Quand on dit que « Dieu permet le mal »

Méditation personnelle d’Isabelle Perrenoud sur l’énigme du mal.

L’auteur de cet article

Isabelle Perrenoud | Installée dans un petit village proche des montagnes, c’est dans la solitude et la rencontre qu’elle nourrit sa foi, sa quête de sens et son espérance en une humanité réconciliée.

«J’enrage quand on dit que Dieu permet le mal!»… Les mots claquent. Ils sifflent, pourfendent l’espace, déchirent l’air et, à l’instar du fouet qui vide le Temple de ses marchands, s’abattent en un phrasé cinglant.

Lacéré, l’oreiller de paresse sur lequel reposait la pensée que Dieu permet le mal vient de crever. Réveillées en sursaut, désorientées, des consciences battent de l’aile, cherchent leurs repères, un nouveau lieu où s’endormir, n’en trouvent pas, tournoient, s’éloignent, reviennent. Les comptoirs se renversent, la parole transperce.

Dieu est la première victime du mal

«J’enrage quand on dit que Dieu permet le mal!»… L’abbé ZUNDEL a haussé le ton. Le feu qui l’habite et l’éclaire le brûle. Incandescence des mots que l’indignation chauffe à blanc. L’abbé les martèle. Résonnance: ils font écho à ceux du Christ dont les Évangiles retentissent encore : «Vous faites de la maison de mon Père une caverne de bandits!». Deux mille ans et toujours la même douleur insoutenable d’un Dieu qu’on déguise, qu’on bafoue, qu’on cloue, qu’on achète, qu’on maquille, qu’on matraque, qu’on mitraille, qu’on réduit, qu’on enduit, qu’on revend. Depuis trop longtemps! ça suffit!

«J’enrage quand on dit que Dieu permet le mal!»… Heurtées de plein fouet, des consciences tentent de résister au choc et d’échapper à l’incendie. Elles s’enfuient, vacillent, se réfugient derrière l’idée rassurante que Dieu transforme le mal en bien; mais, quand la formule alchimique requiert l’immersion de la vie d’un petit enfant dans la soude caustique de la torture et de la mort, la magie n’opère plus: faute de bien, l’argument se dissout. Et l’idée s’effondre. Alors, de dessous les ruines, des voix s’élèvent; à tâtons, elles cherchent une issue, s’interrogent, se révoltent: «Si Dieu ne permet pas le mal, pourquoi ne l’empêche-t-Il pas? Pourquoi tant de drames et d’injustices, tellement de scandales et de tragédies ? Où est-Il, Dieu, quand l’innocence explose sur une mine, quand l’agonie plaque son masque sordide sur la face du malade, quand la folie ravage le génie, quand la faim colle aux palais des nourrissons, quand la dignité ploie sous les coups de l’humiliation ? Que fait Dieu quand le cyclone balaie des existences et le raz-de-marée engloutit des destinées? Insupportable. Plutôt Le renier que Le savoir assister, impassible, aux épouvantables gémissements du monde!

Rugissements de la contestation, grondements de la révolte. L’abbé Zundel entend. Comprend. Et accueille. Se frayant un passage entre doctrine et rébellion, dépassant les zones trop arides du raisonnement, il ose un pas de plus et, au milieu des décombres témoignant de toute la misère que les hommes s’infligent et imposent à la Création, découvre Dieu mutilé et gisant. Il se penche, s’agenouille et, à  la force infinie de l’amour qu’il Lui porte, dans un geste de tout son être et avec une tendresse de mère, il Le soulève, Le prend sur son coeur et Le ramène à la lumière. En larmes. En sang. Défiguré et agonisant. En échec. Stupéfaites, les voix se taisent; pétrifiées, les consciences se figent. Silence glaçant. Spectacle poignant. Le regard habité, Maurice Zundel poursuit son avancée: «Dieu ne permet jamais le mal! Il en souffre, Il en meurt, Il en est le premier frappé et, s’il y a un mal, c’est parce que Dieu en est d’abord la victime.»[1]

C’est évident; ça saute aux yeux: nous tuons Dieu! Une fois. Mille fois. A chaque fois que nous manquons d’amour. Et Dieu sait si nous en manquons! L’abbé Zundel a raison. Le Christ aussi. Repliés sur nos «moi», sur nos «nous» trop étroits, nous faisons de nos vies – pourtant chacune appelée à être la demeure du Père, le tabernacle et l’hostie – des cavernes de bandits. Comment en sommes-nous arrivés là?

Avouons-le: nous ne sommes arrivés à rien ni nulle part, puisque nous ne sommes pas encore arrivés à L’aimer en nous aimant. Alors que Lui, prenant le risque d’en mourir, n’a de cesse de nous offrir son seul bien- qu’il ne possède pas puisqu’Il nous le donne éternellement : son Amour. En attendant le nôtre en retour. Nous tardons. Il espère. Pour l’heure, nous avons mieux à faire. Plutôt que d’honorer l’Alliance qu’Il nous propose et d’œuvrer avec Lui à l’avènement du Vivant, nous préférons continuer à aiguiser nos appétits, à sortir nos canons, à justifier nos guerres, à peaufiner nos haines, à entretenir nos peurs et, quand ça tourne mal, à chérir nos lamentations. Conséquence inévitable et phénomène en accélération: nous nous décréons. Jusqu’à entraîner Dieu et l’univers entier dans un processus de destruction dont nous sommes les seuls responsables.

«J’enrage quand on dit que Dieu permet le mal!»… Novembre 2015. Dans la salle du Bataclan, des kalachnikovs ouvrent le feu. Comme des mouches, des vies tombent sous les salves des balles. L’âme en débris, après avoir appris qu’elle ne reviendra pas, qu’elle ne reviendra jamais plus, s’adressant aux terroristes qui ont abattu Hélène – son épouse, son amour, la maman de son petit garçon qui, tantôt, dans la pièce d’à côté, se réveillera de sa sieste -, Antoine écrit: «Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a faits à Son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure à Son cœur.»[2]

Jusqu’à quand permettrons-nous que Dieu pleure et verse son sang?…

Isabelle Perrenoud

1 Conférence donnée à Londres le 16.02.1964

[2] Antoine LEIRIS, Vous n’aurez pas ma haine

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