Sur la prière

« Écrit de Maurice Zundel sans indication de lieu ni de date.

Résumé : La prière est la réponse à l’attente éternelle de l’Amour. Il s’agit d’un mariage d’Amour où l’âme et Dieu sont à jamais engagés ; l’intimité doit grandir dans un dialogue libre, varié, riche, et imprévisible.

 

L’exaucement de Dieu

Et la prière justement est l’exaucement de l’attente éternelle de l’Amour qui se propose dans le respect infini de notre liberté.

La prière est l’ouverture sans cesse grandissante de l’âme à l’invasion mystérieuse de la divine Présence.

Il n’y a, dès lors, plus besoin de se demander si toute prière est exaucée. Elle est exaucée, dès qu’elle est vraiment une prière et dans la mesure où elle l’est, puisqu’elle est l’ouverture sans cesse grandissante, de l’âme à l’invasion mystérieuse de la divine Présence, et qu’elle se résume toute dans l’appel suprême de l’Apocalypse : « Viens, Seigneur Jésus ! » (Ap. 22:20)

Cela ne veut pas dire que le don de Dieu se limitera rigoureusement à nos dispositions, c’est-à-dire à nos disponibilités actuelles. Dans le tracé d’un angle, on peut indéfiniment prolonger les côtés dès que le degré d’ouverture est donné. Encore faut-il qu’il y ait un certain degré d’ouverture.

Supposez d’ailleurs que ce degré soit susceptible de croissance, rien ne s’oppose à ce qu’on dilate l’ouverture de l’angle à mesure qu’on prolongera les côtés. La réponse de Dieu à notre réponse (puisque le dialogue commence toujours de son côté) a toutes libertés d’une intervention rigoureusement inépuisable dans ses disponibilités, et absolument intérieure dans sa manière d’agir.

Sa lumière, sans jamais nous contraindre, peut exercer une pression souveraine sur les ressorts les plus intimes de notre âme, et faire mûrir à l’infini ce commencement de réponse qui s’ébauche dans notre prière, ce commencement d’exaucement que nous donnons aux gémissements ineffables de son Esprit.

Un dialogue d’Amour

Il reste pourtant qu’il n’y a pas de dialogue sans réponse et qu’il n’y a pas de mariage d’Amour sans consentement réciproque. Et c’est d’un mariage d’Amour qu’il s’agit entre Dieu et nous. Et dans ce mariage dont l’intimité doit grandir sans cesse pour s’épanouir éternellement, la prière est notre oui.

Il n’a pas besoin d’être formulé, il peut se borner à une adhésion silencieuse, à un simple regard où tout l’être se donne, à une paisible audition où l’âme écoute, sans rien mêler de soi, celui qui se dit en elle dans son unique Parole.

Et toute prière tend vers cette passivité diaphane qui livre le diamant de notre liberté aux feux de l’éternelle lumière. On peut prier sans rien demander et sans rien dire, pour que Dieu puisse plus librement se dire.

Mais on peut aussi prier en formulant une demande, une louange, une action de grâces, en murmurant une confidence ou un aveu, en clamant sa douleur, son repentir ou sa désespérance. Rien n’est plus libre, plus varié, plus riche et plus imprévisible que ce dialogue d’Amour où l’âme et Dieu sont à jamais engagés.

Tous nos besoins peuvent servir d’appui à l’envol de la prière, car chacun est, à sa manière, la révélation et comme le sacrement de ce besoin de Dieu qui ouvre en chacun des abîmes que lui seul peut combler. C’est lui qui est en chacun son inépuisable inquiétude et sa blessure toujours vive, son insatiable désir et son mystérieux accomplissement. Il suffit de l’ouvrir sur Dieu, aussi matérielle que soit son apparence, en faisant lâcher prise au “moi”, pour que sa vraie nature se révèle et qu’il déploie ses ailes dans l’azur.

Quoi que nous demandions, si nous le demandons bien, c’est Dieu même que nous demandons.

On peut tout demander à Dieu, puisque, quoi que nous demandions, si nous le demandons bien, c’est Dieu même que nous demandons et tout ce qui peut conduire à Dieu, dans la mesure où il y conduit.

Notre prière laisse Dieu juge de cette mesure, pourvu que son Règne arrive et qu’il soit glorifié en nous, comme il doit l’être.

L’heure vient, en effet, où la prière, emportée par la Charité qui a son centre en Dieu entièrement dépouillée de tout alliage, ne veut plus que Dieu : Dieu en soi, Dieu en nous, Dieu en tout.

Elle ne veut plus qu’adhérer à tout ce que Dieu est en lui-même, à tout ce qu’il est et veut être en nous et en toute créature, infiniment au-delà de ce que nous pourrons jamais comprendre, infiniment au-delà de ce qui pourra jamais nous en revenir.

C’est pour Dieu que l’âme finit par désirer sa propre béatitude, pour que son amour ne subisse pas d’échec, pour que la vocation spirituelle de l’univers se réalise, pour que tout soit “oui” dans la Création, comme tout est “oui” en Dieu. (cf. 2 Cor. 1:19)

Points de départ

Il ne faut pas être dupe, à cet égard de l’allure anthropocentrique (c’est-à-dire qui a l’homme pour centre) de la plupart des prières qu’on rencontre dans les livres, sans en excepter ni la Bible, ni le Missel, ni le Bréviaire, ni à plus forte raison le Rituel (qui contient les formules de Bénédictions).

Nos besoins fournissent un point de départ facile à repérer. Il ne s’agit pourtant que de prendre son élan pour un vol sans atterrissage dont Dieu seul connaît le trajet.

Les Collectes romaines ont, au plus haut degré, ce caractère dynamique. Elles sont d’une humilité déconcertante au premier regard, comme le pain de la communion. Elles semblent pétries de nos besoins (surtout dans le Sanctoral qui contient d’ailleurs de purs joyaux) mais leur sobriété même ne nous permet pas de nous arrêter au contour des mots.

Que l’âme se laisse faire, et la voilà lancée en haute mer, sur les abîmes de lumière et de nuit, de douleur et de paix. Ce sont plus encore que des prières, des sacrements de prière, des formules inductrices de cette prière essentielle que nous avons essayé de dire.

Il est impossible d’être plus simple et plus dépouillé, plus pur et plus bref, plus souple et plus plein que ces quatre ou cinq membres, harmonieusement balancés qui constituent la plupart de nos Collectes.

« Dieu tout-puissant, éternel, regardez favorablement notre faiblesse, et pour nous protéger, étendez la droite de votre majesté. » (3ème Dimanche après l’Épiphanie)

On sait bien, d’ailleurs, que c’est du dedans que viennent les plus grands périls et qu’il n’y a pas d’infortune qui puisse appauvrir une âme qui est le temple de Dieu :

« Inclinez votre oreille à nos prières, nous vous en prions, Seigneur, et illuminez les ténèbres de notre esprit, par la grâce de votre visitation. » (3ème dimanche de l’Avent)

Ce n’est pas tellement qu’on veuille être consolé, encore qu’on ait un tel besoin de la rosée du ciel. Le regard va plus loin et cherche avant tout à s’identifier au modèle unique où l’humanité subsiste dans le Verbe et n’exprime que lui :

« O Dieu, dont l’unique est apparu dans la substance de notre chaire accordez, nous vous en prions, que nous méritions d’être reformés au-dedans par celui que nous avons reconnu semblable à nous, au dehors. » (Octave de l’Épiphanie)

Dieu sait

L’expérience de toute une vie peut seule révéler le contenu d’une telle prière. Dieu sait ce que sera pour chacun, cette conformité à l’ “Homme de Douleur” (Is. 53:3) avant la rencontre du Visage de Fête (Ordo Commendationis animae 3a oratio).

Dieu seul, connaît notre croix et lui seul, peut nous en parler sans blesser ce qu’il y a de plus ineffable en nous. Dieu seul peut nous la donner sans rien détruire de ce qui mérite de vivre et Lui seul, peut nous faire mourir sans nous tuer.

La femme qui enfante connaît ce mélange impossible de la vie et de la mort, de la douleur et de la joie, dans l’indicible fécondité de l’amour. Que dire de l’âme enfantée par Dieu, quand elle-même doit enfanter Dieu.

En livrant sa vie comme refuge à la vie, en qui tout est vie, elle ne sait plus où fuir elle-même, ni si elle doit implorer une trêve à ses tourments en relâchant son concours à l’œuvre divine, ni si elle ose demander que celle-ci se consomme en elle par un plus terrible exil.

Dieu, Que lui demander de meilleur sinon ce qu’il sait et ce qu’il veut ?

Mais ne connaît-il pas, lui, infiniment mieux qu’elle son angoisse n’est-il pas mère, infiniment plus que toutes les mères ? Que lui demander de meilleur sinon ce qu’il sait et ce qu’il veut, au-delà de tout ce que nous pourrions de nous-même demander ?

« Dieu tout-puissant éternel qui, dans la plénitude de votre tendresse surpassez les mérites des suppliants et leurs désirs, répandez sur nous votre miséricorde, en écartant ce que notre conscience redoute, et en ajoutant ce que notre prière n’ose pas demander. » (XIème dimanche après Pentecôte)

Tout devient joie pour l’âme

Il vient un moment où l’âme est enfin tellement dépossédée d’elle-même qu’elle ne veut plus rien que le bon plaisir de Dieu. C’est la suprême pauvreté et c’est la véritable enfance.

Alors elle peut commencer à jouer devant Dieu, en tout temps, comme fait l’éternelle Sagesse (Prov. 8:30) et tout lui devient joie dans l’ineffable société des Trois qui est devenue sa famille et son foyer.

Et nul doute que ce ne soit la fin de tout, comme c’en est aussi le commencement : la joie. La croix est dans l’entre deux qui démantèle les remparts du moi, pour que l’arbre de vie étende ses rameaux et que l’Amour puisse atteindre toute sa stature.

La douleur n’est pas bonne parce qu’elle est la douleur, mais parce qu’elle ouvre en nous “les espaces de l’Amour”. Elle est bonne quand Dieu nous la donne, mais la joie est encore plus désirable quand elle vient de lui.

L’essentiel est de tenir tout de sa main, en respirant dans son Esprit et en écoutant son Verbe, dans le silence du moi.

« O Dieu qui faites tourner toutes choses au bien de ceux qui vous aiment, donnez à nos cœurs un attachement inviolable à votre Amour, afin que les désirs conçus sous votre inspiration, par aucune tentation, ne puissent être ébranlés. » (Pour demander la Charité)

Nous n’épuiserons jamais la fécondité de ces textes qui renferment la plus vivante et la plus magnifique théologie.

Et pourtant ils sont de tous les jours, ils s’adaptent à tous les états, ils disent chaque âme comme elle n’aurait jamais su s’exprimer, en la dépassant toujours, en l’appelant au large, avec une tranquillité si sûre qui elle prévient toute terreur comme elle exclut toute exaltation.

La même voix nous y presse, qui poussa Pierre vers la haute mer :

« Avance en pleine mer et lâchez vos filets pour la pêche. — Maître, en nous fatiguant toute la nuit, nous n’avons rien pris. Mais, sur ta Parole, je jetterai les filets. » (Luc 5:4-5)

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publié le 20/10/2019 – octobre 2019

mots-clefs mots-clés : Zundel, prière, exaucement, dialogue, demande, louange, mariage, pauvreté, âme, dépossession, joie, croix, amour