Morale et liberté dans la relation à la Trinite

Saint
Paul a touché, dans le 7ème chapitre de l’Epître aux Romains, les motifs les plus profonds de notre révolte contre la loi morale :  » Qu’est-ce à dire ? Que la Loi est péché ? Certes non ! Seulement, je n’ai connu le péché que par la Loi ; et de fait, j’aurais ignoré la convoitise si la Loi n’avait dit : tu ne convoiteras pas. Mais, saisissant l’occasion, le péché, par le moyen du précepte, produisit en moi toute espèce de convoitise, car sans la Loi, le péché n’est que mort… »

Il y a donc en nous un aspect spontané de révolte contre la Loi, parce qu’elle est la Loi ; mais il y a chez nous, aussi, un autre aspect, je veux dire une inspiration intérieure, qui représente l’exigence la plus profonde. Elle s’exprime dans ce poème de Shelley. ? Shelley est un poète anglais, comme vous le savez, qui est mort en 1822, noyé dans la baie de Spezia, involontairement, bien sûr ? et qui avait été expulsé de l’Université d’Oxford pour athéisme. Il a laissé un poème inachevé qui s’appelle :  » The Zuccall  » (La Courge) et dont voici quelques extraits.

J’aimais, oh ! non, je n’entends pas l’un de vous,

Ni aucun être terrestre, bien que vous me soyez chers,

Comme un cœur humain à un cœur humain le peut être !

J’aimais, je ne sais quoi ; mais cette basse sphère

Et tout ce qu’elle contient ne te contient pas,

Toi que, vu nulle part, je sens partout.

Pour le ciel et la terre et pour tout ce qu’ils renferment

Tu restes voilé comme… une étoile.

Par le ciel et la terre,

A travers toutes les formes desquelles tu t’écoules,

Ni contenu, ni retenu, ni caché,

Rendant divines les plus sublimes et les plus humbles,

Quand, pour un moment, tu n’es pas empêché

De vivre dans la vie que tu répands,

Et laissant les plus nobles choses vides et rebutées,

Froides comme un cadavre après l’envol de l’esprit,

Pâles comme le soleil après la naissance de la nuit.

Dans les vents, les arbres, les rivières et toutes choses communes,

Dans la musique et les tons mélodieux, inconscients,

Des animaux et dans les voix qui sont humaines

Faites pour exprimer des sentiments personnels,

Dans les gestes délicats et les précieux sourires de la femme,

Dans les fleurs et les feuilles et dans l’herbe fraîchement apparue,

Ou mourant à l’automne, moi plus que personne

Je t’adore, présent ou perdu, je te pleure.

Nous voyons cet homme qui se croyait athée, dans une des dernières manifestations de son génie, exprimer cette nostalgie infinie d’une Présence qu’il cherche partout, qui dépasse toute réalité et qui pourtant peut transparaître à travers toute réalité. Il y a donc un aspect où l’homme est ouvert à une transcendance, et un autre aspect où il la refuse. Il la refuse, pourquoi ? Saint Paul vient de nous dire que :  » La Loi, parce qu’elle est loi, m’invite à la transgression. »

Qu’est-ce qu’il y a au fond de ce refus ? Pourquoi est-ce que le fruit défendu est toujours le plus agréable ? Sur le plan de la seule nature, il y a évidemment dans cette révolte une défense de notre autonomie ; il n’y a pas simplement l’attrait du fruit défendu, il n’y a pas seulement l’attrait des biens que nous convoitons naturellement, en vertu de notre nature animale ; il y a davantage et plus profondément, une revendication de notre dignité.

L’homme qui a conscience de son inviolabilité veut être inviolable pour Dieu, et puisque Dieu apparaît comme une autorité qui le domine et le surplombe, comme une autorité qui lui impose une loi que l’homme n’a pas choisie, qui contredit d’ailleurs si souvent ses convoitises, va rejeter Dieu pour défendre son inviolabilité. Il préférera, d’ailleurs, se détruire lui-même pour affirmer son indépendance, plutôt que d’admettre un Dieu qui soit pour lui une limite. Et c’est bien ce que nous constatons aujourd’hui ; après La mort de Dieu vient La mort de l’homme.

 La mort de l’homme, ce sera le structuralisme, par exemple, ce sera l’affirmation d’un langage qui se parle à travers nous-même, dans le système de Claude Lévi Strauss, une structure objective qui se parle à travers nous-même, mais nous n’y sommes pour rien. L’humanité sécrète des mythes ; en réalité, ce sont ses structures qui sécrètent des mythes qu’on retrouve partout identiques, précisément en raison de certains rapports qu’on retrouve partout semblables. Il n’y a pas d’homme qui parle : il y a une structure qui se parle à travers l’homme ! Le sujet est évacué : il n’y a plus de sujet, il n’y a qu’un objet. Cette tendance que Lévi-Strauss affirme, de propos délibéré, puisqu’il a voulu constituer le seul humanisme ou du moins, le seul athéisme scientifique qu’il soit possible de concevoir ? c’est du moins ce qu’il entendait faire -. On retrouve cette tendance, diffuse, un peu partout.

Pour Sartre, chaque homme doit trouver son chemin. L’homme est libre assurément, mais il est libre pour rien, il n’y a rien dans sa nature qui lui demande d’aller dans une direction plutôt que dans une autre. Il est totalement libre, totalement responsable, mais devant personne ! Il est d’ailleurs une passion inutile : sa vie n’a aucun sens. De nouveau, l’homme, précisément parce qu’il n’a aucune signification, l’homme est évacué, l’homme, au fond, n’existe pas !

Sous une forme plus élémentaire, le freudisme, qui a eu une importance énorme, s’est répandu dans toutes les couches de la population sous la forme très élémentaire de : il ne faut pas créer de refoulement. Cet inventaire de l’inconscient que Freud a pratiqué ? et il y a certainement beaucoup à en retenir ? mais cet immense travail s’est vulgarisé finalement sous cette forme : tout refoulement est un danger pour l’équilibre de l’homme. Donc, le premier principe de la morale, c’est d’éviter tout refoulement, ce qui reviendra à faire ce que l’on veut !

Plus profondément, nous aurons, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, nous aurons dans Nietzsche, qui est le grand prophète de l’athéisme ? je crois le plus respectable et le plus douloureux ? nous avons ce sentiment que Dieu est un viol, le regard de Dieu est indécent, comme dit Nietzsche. Quand il scrute notre intimité, il nous la viole ; nous ne pouvons nous tenir debout que s’il n’y a pas de Dieu.

Marx, je l’ai déjà dit, dans des termes plus modérés, revendique l’autonomie de l’homme contre la dépendance d’une créature.

Enfin, il y a une immense revendication de la liberté qui va jusqu’à la négation de l’homme contre Dieu. Pour ne pas dépendre de Dieu, on préfère nier en l’homme l’esprit, toute espèce d’infini et de transcendance, et le ramener au hasard, comme le fait Jacques Monod : une vie surgit au hasard, qui ne signifie plus rien.

Enfin, il y a tant et tant de conceptions qui sont diffusées par la radio et la télévision qui envahissent tous les esprits, qui pénètrent dans tous les foyers, que les hommes les plus attachés à leurs traditions ou à leur foi, les plus sincèrement croyants s’inquiètent, se sentent mal à l’aise, ont l’impression que tout s’écroule, que plus rien n’est certain, et cela se traduit dans de nombreuses familles par une sorte de tolérance : il faut fermer les yeux sur les accidents de parcours ; il ne faut pas imposer aux enfants une morale… que les adultes ne pratiquent pas d’ailleurs ! Au contraire, il faut les ouvrir le plus tôt possible aux jouissances que les adultes s’accordent, puisqu’il n’y a pas de raison ? comme disait la princesse Bonaparte ? de refuser à un bébé une jouissance sexuelle qui sera normale à l’âge adulte.

Il en résulte, comme vous le savez, qu’il n’y a plus de péché. Dans l’ordre sexuel notamment, le sentiment de culpabilité est complètement anachronique. On parle à des enfants de onze ans de la pilule contraceptive ! Une jeune fille de première dans un lycée, a accouché toute seule et a jeté son enfant à la poubelle ! Et à cette occasion, on a signalé que quatre mille jeunes filles, au moins, étaient enceintes dans les lycées de France !

Le fond de tout cela, encore une fois, et ce qui est l’élément positif de cette immense contestation qui a tant de racines diverses, mais qui aboutit à créer un peu partout un climat de contestation ou d’incertitude ? il y a au fond de tout cela un élément positif, qui est justement la revendication de l’inviolabilité de l’homme -. Et c’est pourquoi il faut tirer un trait sur la morale d’obligation ; la morale d’obligation est désormais condamnée.

Il est impossible de demander à l’humanité de s’incliner devant une loi parce qu’elle est la Loi, d’accepter le Décalogue parce qu’il a été proclamé par Dieu. D’ailleurs… d’où vient ce Décalogue… qui, finalement, ne fait qu’exprimer un fond d’honnêteté humaine qu’on retrouve ailleurs, notamment dans les Déclarations d’innocence du Livre des Morts égyptien. En quoi ce Décalogue nous concerne-t-il ? Ce Décalogue donné à un peuple dont nous ne faisons pas partie ? Ce Décalogue donné par un Dieu qui est d’ailleurs extérieur par rapport à nous ? Ce Décalogue qui, d’ailleurs, a subi des transformations, car la morale, même sur le terrain biblique, a varié ; on a admis la polygamie comme une chose normale ; on a autorisé le divorce ; la peine de mort qui nous répugne, au contraire, foisonne dans la Bible, elle y est constamment édictée, réclamée, et imposée ! En quoi pourrions-nous nous sentir liés par cette vieille morale ? La morale est historique, la morale varie et c’est à nous d’apprécier la morale qui nous convient.

Un professeur de morale de l’Université de Fribourg s’est illustré précisément en défendant ces thèses : la morale est historique, la morale est relative ; pourquoi ne pas admettre après tout que la masturbation soit un chemin vers une sexualité normale ? Et pourquoi ne pas admettre que des relations prénuptiales, pourvu qu’elles soient stériles, soient un très parfait acheminement vers un mariage heureux ? La contraception peut être excellente, dans la mesure précisément où elle permet des essais, qui aboutiront à un heureux mariage ! Après tout, il faut rendre les gens heureux !

En effet, on peut opérer une révolution copernicienne ! Il est plus simple de dire : tout ce qui était défendu hier est permis aujourd’hui. Comme ça, on aura tout le monde avec soi ! Quelle merveille si l’on peut remplacer la Sainte Vierge par Vénus : il n’y aura plus de contestation, tout le monde sera d’accord, et l’on évitera tout refoulement !

Cette situation est extrêmement grave parce qu’elle est en train de dissoudre ce qu’on appelle le monde libre ? qui n’a d’ailleurs de libre que le nom ? elle est en train de le dissoudre. Qu’est-ce qu’il a à opposer à l’absolu du marxisme ? Le marxisme a un absolu, qui est erroné, mais il en a un ! Il l’affirme contre vents et marées, il l’affirme en surveillant avant tout son idéologie : c’est à cela qu’il applique tous ses soins, ne pas toucher à l’idéologie ! Plutôt désintégrer le cerveau des opposants, que de permettre une contestation sur le matérialisme dialectique ou historique ! Le monde libre n’a rien à opposer, il se laisse entamer ! Il conteste lui-même toutes les valeurs sur lesquelles ses traditions reposaient ; et le marxisme entreprend une immense offensive, en particulier contre l’intelligentsia du monde libre : la décomposer, la pousser jusqu’au fond de ses négations, c’est le plus sûr moyen d’aboutir à l’instauration d’un marxisme universel ? qui a d’ailleurs partout ses cellules de propagande ? et qui, jusque dans l’Eglise, trouve des complicités. Il faut être à gauche surtout, à gauche et jamais, jamais d’ennemis sur la gauche !

Mais tout cela, encore une fois, a ses racines dans ce que saint Paul signale si profondément : la Loi provoque la révolte, non seulement parce qu’elle allume la convoitise, mais, plus profondément, parce qu’elle fait surgir dans l’homme cette volonté d’affirmer son autonomie. Je ne connais pas d’objection plus profonde, et j’avoue que si je n’avais pas rencontré la Trinité, cette objection serait la mienne.

Pourquoi Dieu nous aurait-il créés ? Pour nous faire sentir notre dépendance ? Pourquoi nous aurait-il donné juste assez d’intelligence pour que nous comprenions que notre destin est scellé, qu’il est déterminé à jamais, que, en Dieu, tout est décidé ; que, quoi que nous fassions, notre histoire est écrite d’avance !

Si Dieu était cela en effet, il serait le premier à violer notre autonomie ; il accomplirait avec une espèce de sadisme, le piétinement de notre dignité et nous ne pourrions défendre notre dignité qu’en le vomissant !  » S’il y avait des dieux, comment supporterais-je de n’être pas dieu ? « 

Il faut donc que nous sentions, avec autant de force que l’événement le comporte, cette mutation qui fait de l’histoire contemporaine une contestation si profonde, si étendue, si spontanée ? en apparence tout au moins ? et si universelle. C’est que précisément, Dieu n’a pas été vu, n’a pas été perçu, n’a pas été reconnu selon la nostalgie admirable qu’exprime Shelley, comme  » cette présence qui peut seule nous combler « .

Et on comprend que l’homme avec son ouverture, l’homme avec ses béances, l’homme qui n’est pas achevé, l’homme qui a à se faire, l’homme dont l’être, comme dit Heidegger est son pouvoir être, on comprend que l’homme soit aux abois.

Qu’est-ce qu’il va faire de cette béance ? Qu’est ce qu’il va faire de cette ouverture ? Qu’est-ce qu’il va faire de cette incomplétude ? Qu’est-ce qu’il va faire de cette aspiration, de cette nostalgie ?  Qu’est-ce qu’il va en faire ?

On lui a dit qu’il était libre, on lui a dit qu’il pouvait faire tout ce qui ne nuisait pas à autrui… Mais, c’est la Déclaration des Droits de l’homme de la Révolution française ! Mais, qu’est-ce qui nuit à autrui et qu’est-ce qui nuit à moi-même ? Si la drogue me plaît, si j’y trouve mon paradis, pourquoi pas ? Quel mal est-ce que je fais aux autres ? On comprend que l’homme devienne fou de ce gouffre infini qui s’ouvre en lui, comme dit Pascal, sans savoir avec quoi le remplir ! En tout cas, le Dieu autoritaire, le Dieu législateur, le Dieu qui limite et qui menace, le Dieu qui juge et qui condamne, c’est F I N I! Et sur l’homme, ce Dieu-là n’a plus aucune prise.

Et vous savez avec quelle facilité les gens aujourd’hui, les chrétiens pratiquants, s’absolvent. Le taux des confessions est tombé dans une proportion de 80 % en six ans ou quelque chose d’approchant. Il n’y a plus de péché ; chacun s’absout lui-même, en se déclarant vaguement pécheur, ce qui ne l’engage à rien. Il faut donc trouver ou plutôt il faut rencontrer une morale de libération ; et, chose pathétique et merveilleuse, dans cette morale de libération, le seul péché, c’est le refus de se faire origine. C’est le refus de la liberté ! Mais c’est que la liberté a pris un sens essentiellement nouveau dans la révélation de la Très Sainte Trinité.

Une fois de plus, il faut constater l’impossibilité où l’homme se trouvait de résoudre son problème avec les ressources de son intelligence, de sa raison discursive, avec les ressources de son expérience et à travers tout l’itinéraire de sa souffrance ou de sa volupté.

Personne, que je sache, n’a jamais posé le problème de la liberté comme le pose le mystère adorable de la très Sainte Trinité : nous ne savions pas ce que c’était ? ce que c’est ?.

Impossible de dégager de cette liberté une structure, c’est justement ce qui empoisonne l’atmosphère aujourd’hui, c’est que ce cri de liberté… liberté… liberté… fait illusion ou signifie quelque chose qui n’a pas de structure : faire n’importe quoi, comme si on était n’importe qui ! Ce que la Trinité Sainte nous révèle, c’est que la liberté a une structure, c’est que la liberté est une exigence : la plus profonde, la plus totale, la plus radicale, parce que justement chaque acte vraiment libre est un acte originel, comme chaque faute, vraiment libre, est une faute originelle.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que, en chaque acte vraiment libre, j’engage tout mon être. Il y va, comme dit Paul Tillich, de la totalité de mon être. Dans chaque acte libre, totalement libre, je me choisis moi-même, dans chaque acte totalement libre, je pose mon
 moi ou comme possessif ou comme oblatif ; dans chaque acte libre, je me construis, je me fais être, je me crée moi-même ou je me dé-crée si je m’enferme dans mon moi possessif.

La morale donc, concerne l’être ; elle ne peut être qu’une ontologie créatrice. La morale n’est pas un ordre qui s’impose du dehors, mais une exigence qui jaillit du dedans : une exigence d’être, une exigence de grandeur, une exigence créatrice à découvrir en soi et à faire découvrir aux autres. Notre honneur suprême, c’est d’avoir précisément à nous créer nous-même. Notre honneur suprême, c’est de ne pas subir notre vie, mais de la faire jaillir dans un pur élan d’amour.

 » Dieu crée des créateurs « , comme disait Bergson, et c’est là le principe de toute morale. Si l’homme éprouve  » être ou ne pas être, c’est là la question  » ? s’il comprend qu’il dépend de lui d’être ou de ne pas être, il est devant le véritable problème, ce problème qu’il EST, et il ne peut pas s’étonner qu’il ait un effort à fournir, puisqu’il doit se saisir dans les ultimes racines de son être pour se promouvoir à un être-source, pour être un moi originel.

Car enfin, l’estime que je réclame pour moi-même, le respect de ma dignité que je revendique, cela n’a aucun sens si je ne suis pas un moi originel, si je me borne à être totalement préfabriqué. Je ne suis pas plus respectable qu’une punaise ou un scorpion qui, dans leur être, sont totalement préfabriqués !

Ce qui fait toute la différence, c’est que je peux surgir de ce préfabriqué, c’est que je peux devenir une source, c’est que, en moi, peut naître un moi originel, un moi universel, un moi qui est un bien commun, que tous les hommes sont intéressés à défendre, parce qu’il est un trésor commun, parce qu’il est, pour tous, un ferment de grandeur et de libération.

Il s’agit donc d’être : d’être d’une manière originelle, d’être en étant le créateur de soi, d’être en refusant de se subir, ce qui n’est possible, comme nous n’avons cessé de le voir, que par le don total de nous-même. Mais il fallait le modèle divin, et c’est justement ce qui a manqué à l’humanité avant la Révélation unique qui s’accomplit dans le Christ ou plutôt qui est le Christ lui-même. Ce qui a manqué à l’humanité, c’est le modèle divin, qui est le modèle trinitaire : il a fallu que Jésus nous révèle la pauvreté divine, qu’il nous introduise dans le circuit de l’altruisme éternel, qu’il nous manifeste la personnalité en Dieu comme une relation pure à l’Autre, comme une désappropriation radicale, pour que nous comprenions, enfin, le sens de notre liberté, comme une vocation de libération. C’est ce que personne ne paraît comprendre :

IL N’Y A DE LIBERTE QUE LA OU IL Y A LIBERATION.

Je suis dans le monde libre : oui ; je peux voyager à ma guise, je puis lire éventuellement ce que je veux, je puis, dans ma vie privée, faire tout ce que je veux tant que cela ne tombe pas sous le coup des lois pénales. Mais qu’est-ce que cela change à ma servitude interne ? ? qui est la plus redoutable de toutes ! ? Epictète esclave, est un homme libre ; son maître, selon la légende, a pu lui fracturer la jambe en la serrant dans un étau. Et Epictète de constater après la fracture :  » Je te l’avais bien dit ! « 

Epictète esclave est libre, parce qu’il est libre au-dedans. L’homme qui peut disposer de tous ses mouvements dans la société, comme c’est le cas dans le monde libre jusqu’à un certain point, tout au moins, s’il n’est pas libéré de lui-même, va reporter cet esclavage dans toute son activité, dans toutes ses opinions, dans toutes ses affirmations, dans tous ses livres, dans toutes ses œuvres. Il ne pourra pas ne pas contaminer le milieu ambiant avec l’esclavage intérieur qu’il subit.

Il est donc parfaitement clair que la liberté ne signifie rien, si elle n’est pas un chemin vers notre libération, et notre libération est radicalement impossible si nous ne savons pas ce qu’elle signifie, si nous n’avons pas le modèle divin, si nous ne comprenons pas que la plénitude de l’être, c’est la plénitude de l’amour, si nous n’avons pas identifié l’être avec l’amour, comme c’est le cas au cœur de la vie divine.

 Il y a une morale issue de la Trinité, la seule possible, la seule actuelle, la seule qui recoupe toutes les exigences d’autonomie, de grandeur, d’intériorité, de création, de dignité, d’individualité ; tout cela jaillit de cette rencontre avec le cœur de la divinité : Père, Fils et Saint-Esprit.

Alors, il n’y a plus qu’une morale qui est une mystique, finalement, puisqu’elle est une relation personnelle avec la divine pauvreté. Elle n’apparaît plus comme une obligation, elle apparaît comme un mariage d’amour :  » Je vous ai fiancés à un Epoux unique, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure « . C’est un autre monde !

La morale d’obligation est défunte, il ne faut pas la ressusciter ! Il y a une morale de libération infiniment plus exigeante, qui demande tout, toujours, à chaque instant, partout, dans un engagement qui va jusqu’à la racine de l’être, puisqu’il y va toujours de la totalité de l’être, dans nos décisions pleine­ment libres. Rien n’est plus exigeant, mais rien n’est plus créateur, rien n’est plus libérateur.

Nous pouvons donc envisager ce monde qui est le nôtre avec compréhension, avec sympathie, avec amour. S’il rejette ce joug, il n’a pas tort ; son malheur, c’est de n’avoir pas trouvé le Dieu vivant ; son malheur, c’est de n’avoir pas découvert la pauvreté divine ; son malheur, c’est de n’être pas entré dans ce Buisson Ardent qui brûle au cœur de Dieu ; son malheur, c’est de n’avoir pas rencontré le visage de fête du Christ Jésus.

Et pour nous, en tout cas, nous ne pouvons que nous attacher toujours plus profondément à cette exigence totalitaire qui est la condition d’un être authentique. Nous ne pouvons que nous émerveiller qu’à chaque battement de notre cœur, nous puissions décider de la valeur de notre existence.

Qu’à chaque instant, nous puissions nous créer à neuf ! Qu’à chaque instant, nous puissions grandir dans la liberté en nous libérant davantage ! Qu’à chaque instant, nous puissions devenir un espace plus grand à une Présence plus universelle, un bien plus réellement commun !

 » E T R E  » tout est là ? ou  » A I M E « , aimer, tout est là, c’est la même chose ? Comme dit saint Augustin, si magnifiquement :  » Aime, et fais ce que tu veux « . Oui : A I M E ! Mais l’amour est ce qu’il y a de plus difficile, parce que l’amour engage tout, parce que l’amour n’est qu’un leurre, s’il n’accomplit pas le vide en nous, pour que notre vie ne soit plus qu’un élan vers l’Autre comme JE, finalement, est un AUTRE.

Il y a donc une réponse à cette angoisse, à cette anarchie du monde contemporain qui est la Trinité Sainte, dans la mesure où nous la vivons : de la jubilation d’une rencontre entre  libertés enfin de se comprendre et s’accomplir !  [ Aléatoire ! ]

Il est curieux que Nietzsche qui a des aspects différents, qui a touché parfois de si profondes vérités, ait dit ce mot que nous reprendrons dans un autre contexte, quand il parle de l’amour de l’homme et de la femme :  » Que votre amour soit de la pitié pour des dieux souffrants et voilés ! Il a eu, donc, l’intuition, à certains moments, que l’homme était le porteur d’une divinité cachée en lui, souffrante et voilée, à laquelle il fallait offrir tout l’espace de notre amour.

Voyez l’itinéraire de saint Paul aux Romains, de ce conflit insoluble où l’homme s’oppose à la Loi avec toute l’énergie de sa convoitise, avec toute la revendication de son autonomie ; et puis, l’exigence d’amour qui respirait dans le poème de Shelley. Finalement, c’est là que notre aventure aboutit, c’est là qu’elle se consomme, c’est là qu’elle s’éclaire. Nous sommes en route, nous sommes en pèlerinage ; comme dit un mystique de l’Islam :

En Pèlerinage vers l’Ami qui demeure en nous.