Se libérer de soi

« Homélie de Maurice Zundel à Lausanne en 1962. Publié dans Ton visage ma lumière p. 175 (*). Les titres sont ajoutés.

Résumé : Le pharisaïsme perdure dans le catholicisme. Il s’agit de découvrir la vraie morale évangélique et le merveilleux Royaume de la Liberté Divine. Nous devons nous libérer de cet être infantile que nous sommes demeurés. Il faut décrocher du “moi”, devenir un être source et origine et ouvrir les portes à la lumière et à la joie.



Enregistrement de l’homélie


Le pharisaïsme

Ce qui est frappant immédiatement dans l’histoire de Jésus Christ telle que les Évangiles nous la rapportent, c’est que les ennemis de Jésus sont des gens très bien. Ils se recrutent, ils se recrutent à peu près tous parmi les gens très bien. Ce sont les chefs du peuple, ce sont les princes des prêtres, ce sont les théologiens, ce sont les exégètes, ce sont les gens de la Bible, ce sont les canonistes, enfin tous des gens très bien.

Des gens si bien que, ils en font plus que la Loi n’en demande, comme les pharisiens. De peur de manquer à la règle, ils vont plus loin que la règle. Ils sont ainsi parfaitement sûrs d’être allés jusqu’au bout des exigences divines et ils n’ont rien à se reprocher puisque, ils ont fait plus que le nécessaire ! Ce sont ces gens précisément, qui se sont opposés avec le plus d’acharnement à l’œuvre de Jésus qui passait pour l’ami des pauvres, des publicains, des pécheurs, des femmes de mauvaise vie, et qui était précisément mal vu par tout le gratin sacerdotal et théologique de l’époque.

La question que nous avons à nous poser c’est : Est-ce qu’il n’en est pas toujours ainsi ? Est-ce que finalement le pharisaïsme n’est pas encore la caractéristique de ce que nous croyons être notre christianisme ? Il faut s’entendre : lorsque nous parlons des pharisiens, il ne faut pas songer uniquement à la parabole du pharisien et du publicain, où le pharisien c’est l’homme enivré de lui-même, hypocrite, qui se compare aux autres. Ce n’est nullement dans ce sens que nous prenons aujourd’hui le mot de pharisien. Pharisien désigne bien plutôt cette école théologique qui se distinguait précisément par un grand souci de fidélité à la Loi et de dévotion à l’égard de Dieu.

Comment est-ce que ces gens qui précisément, étaient des hommes de bonne volonté — aussi loin que leur bonne volonté pouvait aller tout au moins — comment se sont-ils trouvés comme instinctivement dans le camp opposé à Jésus Christ ? C’est que justement, Notre Seigneur apportait en Lui une véritable révolution, une révolution de la conception de Dieu et une révolution de la conception de l’homme, et par conséquent, une révolution sur le sens même et la signification du Bien.

Une réputation d’homme honorable

Et c’est faute d’avoir compris cette révolution accomplie par Jésus que nous sommes restés nous-mêmes des pharisiens. Car il n’y a pas de doute que la morale de l’ensemble des chrétiens, c’est la morale des pharisiens du temps de Jésus, la morale des bonnes œuvres, la morale des bien-pensants, la morale de l’homme convenable dont la situation extérieure est irréprochable et qui, précisément, tend tous ses efforts vers cette réputation d’homme honorable et digne d’estime et de confiance.

Et il n’y a rien à dire. La plupart des gens, l’immense majorité des chrétiens, pharisiens dans ce sens, le sont de toute bonne foi et avec le maximum de bonne volonté parce que, ils n’ont pas appris autre chose. Et qu’est-ce qu’il aurait fallu apprendre ? Il aurait fallu apprendre ce que nous savons du reste, d’ailleurs dès que nous nous examinons nous-mêmes, que le véritable mal c’est ce “moi>”, ce moi propriétaire qui ramène tout à soi, y compris les bonnes œuvres qu’il accomplit et qui annule justement tout le bien qu’il fait par le bien qu’il refuse de devenir.

Et c’est justement là l’immense révolution accomplie par Jésus : il ne s’agit pas de faire des choses, mais de devenir quelqu’un, de devenir une personne, de devenir une source, un espace, une liberté.

Des plumes de paon piquées dans un plumage de poule

Regardons : il est facile de nous en apercevoir, sous notre vie honnête, sous ses dehors estimables qui nous font passer pour d’honnêtes gens, il y a au fond de nous-mêmes mille ressentiments, il y a des désirs de vengeance, des désirs de primauté, il y a d’innombrables oppositions et rivalités, il y a de vieilles rancunes, sans cesse réchauffées, il y a des désirs de mort, il y a la joie du mal qui arrive aux autres…, tout cela si vous le voulez, non pas sous une forme consciemment, explicitement voulue et entretenue, mais tout cela comme une espèce de zone mal débarrassée des broussailles de l’homme primitif et, en vérité, c’est bien cela ce que nous sommes: nous sommes tous — à très peu d’exceptions près — des primitifs et des barbares, justement parce que nous n’avons pas été radicalement transformés. Nos vertus qui sont des vertus de pharisiens, ce sont des plumes de paon qui sont piquées dans un plumage de poules ou de canards, c’est-à-dire ce ne sont pas des plumes qui sont enracinées dans la vie et c’est pourquoi, après avoir tenu de toutes nos forces cette espèce de façade devant les autres, nous nous écroulons quand vient le moment de l’épreuve décisive et nous nous arrangeons pour trahir nos plus belles résolutions tout en maintenant, si nous le pouvons, une surface convenable.

Et quand je dis ces choses, ce n’est nullement pour accuser personne puisque il s’agit de moi au premier chef comme de tout le monde, c’est pour que nous découvrions ensemble cette originalité incomparable de la morale évangélique et que nous entrions enfin dans ce merveilleux Royaume de la Liberté Divine auquel nous sommes tous appelés.

Je – moi n’est personne

Et en effet, si nous sommes attentifs quand nous disons “je” et “moi”, “je” et “moi”, qui est-ce ? Qui est-ce ? Mais ce n’est personne ! Et j’ai ici un texte de Malraux qui est tout à fait curieux et sympathique. Malraux dit : « La vie, tant que tu es jeune, tu crois qu’il y a des grandes personnes… Alors tu attends. Et puis après, tu commences à vieillir et tu t’aperçois que ce n’est pas vrai, il n’y a pas de grandes personnes, il n’y a jamais de grandes personnes, jamais ! » (1)

Ce texte pessimiste, si vous le voulez, pourtant accroche admirablement la réalité: il n’y a personne parce que nous restons tous accrochés à notre moi infantile. Quand nous avons commencé à dire “je” et “moi”, nous étions des enfants. Et sur qui portait ce “je” et “moi” ? Sur ce que nous étions alors, c’est-à-dire un enfant projeté dans l’existence avec une hérédité qu’il n’a pas choisie, dans un milieu qu’il n’a pas choisi, parlant un langage qu’il n’a pas choisi, éduqué selon des principes qu’il n’a pas choisis, rempli des préjugés d’ailleurs de sa race, de son continent, de son siècle, de sa langue, de ses superstitions, n’ayant même pas choisi sa religion.

Donc c’est cet être qui est purement un résultat, c’est-à-dire un faisceau de besoins, un faisceau de déterminismes qui commence à dire “je” et “moi”, c’est-à-dire à employer des pronoms personnels qui signifieraient une puissance originelle de création, et il dit ces mots sur lui-même qui n’est qu’un résultat et une collection de déterminismes.

Eh bien, c’est ce que nous avons continué à faire tout au long de la vie, nous avons dit “je” et “moi” sur cet être infantile que nous sommes demeurés et nous défendons avec le bec et les ongles quelque chose qui n’est pas nous.

Notre amour propre, c’est tout simplement notre prison.

C’est cela, justement, la grande tragédie, c’est que le “je” et “moi”, le “je” et “moi” que nous défendons, ce “je” et “moi” qui se rebiffe, ce “je” et “moi” vulnérable qui constitue tous les ressentiments de notre amour propre, c’est un “je” et “moi” que nous n’avons pas choisi, qui nous a été imposé et qui est fait d’une multitude d’influences et de déterminismes que nous avons subis, sans aucunement les avoir choisis. Et c’est là une découverte admirable, au fond : notre amour propre, c’est tout simplement notre prison, cette prison dans laquelle nous nous asphyxions nous-mêmes en devenant nous-mêmes les premiers ennemis de notre liberté.

Être libre de ce moi infantile

Et cela, il est facile de le constater chez les hommes d’ailleurs les plus doués, car l’intelligence ici ne peut rien. Vous avez des hommes prodigieusement intelligents qui sont braqués sur des mesquineries et qui mettront plutôt le monde à sang et à feu plutôt que d’avouer qu’ils se sont trompés, parce que, justement, toute leur intelligence est encore greffée, accrochée à ce moi primitif et infantile qui est le moi de l’immense majorité des hommes.

Car seuls les saints échappent à ce déterminisme, seuls les saints constituent un espace de lumière et de liberté, un espace sans frontière où chacun se sent invité à respirer l’air de sa nativité.

Nous voulons donc simplement aujourd’hui essayer de prendre conscience que le bien que nous avons à devenir, c’est justement cela : un être libre de ce moi infantile, un être capable d’introduire dans le monde une dimension nouvelle, un être source, un être origine, un être créateur.

Et ce sera déjà beaucoup si nous arrivons à nous convaincre que ce “je” et “moi” auquel nous sommes accrochés n’est aucunement le nôtre, que c’est par une erreur ancestrale et invétérée; que nous appelons “je” et “moi” ce simple résultat devant lequel nous nous sommes trouvés un jour, le jour où nous avons commencé à parler et à penser. Tout ce moi était déjà préfabriqué, il était devant nous, nous n’avions même pas la possibilité de le choisir.

Du pharisaïsme à la nouvelle naissance

Eh bien, ce à quoi Jésus nous appelle et c’est pourquoi II a trouvé devant Lui tout le barrage du pharisaïsme : les pharisiens, ils ne pouvaient même pas soupçonner que la véritable morale, c’était de se délivrer de ce “je” et “moi” infantile, ils ne pouvaient pas s’imaginer que la véritable morale, c’était de devenir un être parfaitement libre. Ils pensaient que la morale, c’était payer l’impôt, que c’était de se soumettre à une Loi, c’était d’aller jusqu’au bout des observances ancestrales et ils se tenaient quittes à partir de ce point. Ils imaginaient qu’ils étaient des surhommes et des êtres accomplis ! Et c’est pourquoi ils ne purent supporter — bien que Jésus d’ailleurs y mit toutes les précautions, toutes les prudences et toutes les charités — ils ne pouvaient pas supporter de voir s’écrouler cet édifice qu’ils avaient si savamment et si longuement construit, puisque Jésus apportait manifestement une autre direction et qu’il appelait les plus humbles, les plus simples, les plus dévoyés, les plus misérables à la grandeur et à la gloire, justement, qui consiste tout entier à faire de sa vie un don dans le dialogue d’amour qui nous unit à un Dieu qui est pure générosité.

Cette construction du “je” et “moi” auquel nous sommes si passionnément attachés, tout cela c’est zéro.

Si donc nous voulons entrer en possession de notre héritage évangélique, si nous voulons rendre justice à toute la grandeur de Jésus-Christ, si nous voulons réaliser notre humanité avec toutes ses dimensions, il faut que nous commencions par prendre conscience que toute cette construction du “je” et “moi” auquel nous sommes si passionnément attachés, tout cela c’est zéro. C’est zéro parce que ce n’est pas nous ! Et que nous n’avons aucune raison de défendre ce moi préfabriqué dont nous avons été coiffés malgré nous. Alors nous serons plus aptes, il nous sera plus aisé, si nous allons jusqu’au bout de cette prise de conscience, de nous détendre, de nous abandonner, d’entrer par ce que Notre Seigneur appelle « la nouvelle naissance », d’entrer par cette nouvelle naissance dans toute la splendeur de notre humanité.

La Vérité vous rendra libres

Car, dès que nous décrocherons de ce moi qui n’est pas nous, nous rencontrerons ce Cœur de Dieu qui bat dans le nôtre, nous rencontrerons cette Présence Bien-aimée de l’Esprit Saint qui est répandue dans nos âmes, nous rencontrerons ce Visage qui est le Visage de Jésus qui ne cesse de nous attendre et qui, au plus intime de nous, constitue une espèce d’aimantation de générosité et d’amour et comme un permanent appel à la liberté.

Voilà: c’est cela le grand cadeau de Jésus. Il ouvre toutes les portes et toutes les fenêtres à la Lumière et à la Joie parce que il nous permet de nous désentraver, Il nous permet de décoller de nos limites et II nous montre à l’horizon ce moi tout neuf, ce moi adulte, ce moi personnel qui résulte justement du dialogue avec Dieu. Car le Dieu que Jésus-Christ nous révèle, c’est un Dieu qui est tout Amour, un Dieu qui sollicite notre amour et qui, parce qu’il est entièrement donné fait jaillir en nous — dans la mesure où nous correspondons à Son Appel — fait jaillir en nous l’amour qui est tout le bien.

Il est donc parfaitement clair que, pour Jésus, le Bien c’est le bien que l’on devient, et que ce bien que l’on devient, c’est la même chose que la liberté où l’on respire, et il n’y a pas autre chose. Jésus vraiment nous a délivrés de toutes lois. Il n’y a qu’un seul appel dans son message, c’est de ne plus rien subir, c’est de décoller de tout ce qui est préfabriqué, c’est d’inventer en nous cette vie toute neuve qui jaillit du dialogue avec Dieu, c’est de devenir enfin, dans la plénitude de ce terme, des hommes libres.

Quelle joie de voir que justement, la sainteté chrétienne s’identifie avec la plénitude de la liberté, selon le mot qui est au cœur de l’Évangile : « Si vous écoutez ma parole et si vous devenez mes disciples, vous serez les disciples de la Vérité et la Vérité vous rendra libres. » (Jn. 8:31-32)


(1) Malraux, Antimémoires (1967) Malraux raconte son évasion en 1940 et interroge sur la confession le futur aumônier du Vercors : « Qu’est-ce que la confession vous a enseigné des hommes ? » — « La confession n’apprend rien. Et pourtant si… D’abord les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on ne croit… et puis… Et puis le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes… ».
L’enseignement du confessionnal rejoindrait-il celui du divan ? Freud utilise cette expression en 1908 concernant la perception que les enfants ont des adultes et de leur sexualité. En 1967, Lacan utilisera également cette expression en reprenant la formule de Malraux. Ils se demandaient si cette occurrence du manque dans l’Autre, à travers cette grande personne qu’il n’y a pas, mise à découvert par le processus adolescent, ne participe pas en propre au déclenchement des psychoses.
L’enfance c’est une façon légère et compliquée d’être au monde qui est irrémédiablement perdue au profit de l’exigence lourde et massive, obscure, de devenir « adulte ». Deux impossibles : celui d’un retour de la jeunesse et celui d’une adhésion pleine et entière au nouvel état…
Cf. Alix de Saint André livre : « Il n’y a pas de grandes personnes » (Gallimard, 2007) avec Malraux comme fil conducteur.

(*) « Livre : Ton visage ma lumière, 90 sermons inédits »
Ton visage ma lumière, 90 sermons inédits

Publié par les éditions Mame, Paris, 2011. 512 pages
ISBN : 978-27-2891-506-4
MDS : 531154

« Existe en version numérique »

ISBN : 978-27-1890-747-5

sfn 62 1203

publié le 27/10/2019 – octobre 2019

déjà publié le 09/04/2014

mots-clefs mots-clés : Zundel, Lausanne, 1962