«Nous sommes « le Temple du Saint-Esprit », fondement de la vie intérieure»

Très
Saint-Père. Et vous, mes Pères dans le Seigneur,

Le point d’accrochage le plus profond que l’on puisse trouver dans l’être humain avec son humanité est, précisément, ce sentiment d’inviolabilité auquel nous faisions allusion hier. C’est par-là que la plupart des hommes sont récupérables. C’est par-là qu’on peut retrouver en eux les profondeurs de leur humanité.

C’est pourquoi il est si important de découvrir ce point, si important d’atteindre à cette dimension, si important de la respecter et de la faire découvrir aux autres en lui rendant hommage. Notre Seigneur, d’ailleurs, nous en donne un exemple ou plutôt, Il nous donne une multitude d’exemples admirables de cette sollicitude pour la vie intérieure de l’homme. Il nous marque ce souci d’atteindre ce qui est dans l’homme le plus profond et Il s’y prend avec une délicatesse, avec un amour, avec une prévenance infinie, comme nous allons le voir dans les trois péricopes qui s’offrent ce matin à notre méditation.

La première, c’est celle de saint Jean, chapitre 4, où nous sommes associés à ce dialogue éternel de Jésus avec la Samaritaine. Cette scène, elle est au fond de nos cœurs, nous la connaissons par cœur et elle garde pourtant une nouveauté infinie. Il est impossible de la revivre sans se retrouver au coeur de la Révélation Evangélique.

Il est midi. Jésus, fatigué de la route, s’assied sur la margelle du puits, tandis que ses disciples sont allés chercher des vivres à la petite ville de Sychar. Quand vient la Samaritaine avec sa cruche sur la tête, elle est très sûre d’elle-même, bien qu’elle vive une vie irrégulière et elle ne doit pas en éprouver de très profonds scrupules. Elle vient puiser au puits l’eau vive dont elle a besoin pour alimenter sa maison.

Et voilà que Jésus s’adresse à elle parce qu’Il veut justement solliciter cette âme. Il veut l’amener à se découvrir elle-même dans ses profondeurs et il sait que, si elle touche ses profondeurs, elle sera guérie d’elle-même, elle sera purifiée, elle connaîtra la vérité dans ce dialogue silencieux qu’il va saisir au plus profond d’elle-même.

Toute la pédagogie de Jésus, c’est justement de l’amener à faire cette découverte d’elle-même dans ses suprêmes profondeurs. Il va lui demander à boire. Elle va se récuser : comment un juif peut-il demander à boire à une samaritaine ? Et il va l’orienter vers la grande découverte : « Si tu savais qui te demande à boire, c’est toi qui m’aurais demandé à boire. Je t’aurais donné de l’eau vive.  » –  » Mais l’eau vive, où la prendriez-vous ? Le puits est profond et vous n’avez rien pour la puiser « .

Et Jésus va, à travers le symbolisme de l’eau, à travers ce symbolisme aisé, éternel, à travers ce symbolisme qui atteint l’inconscient, il va l’amener à découvrir ses profondeurs. Mais, naturellement, elle badinera d’abord, elle jouera sur les mots, elle semblera se récuser jusqu’à ce qu’il frappe ce coup droit :  » Va chercher ton mari « . Alors elle est prise dans les filets de la miséricorde et l’aile de l’amour.  » Va chercher ton mari.  » Et elle sait bien qu’elle n’a pas de mari, qu’elle vit d’une vie pécheresse. Elle détourne la conversation et c’est justement là que Jésus voulait l’amener, à ce vieux problème, à cette vieille querelle entre les Juifs et les Samaritains :  » Où faut-il adorer ? « 

C’est la question que pose la femme pour que Jésus n’insiste pas sur l’irrégularité de sa vie. « Où faut-il adorer ? Est-ce ici sur le Garizim ? « 

Vous êtes sans doute un jour monté, après la visite du puits de Jacob où l’on trouve encore aujourd’hui les traces du sacrifice pascal de ce petit reste de Samaritains qui habite Naplouse.  » Est-ce donc sur le Garizim qu’il faut adorer ou bien à Jérusalem ?  » Et voilà cette réponse définitive, éternelle :  » Ni sur le Garizim, ni à Jérusalem, car le Temple de Dieu devra désormais s’ériger, il devra s’édifier à l’intérieur de chacun : le véritable sanctuaire, femme, c’est toi-même. C’est là que Dieu t’attend. C’est là que Dieu demeure. C’est là que tu Le rencontreras. Si tu arrives jusqu’à toi-même, c’est dans le silence de ton coeur que va se nouer le dialogue merveilleux qui te purifiera jusqu’à la racine de l’être. Bien sûr que tu ne pouvais pas aimer Dieu si tu Le situais sur une montagne, en dehors de toi. Tu en faisais un Dieu lointain, un Dieu étranger, un Dieu qui n’avait pas de rapports avec ta vie personnelle et, naturellement, tu allais au plus pressé, tu te donnais aux nourritures terrestres, tu suivais la pente aisée et facile du plaisir et tu ne pouvais pas faire autrement, tant que tu n’avais pas rencontré Dieu comme la respiration même de ton coeur, tant que tu ne L’avais pas rencontré comme Celui qui t’attendait au plus intime de toi « .

Et c’est justement cela qui va modifier en effet la vie de cette femme. Elle en est tellement stupéfaite et elle en est tellement comblée qu’elle oublie sa cruche et elle se précipite vers la petite ville de Sychar. Elle veut mettre au courant ses compatriotes parce qu’elle a rencontré quelqu’un qui lui a dit tout ce qu’elle avait fait, quelqu’un d’extraordinaire, quelqu’un qui lui a parlé comme jamais personne ne lui a parlé, quelqu’un qui lui a découvert le fond de son coeur, quelqu’un qui l’a amenée au sanctuaire intérieur, le sanctuaire qui se trouve au fond de chacun de nous. Car Dieu est esprit et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité.

Et comment adorer en esprit et en vérité sans devenir soi-même esprit, sans recevoir l’Esprit saint, sans être transformé par cette visite divine, par cette habitation de Dieu ? Comment devenir le sanctuaire, sinon justement par cette dédicace intérieure, par cette consécration qui nous transforme à l’image de la Trinité Divine ?

Quelle nouveauté et quelle merveille que, précisément, une des paroles les plus essentielles de l’Évangile s’adresse à une schismatique, à une pécheresse, à une femme qui vit une vie irrégulière parce que, dans l’immense miséricorde du Seigneur, dans son immense compréhension de l’homme, il y a ce souci de respecter son inviolabilité, de l’amener au plus profond de lui-même, de lui faire découvrir cette zone sacrée au plus intime de lui où notre vie s’enracine en la Divinité.

Et tous les Samaritains, bien sûr, appelés par cette voix d’une femme qui vient d’être touchée par la grâce, accourent et ils l’entendent et ils l’écoutent, et ils s’émerveillent à leur tour, et ils comprennent, et ils reconnaissent qu’il est le Sauveur du monde, le Sauveur qui d’abord les sauve d’eux-mêmes, les libère au plus intime d’eux-mêmes, les conduit à cette lumière ineffable qui luit en eux afin qu’ils adorent à leur tour en esprit et en vérité ce Dieu qui est Esprit et Vérité.

Il y a une barrière désormais posée à jamais entre toutes les formes de superstition et la religion éternelle, car, suivant cette parole, Dieu est Esprit et il faut que ceux qui L’adorent, L’adorent en esprit et en vérité.

Jésus, donc, opère « ab intus » : il saisit l’âme par le dedans, il la révèle à elle-même, il la conduit vers la lumière qui l’attendait dans son suprême secret.

Il y a une autre péricope, Luc chapitre 7, une autre scène surprenante, inépuisable : c’est la rencontre entre Jésus et la pécheresse. Imaginons cette situation : Simon, le Pharisien, a invité Jésus. C’est le monde le plus convenable, le plus collet monté, le monde où tout se passe selon la loi et non seulement selon la loi, mais selon la tradition des anciens. Il n’y a pas un geste qui ne soit prévu, étiqueté, qui ne se déroule selon un rituel immuable et Jésus est là, hôte de Simon le Pharisien.

Et voilà qu’entre tout d’un coup, au scandale de tous, cette prostituée qui porte dans ses vêtements la marque de sa profession. Mais c’est une folie ! C’est insensé ! C’est d’une inconvenance intolérable ! Mais qu’est-ce qui a amené cette femme dans cette salle austère où elle n’est pas invitée ? Qu’est-ce qui l’a amenée sinon le pressentiment d’une intériorité mystérieuse, sinon le pressentiment, qu’il y a une autre dimension et que ce Jésus de Nazareth connaît cette dimension, qu’il est seul capable de la révéler, de la respecter et de la restaurer. Tout le monde visible s’efface pour elle. Elle ne pense plus à l’inconvenance de sa profession, de ses vêtements, elle ne pense plus à l’austérité et aux préjugés de Simon le Pharisien. Elle ne voit plus rien que Jésus. Elle est déjà enracinée sur ce plan d’intériorité. Déjà s’est établie une communication secrète entre elle et Lui. Et Lui, dans ce contexte, dans ce milieu où il est épié, où chacun de ses gestes va être commenté, Jésus, Lui aussi à plus forte raison, se trouve sur un plan d’intériorité, et qu’Il le soit, c’est d’une évidence absolue parce que comment pourrait-il accepter les hommages de cette femme, ses baisers, ses larmes, son parfum, ses cheveux, comment pourrait-il, devant tous ces pharisiens, accepter ses hommages si le rayonnement de sa sainteté, de son innocence absolue ne transportait toute la scène au-dedans ?

Aussi bien, la réflexion du Pharisien n’est-elle pas :  » Mais comment Jésus peut-il recevoir ces hommages sans être souillé lui-même ? Comment peut-il, sans démentir sa propre innocence, entrer en contact avec une prostituée ?  » Non, la réflexion de Simon le Pharisien, c’est simplement :  » Mais s’il savait que cette femme est une prostituée, s’il était prophète, s’il connaissait sa misère à elle, s’il connaissait son infamie, il ne se laisserait pas toucher ! « 

Mais, dans toute cette scène, il y a justement le rayonnement de toute l’innocence, de toute la pureté, de toute la virginité de Jésus. Toute cette lumière intérieure impose le respect, elle n’autorise que cette seule question :  » Mais s’il était prophète, comment ne saurait-il pas que cette femme est indigne et que tout ce qu’elle mérite, c’est le mépris et d’être repoussée et jetée dehors ? »

Mais justement, le dialogue se situe sur un plan de pure intériorité : ni la femme ne se voit dans sa misère, ni Jésus ne la voit comme extérieure et bonne à être rejetée dans les ténèbres du dehors. Tout se passe dans cette rencontre où la Lumière du Christ pénètre cette femme, la purifie, et comme dit saint François de Sales, la rend archi-vierge parce qu’elle a rencontré enfin l’amour qu’elle n’avait cessé de chercher : elle l’a rencontré dans sa pureté infinie, elle l’a rencontré dans un silence ineffable, elle l’a rencontré comme une Présence qui l’attendait au plus intime d’elle-même.

C’est cet échange d’intériorités, c’est cette conversation sans paroles, c’est ce regard du Seigneur qui purifie et qui libère, qui révèle un être à soi, qui le restitue à son origine, qui lui permet de découvrir enfin au plus intime de soi la Présence qui n’avait jamais cessé de l’attendre. Alors il n’y a plus de mal. C’est fini : le mal est surmonté parce que l’amour a jailli et que le mal, finalement, ne pouvait être qu’une absence d’amour. Mais comment aimer sans avoir rencontré le visage de l’amour Et c’est justement cela qui, pour la femme est décisif : elle vient de rencontrer le Visage de l’Amour.

Alors elle peut être canonisée : toutes ses fautes sont immergées dans la miséricorde. Elle peut être canonisée parce qu’elle a beaucoup aimé, parce qu’elle est tout amour, parce qu’elle est revêtue maintenant de la virginité du Seigneur, parce qu’elle s’en ira comme le grand témoin de Son Amour et, si c’est elle qu’on identifie avec la Magdeleine, si c’est elle, elle deviendra le premier témoin de la Résurrection.

Jésus donc sonde les cœurs et les reins. Jésus va au plus intime. Jésus sait que c’est là que l’homme s’enracine en Dieu, dans ce sanctuaire intime qui est le Temple Eternel, ce sanctuaire intime qui prend la place de tous les sanctuaires ou plutôt auquel sont ordonnés tous les sanctuaires visibles qui n’ont d’autre mission justement que de nous apprendre à construire en nous le temple éternel de l’Esprit saint.

Et il y a une autre péricope qui n’est pas moins belle : c’est Jean, chapitre 8, l’épisode de la femme adultère. Là, nous sommes en face d’un procès intenté à Jésus : il s’agit de le confondre, de le surprendre en contradiction avec la Loi. Est-ce qu’il va s’opposer à Moise ? Quelle aubaine si on pouvait l’amener à s’opposer à Moise ! Mais ce serait la preuve flagrante qu’il blasphème, qu’il n’est pas l’envoyé de Dieu, qu’il mérite la condamnation. Il faut donc ourdir le complot. Et quelle manière plus parfaite d’ourdir le complot que de l’amener en face d’une femme qui a été prise en flagrant délit d’adultère ? Que va-t-il dire ? Acceptera-t-il de ratifier la sentence de lapidation ? Comment pourra-t-il s’esquiver de ces pierres ? I1 n’y a pas d’issue, semble-t-il. Et Jésus écoute. Il écoute cette accusation qui est doublée de lâcheté parce que ce que les accusateurs veulent, ce n’est pas la pureté, ce n’est pas la sainteté de l’union conjugale. Cette femme n’est qu’un prétexte pour le perdre et provoquer sa condamnation.

Jésus est couvert de honte. Il porte leur honte. Il porte leur lâcheté et, selon une vue de Mauriac qui est soutenable, Il se penche vers le sol précisément parce qu’Il porte leur honte, parce qu’Il porte la honte de cette femme qui est diffamée, non pas à cause de son crime, si crime il y a, mais à cause de lui, parce qu’elle n’est qu’un prétexte pour le perdre.

Et c’est alors qu’au bout d’un temps où I1 n’a rien dit, pressé de fournir une réponse, Il va les chercher au plus intime d’eux-mêmes. Il ne va pas réfuter leurs arguments. Il ne va pas prendre position sur l’événement. Il va simplement les rappeler à eux-mêmes dans cette parole irrésistible : « Bien. Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre « . Tout le débat est donc intériorisé :    » Il ne s’agit plus d’une confrontation avec la Loi. Il s’agit de vous-mêmes. Vous qui accusez cette femme, mais qui êtes-vous ? Regardez-vous, scrutez votre conscience, revenez à vous-mêmes et dans la lumière de ce que vous découvrirez en vous, jugez-la ! « 

Il suffit ce mot d’une si divine simplicité : ce mot les amène à la découverte d’eux-mêmes et ils s’en vont l’un après l’autre, en commençant par les plus vieux. Et Jésus se trouve seul, enfin, en face de cette femme, mais qui est délivrée, maïs qui est purifiée, car enfin, comment a-t-elle pu vivre cette scène qui la concernait, qui aurait dû la conduire à la mort ? Comment a-t-elle pu vivre cette scène sans découvrir en Jésus le Visage de l’Eternelle Miséricorde ? Elle se sent introduite dans un climat inconnu et merveilleux. Elle se sent introduite dans sa plus secrète intimité. Elle est prise à fond, mais du dedans. Elle regarde enfin celui qui l’a sauvée et Il l’interroge avec la même miséricorde, avec la même bonté, avec la même compréhension, avec le même respect : « Femme, personne ne t’a condamné ?  » –  » Non, Seigneur.  » –  » Eh ! Bien, moi non plus, je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus « .

Tout se résout dans cette admirable lumière où l’âme renouvelée, où l’âme de la pécheresse purifiée reconnaît tout d’un coup, au-dedans d’elle-même, ce bien qui est Quelqu’un. Et elle s’en va, délivrée d’elle-même, ayant découvert comme la Samaritaine au plus profond de son cœur, la source qui jaillit en vie éternelle.

Rien ne nous est plus précieux que de méditer sur cette divine pédagogie, d’entrer dans ce mouvement secret de la grâce et d’apprendre à regarder l’être humain, les autres et nous-mêmes, à les regarder dans la lumière que Jésus fait lever en nous lorsqu’en présageant la ruine du Temple de Jérusalem qui est encore dans toute sa splendeur, lorsqu’en présageant la ruine du Temple, il nous invite à édifier à l’intérieur de nous-mêmes le temple de l’Esprit saint où nous pourrons adorer Dieu en esprit et en vérité.