la charité, comme le respect que l’on voue à ce que l’on aime.

Ainsi se dénoue l’apparente opposition entre la crainte et l’amour. Entre la parabole des noces royales et celle de la brebis perdue, il n’y a pas de contradiction. Ce sont deux strophes en harmonie de l’hymne unique des élus qui n’aura jamais de fin.

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