L’humanité sainte de Jésus

« Conférence de Maurice Zundel à Ghazir au Liban en 1959. Publié dans Je parlerai à ton cœur p.156



Enregistrement de la conférence


Le langage chrétien – ou qui prétend l’être, tout au moins – le langage chrétien confond souvent l’Incarnation et la Trinité ou du moins ne distingue pas suffisamment entre l’Incarnation et la Trinité.

Pour beaucoup de chrétiens le Fils, le Fils en Dieu se confond avec Jésus-Christ en tant que Jésus-Christ est précisément le Verbe incarné.

Or le Fils éternel en Dieu, est, dans la divinité, un de ses pôles d’altruisme, un de ses pôles de communication, un de ses pôles de lumière où la vie divine ne cesse de circuler.

Jésus-Christ, c’est le nom du Verbe incarné. Avant ce moment précis où le Verbe prend chair dans le sein de Marie, on ne peut pas parler à proprement dit, de Jésus-Christ, dans ce sens que précisément, que la filiation éternelle ne suppose pas l’Incarnation. C’est l’Incarnation qui suppose la filiation éternelle, et non pas le contraire.

L’humanité sainte de notre Seigneur ne fait pas partie de la divinité, autrement Dieu serait éternellement un Dieu incarné. L’humanité est une créature suscitée dans le sein de Marie, pour être le sacrement inséparablement uni à la divinité, dans l’unité d’une seule Personne. Et il est très important de clarifier nos idées à ce sujet, parce que dans ce pays surtout où nous sommes en coexistence avec l’islam, nous avons à présenter le christianisme dans toute sa pureté.

L’islam s’est mépris, certainement par la faute des chrétiens, je veux dire par la faute des informateurs de Mahomet, qui a dû entendre parler des chrétiens qui l’entouraient et qui les a entendus exprimer leur foi certainement d’une manière extrêmement équivoque, car le Coran proteste contre une filiation en Dieu, contre une filiation qui n’est certainement pas comprise. Lorsque le Coran dit : « Lam yalid wa lam yulàd », « Il n’enfante pas, et Il n’est pas enfanté », il se représente évidemment la filiation en Dieu comme une filiation humaine. Il pense que les chrétiens imaginent Dieu comme ayant besoin de se donner une aide, ou un aide, ou un successeur, parce que il n’arrive plus à satisfaire à la besogne, comme un cheikh, devenu vieux, passe la main à son fils, compte sur sa descendance pour perpétuer son œuvre.

Ils ne comprennent pas que la filiation divine est révélée par le Christ comme une filiation selon l’Esprit, comme une génération dans l’ordre de la connaissance, comme celle qui s’accomplit en nous, lorsque nous devenons des personnes, lorsque nous atteignons vraiment à nous-même, lorsque nous devenons, au moins pour un instant, une source, une origine, un commencement, un espace, une liberté. A ce moment-là, nous naissons vraiment à nous-même dans la lumière et dans le jour de la connaissance. Mais il est clair que cette naissance n’a absolument rien à voir avec la naissance charnelle. C’est une naissance qui est consubstantielle comme le dit le Credo de Nicée, consubstantielle à la vie de l’esprit ; la vie de l’esprit ne peut s’exprimer justement parfaitement que dans cette fécondité.

Car l’esprit ne peut pas se connaître lui-même en se regardant lui-même. Justement, se regarder soi-même, ce n’est pas se voir. On devient l’autre qu’en soi, car c’est dans ce transfert de tout soi-même dans l’autre que l’on se libère de soi, et tant qu’on colle à soi, on fait ombre avec soi-même et on ne se voit pas.

Les Anciens avaient créé cette admirable légende de Narcisse : Narcisse est un jeune homme d’une très grande beauté, qui est épris de sa beauté, qui ne recherche que sa beauté, qui se mire dans tous les bronzes luisants pour y chercher son visage, qui se regarde dans tous les étangs pour admirer sa beauté, et qui un jour, en se voyant précisément dans un étang, et en s’éprenant plus que jamais de son visage, veut le joindre, se jette à l’eau et y périt. Ils avaient vu les Anciens, magnifiquement, que un regard sur soi-même ne peut pas amener à la connaissance de soi-même, que la vie de l’esprit ne peut déboucher que dans un élan vers l’autre et que c’est cette naissance dans l’autre qui est la véritable expression de soi-même.

Et, justement, ce que la Trinité affirme, c’est que la connaissance en Dieu est une fécondité. Ce n’est pas un regard sur soi, ce n’est pas une admiration de soi, ce n’est pas un retour à soi : c’est un élan vers l’Autre. Mais cette filiation est éternelle. Elle est absolument indépendante de l’Incarnation. C’est par elle que la divinité se constitue, qui ne peut exister précisément que sous cette forme de communication.

L’Incarnation nous a révélé la Trinité. Elle en dépend essentiellement, et non pas la Trinité de l’Incarnation. Le Fils de Dieu est le Fils éternel, et s’il est révélé dans l’humanité sainte de notre Seigneur, cette humanité qui a été créée dans le sein de Marie, cette humanité lui doit tout, lui doit tout, et le Fils Éternel : RIEN.

Il importe donc que nous donnions à nos enfants en particulier – qui doivent vivre en pays musulman, qui auront un jour peut-être à s’expliquer avec des camarades – il importe de leur donner les notions les plus pures, les plus transparentes, celles justement qui remontent à la vie de l’esprit dans son foyer primitif et qui nous montrent ce que nous expérimentons à notre manière quand nous naissons à nous-même dans la lumière d’une connaissance désintéressée, qui nous révèle en Dieu justement la plénitude de la vie de l’esprit dans un échange permanent où la lumière circule dans un dépouillement infini où rien ne fait ombre, parce que justement il n’y a plus d’appropriation, il n’y a plus de possession, il n’y a plus de retour à soi. C’est dans le jour de la très sainte Pauvreté qu’éclate en Dieu la vérité, qui est justement, la lumière de la flamme d’Amour.

L’humanité sainte de notre Seigneur qui est créée dans le sein de Marie, qui est limitée d’une certaine manière comme toute créature, tellement que notre Seigneur dira formellement, comme le répète le Credo de saint Athanase – dit de saint Athanase, puisqu’il n’est pas de lui – « Le Fils est moins grand que le Père ou plutôt le Père est plus grand que le Fils » – « Si vous m’aimez, vous vous réjouirez, parce que je vais au Père, et le Père est plus grand que moi ». Comme il dira, à propos du dernier jour, que personne ne le connaît, pas même le Fils, mais seulement le Père.

Il y a donc dans le mystère de Jésus, il y a une subordination de l’humanité à la divinité et, si l’humanité subsiste en Dieu, elle n’est pas Dieu. C’est l’humanité de Dieu, l’humanité unie personnellement à Dieu, l’humanité qui n’a qu’un seul moi qui est Dieu, l’humanité hostie, l’humanité sacrement, enfin l’humanité, comme dit le Concile de Chalcédoine, qui reste formellement essentiellement distincte de la divinité.

Néanmoins, puisque c’est une humanité-sacrement, elle est d’une qualité particulière, elle est d’une qualité unique, justement parce que elle ne peut rien s’approprier. Et c’est parce que elle est incapable de tout retour sur elle-même, parce que elle ne peut que témoigner de Dieu et jamais d’elle-même, qu’elle est la révélation parfaite, insurpassable, puisqu’elle apporte à Dieu la seule transparence qui puisse communiquer en plénitude tout son mystère, la transparence d’une absolue pauvreté.

Cette humanité-sacrement est aussi une humanité médiatrice. Elle est sacrement par rapport à la divinité qu’elle nous communique personnellement. Elle est médiatrice par rapport à nous parce que c’est elle qui nous représente, c’est elle qui nous rassemble, c’est elle qui nous unit, c’est elle qui récapitule et qui donne un nouveau commencement à toute la Création et à tout l’Univers.

C’est là que se place cette admirable notion paulinienne que nous devons au génie du grand Apôtre : « Jésus est le second Adam. » Il est le second Adam et lui seul peut l’être, précisément parce que son humanité est absolument pauvre.

Qu’est-ce qui nous empêche de communiquer les uns avec les autres ? Ce sont nos frontières. Chacun de nous se renferme dans son moi propriétaire, dans son moi animal, dans son moi instinctif, dans son moi zéro. Chacun dresse la barrière de son amour-propre et devient par- là même étranger aux autres, étranger à ceux de sa maison, étranger à ceux de son peuple, étranger aux autres peuples, aux autres races, aux autres classes, aux autres temps. Ce sont ces frontières qui nous empêchent de communiquer les uns avec les autres.

Mais Jésus justement n’a pas de frontières, parce qu’il n’a pas de moi propriétaire, parce que il n’est pas centré sur sa propre humanité ou plutôt parce que celle-ci n’est pas centrée sur elle-même. Justement parce qu’il est incapable de rien s’approprier, il est incapable aussi de rien exclure. Son humanité est ouverte, ouverte infiniment sur l’homme, comme elle est ouverte infiniment sur Dieu.

Et c’est pourquoi il faut dire que Jésus est au même degré, c’est-à-dire avec une plénitude infinie, le Fils de Dieu et le Fils de l’homme.

Je suis particulièrement sensible, particulièrement sensible à ce titre de Fils de l’homme. C’est le nom que Jésus, que Jésus se donne, ce nom mystérieux qu’il ne définit pas, puisqu’il en parle généralement à la troisième personne. En sorte que il arrive certains moments – comme on le voit dans l’Évangile de saint Jean – certains moments où ses auditeurs se demandent de qui il parle : « Et moi, élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi. Il signifiait par-là de quelle mort il allait mourir » (Jn. 12, 32-33) La foule lui répliqua : « La loi nous a appris que le Christ demeurerait toujours. Comment peux-tu dire : Il faut que le Fils de l’homme soit élevé ? Qui est ce Fils de l’homme ? » Qui est ce Fils de l’homme ? Sentons bien avec quelle discrétion Jésus parle de lui-même. Il se proclame si peu, il se met si peu en avant, que on finit par se demander si c’est de lui-même qu’il parle ou d’un autre. Qui est ce Fils de l’homme ? Il s’offre évidemment comme une question vivante, il se propose comme une interrogation à notre foi et à notre amour. Mais c’est dans la mesure où notre foi ira à sa rencontre, dans la mesure où notre amour s’identifiera avec lui que la réponse éclatera en nous…

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 15’ 14’’]

Fils de l’Homme en tout cas, cela veut dire qu’il est l’Homme, qu’il est l’Homme dans un sens absolument unique et Pilate n’a pas tort, sans le savoir, lorsqu’il dit : « Voici l’Homme ! » Car Jésus n’est pas seulement un homme, un homme comme nous sommes, nous, chacun, un être humain, Jésus est l’Homme. Et je suis ému de penser que il s’est donné ce nom qui n’était pas inconnu bien entendu, ni dans le prophète Daniel, ni dans les livres Apocryphes, le livre d’Hénoch en particulier, dont on vient de retrouver de nouvelles affirmations dans les manuscrits de la Mer Morte.

Quoi qu’il en soit, quel que soit le sens que ce mot ait dans le Livre de Daniel ou dans le Livre d’Hénoch, il est certain que notre Seigneur s’est donné ce nom où j’aime à penser que il s’est appelé l’Homme, l’HOMME.

Nous, nous sommes des hommes, nous ne sommes pas l’Homme. Nous sommes un parmi des milliards de milliards, qui existent actuellement ou qui se sont succédés depuis le surgissement du premier couple. Et dans cette immense multitude, nous disparaissons comme un zéro. Lui n’est pas un homme, il est l’Homme. Pour lui, être Homme c’est un nom propre. C’est pourquoi il se désigne par ce titre : fils de l’Homme. C’est un nom propre, justement, parce qu’il l’est d’une manière unique. Il ne l’est pas comme un parmi des milliards, comme un maillon dans cette chaîne innombrable. Il n’est pas un moment de l’espèce humaine. Il n’est pas quelqu’un par qui la vie passe, comme elle passe de génération en génération. Il est le second Adam. Celui en qui toute la vie se recueille, se concentre et retrouve son unité.

Et cela n’est pas sans conséquences, parce que c’est un des problèmes les plus bouleversants que l’on puisse se poser devant l’histoire et devant l’humanité présente. L’humanité augmente, augmente, augmente, augmente. Elle sera bientôt 3 milliards, puis bientôt 4 milliards, puis bientôt 5 milliards. Elle augmente sans fin, sans fin, sans fin ! Et si on fait l’addition de toutes les générations qui se sont succédées – et on ne sait pas jusqu’où elles remontent – il est impossible vraiment d’en faire le compte.

Alors, comment établir un lien, établir un lien entre tous ces hommes ? Comment leur découvrir une vocation commune, comment imaginer que chacun de ces zéros ait une importance ?

Nous sommes à Ghazir, c’est un village de 2000 habitants. Qui connaissez-vous à Ghazir, vous qui vivez à Ghazir depuis vingt ans ou davantage ? Qui connaissez-vous ? Vous ne connaissez pas tout Ghazir. Vous ne connaissez pas chacun des habitants de Ghazir. A plus forte raison, ignorez-vous ce qui se passe à Beyrouth. Etes-vous incapables de dénombrer la population de Beyrouth et de connaître chaque visage de tous les habitants de Beyrouth ? Et qu’est-ce que Beyrouth dans le monde ? Et qu’est-ce que le monde d’aujourd’hui, par rapport à toute l’histoire qui a précédé notre époque ? Comment imaginer que chacun de ces grains de poussière perdus dans cette immensité aient une valeur ? Comment pouvons-nous nous flatter d’aimer cette humanité que nous ne connaissons pas et qui nous devient de plus en plus étrangère ? Car les moyens de communication n’y font rien ! Jamais les hommes n’ont été plus près par les communications techniques, qui font que une onde électromagnétique nous relie en une seconde à tous les points de la terre. Jamais ils n’ont été plus séparés parce que, s’ils font partie de la même espèce, ils ne font pas partie de la même communion !

Et justement, il y a là une immense équivoque : lorsqu’on parle de l’humanité, comme en parle Marx, l’humanité que l’on veut créer, l’humanité future, qu’est-ce que l’on entend par l’humanité ? Est-ce qu’on entend par l’humanité cette espèce qui se multiplie, animalement ? Est-ce le seul lien qui existe entre les hommes, cette génération charnelle ? Si c’est le seul lien, nous sommes une espèce animale comme toutes les autres. Et il n’y a pas de raison d’estimer plus précieux la génération charnelle des hommes que celle des animaux, si tout se borne à cela !

Mais il est clair que ce qui distingue les hommes, ce qui les met tout à fait à part, c’est qu’il y a en chacun une possibilité d’autre chose. C’est que, dans chacun de nous, il y a une qualité humaine qui peut se développer, une liberté humaine qui peut s’exprimer, une création humaine qui veut s’accomplir, une valeur humaine qui peut se thésauriser, qui peut s’accumuler au plus profond de nous-mêmes et devenir un bien commun.

Saint Ambroise, à propos de la naissance de saint Jean-Baptiste, remarque admirablement que la joie que suscite la naissance de saint Jean-Baptiste, comme la naissance de tous les saints, suppose qu’un saint est un bien commun ! Ce mot est admirable : un saint est un bien commun, il est un trésor pour tous les hommes et c’est pourquoi sa naissance est saluée par l’allégresse générale.

Mais c’est là justement tout le problème ! Pour qu’il y ait une humanité distincte de l’espèce animale, sur laquelle les zoologues, les naturalistes mettent l’étiquette homo sapiens, l’homme sage, pour qu’il y ait autre chose que cette espèce animale, il faut que chacun développe en lui ses possibilités créatrices, il faut que chacun devienne un bien commun.

Davantage : il faut que chacun porte tous les autres, il faut que chacun soit relié à tous les autres. Et qui fera cette unité ? Qui va prendre en charge toute l’histoire et toute l’humanité pour nous rassembler vraiment sur le plan de la personne, pour nous rassembler à partir de ce secret qui constitue la personnalité de chacun ?

Pour avoir prise sur notre unicité, il faudrait nous aimer, tous et chacun, comme la mère – que j’évoquais l’autre jour – comme la mère a aimé son fils, s’est identifiée avec lui et, pendant plus de trente-cinq ans, l’a porté dans l’élan de son amour, jusqu’à devenir vraiment une seule vie avec lui.

Enfin quel est l’homme qui peut déployer une telle puissance d’amour qu’il devienne intérieur à chacun, qu’il puisse vivre la vie de chacun du dedans, comme sa propre vie. C’est là justement le mystère et la vocation du second Adam. Et c’est pourquoi cette appellation paulinienne est si précieuse, si suggestive et si éclairante, parce que, elle nous introduit dans la vocation du Fils de l’Homme.

Il est l’Homme, non pas seulement un homme, celui qui porte toute l’espèce, celui qui rassemble toutes les générations, celui qui est à l’intérieur de chacun pour l’orienter vers tous les autres. Et si on peut parler d’une humanité une, d’une humanité qui constitue une seule histoire à travers les siècles, à travers l’espace, c’est dans la mesure où il y a Quelqu’un qui la totalise en lui, qui la vit dans tous ses foyers, qui est intérieur à chacun de ses membres et qui permet à chacun, en se dépassant, de devenir tous les autres, en apportant justement à la Communauté ce bien commun qu’il est devenu, en faisant fructifier en lui la grâce et la Présence de Dieu.

Il y a là quelque chose qui nous touche dans nos fibres les plus humaines. Notre Seigneur, justement parce que il est une humanité infiniment réelle, mais une humanité d’une qualité unique, mais une humanité dépouillée de toutes frontières, mais une humanité absolument transparente, mais une humanité infiniment ouverte sur chacun de nous, parce qu’il est chez lui à l’intérieur des autres, comme on l’a dit magnifiquement, notre Seigneur est seul capable de nous rassembler.

Et si l’on peut parler d’une humanité, d’une Histoire humaine, d’une vocation humaine qui va du premier couple jusqu’à la fin de l’histoire, c’est dans la mesure justement où le Christ en est le centre, où l’Histoire fait en lui un nouveau départ, où il est une nouvelle origine, où tout l’univers reprend en lui une nouvelle naissance, c’est dans la mesure où il est véritablement le second Adam.

Nous voyons bien que, une telle plénitude, une telle plénitude une telle ouverture supposent que Jésus est infiniment ouvert du côté de Dieu, puisque c’est la même chose [que du côté de l’homme]. Quand nous nous fermons sur Dieu [à Dieu], nous nous fermons aux autres. Quand nous nous ouvrons à Dieu, nous nous ouvrons aux autres, quand nous nous ouvrons aux autres, nous nous ouvrons à Dieu, c’est la même chose.

Car justement, dès lors que nous devenons, devenons peu à peu des personnes, que nous émergeons de notre moi animal et propriétaire, nous devenons à la fois un élan vers Dieu et un élan vers l’humanité. Et si notre Seigneur est dans cette ampleur infinie le Fils de l’Homme, c’est parce que il est à un degré infini, unique, incomparable, le Fils de Dieu.

Nous retenons donc que notre Seigneur, dans son humanité, est à la fois le sacrement vivant et inséparable du Verbe de Dieu en qui il subsiste, le sacrement vivant qui nous communique la divinité, et en même temps le médiateur, le médiateur entre les hommes, celui qui les représente, qui les unit, qui les vit tous et chacun comme une mère, comme la plus parfaite des mères, et mieux encore infiniment comme la plus parfaite des mères peut vivre cet enfant unique avec lequel elle s’est identifiée.

Cela suppose, dans l’histoire et dans la carrière de notre Seigneur une tragédie qu’il est absolument impossible de se représenter, puisque dans une vie si brève – qui tient en trente-trois ans au maximum – dans une vie si brève et en un point du temps et en un point de l’espace, dans ce petit canton de la Galilée et de la Judée, Il a dû vraiment assumer toute l’Histoire.

Quand nous voyons à Byblos, dans une jarre brisée, un squelette replié dans la position du fœtus dans le sein de sa mère et que nous songeons que ce squelette a été déposé là vers 3500 ans avant Jésus-Christ, quand nous faisons le compte des générations qui nous séparent de l’homme dont ce squelette est le vestige, cela représente déjà une telle distance que, si nous ne l’avions pas vu, nous n’aurions jamais pensé, pensé à lui.

Que notre Seigneur ait dû penser à tous et à chacun, et cela jusqu’au commencement, ce commencement qui se perd dans la nuit de la préhistoire, qui se chiffre peut-être par 500 000 ou par des millions d’années, qu’Il ait dû vivre toute cette histoire en trente-trois ans, c’est absolument inimaginable.

L’Évangile ne nous donne que quelques très rares éclairs. Ils nous permettent de deviner quelque peu l’âme de notre Seigneur, qui nous permettent de vibrer à sa sensibilité, qui nous permettent d’entrer dans sa solitude, et d’une certaine manière, de participer à sa douleur.

Car n’oublions pas qu’il y a en notre Seigneur une humanité avec tout le développement d’une conscience humaine qui apprend ; qui apprend de la vie, qui apprend peu à peu, ce à quoi elle est destinée. Sans doute – nous allons le voir tout à l’heure en reprenant les termes du Père Mac Nabb – sans doute en notre Seigneur, il y a des clartés éternelles, il y a des certitudes immuables qui s’imposent à sa conscience dès le premier éveil de son existence dans le sein de Marie ; mais il y a aussi toute une part de lui-même qui apprend, qui découvre et qui, en particulier, parcourt les étapes du temps.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 30’ 45’’]

Nous en savons très peu de choses, mais nous pouvons noter le recouvrement au Temple ; pour le recouvrement au Temple, c’est un éclair fugitif, qui nous permet d’entrevoir que Jésus enfant – un enfant en apparence comme tous les autres – Jésus enfant se sentait appelé. Il était peut-être monté, il était sans doute monté à Nazareth, au sommet de cette colline où les Salésiens ont construit leur basilique et d’où l’on peut voir la Méditerranée. Et il avait sans doute rêvé tout enfant, rêvé devant cette Méditerranée qui allait devenir le chemin à travers lequel l’Évangile allait circuler.

Il avait eu, enfant déjà, ce regard sur le monde dont l’Évangile devait faire la conquête. Voilà qu’à douze ans, tout d’un coup, nous apprenons qu’il est conscient que, dans le Temple de Jérusalem, il se doit, il se doit à la mission que son Père lui a confiée ! Et cette affirmation d’une prise de conscience aussi nette frappe de stupeur la Vierge Marie elle-même, qui ne comprend pas, dit l’Évangile, qui ne comprend pas, qui ne comprend pas cette réponse et qui se borne à la garder et à la cacher dans son cœur.

Et puis, tout rentre dans le grand silence de la vie cachée et nous retrouvons notre Seigneur au baptême de Jean. Le baptême de Jean qui est le signal qui lui est donné, sans doute, le signal que c’est maintenant le moment, le moment d’embrasser sa carrière publique car, selon la parole de saint Marc, ou plutôt rapportée par saint Marc, c’est à notre Seigneur lui-même que s’adresse la vision du baptême : « Tu es mon Fils Bien-Aimé », tandis que la vision de la Transfiguration semble s’adresser – et la parole qui l’accompagne – aux Apôtres : « Celui-ci est mon Fils bien-Aimé. »

Il est possible, il est probable que les Évangélistes ont fait circuler la parole d’une situation à une autre, et je pense qu’il vaut mieux garder la formulation de saint Marc : c’est à notre Seigneur lui-même que s’adresse la parole prononcée au baptême : « Tu es mon Fils, Tu es mon Fils Bien-Aimé. »

Et cette entrée dans la vie publique, vous savez qu’elle sera précédée par le séjour au désert, par le déroulement des tentations dont notre Seigneur a fait le récit symbolique à ses Apôtres, dans ce sens qu’il les a rassemblées sous trois chefs qui reviennent toutes à ceci : la tentation, c’est précisément l’effort de la part du Prince de ce monde pour détourner notre Seigneur de la Croix, pour l’engager dans un messianisme facile, un messianisme à coups de miracles, un messianisme sans peine et sans douleur, un messianisme promis au succès, un messianisme qui lui attirera l’hommage des foules, un messianisme qui est justement aux antipodes de sa vocation véritable.

Et il ne faut pas penser que ces tentations ont été simplement une espèce de déroulement cinématographique, à la surface de l’imagination de Jésus. Tout au contraire, il faut voir dans les tentations, dans la tentation, le prélude à l’agonie, le prélude à l’agonie.

Car enfin, repousser la tentation pour notre Seigneur, c’était accepter le calice, c’était s’engager dans la voie de l’échec jusqu’à ce que tout soit consommé. Et nul doute que dans cette phase de tentations, notre Seigneur ait éprouvé et goûté par avance tout ce qui l’attendait et qu’il devra vivre jusqu’à la lie dans l’agonie et dans la crucifixion.

Il avait donc à faire ce choix. Il l’avait déjà fait, mais il faudra le refaire à chaque tournant de cette histoire dont la tragédie devient de plus en plus profonde et inexprimable ; il faudra refaire ce choix qui remplira d’effroi l’Apôtre saint Pierre quand il s’efforcera de détourner son Maître de cette perspective effroyable.

Un autre épisode qui jette un jour, un jour extraordinaire et inattendu sur l’âme et la sensibilité de notre Seigneur, c’est celui qui est rapporté au troisième chapitre de saint Marc où il nous est dit que ses frères disaient de lui : « Il est hors de sens ! Il est fou ! Il est hors de sens ! » Ses frères, ce sont ses cousins, c’est sa parenté, c’est Jacques, José, c’est Jude et Simon, ces personnages d’ailleurs difficiles à identifier, dont on ne sait pas s’ils sont à rapprocher ou à identifier avec les Apôtres qui portent ces noms.

Mais, en tout cas, il y a une période dans leur vie certainement où ils ont été incrédules et où ils ont vu dans ce Jésus qui était leur cousin quelqu’un qui perdait le sens et qu’il fallait ramener à la raison. Et c’est lors de cet épisode justement, où ils cherchent à traverser la foule, que notre Seigneur, lorsqu’on l’avertit que sa mère et ses frères sont là et qu’ils le cherchent – sa mère est là naturellement, pour parer le coup, pour le protéger et non pas qu’elle puisse douter un instant de sa mission – c’est alors qu’il prononce cette parole si bouleversante : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? C’est celui qui écoute la Parole de Dieu qui est mon frère et ma sœur et ma mère ». (Mc 3:35)

Quelque temps après, nous le retrouvons à Nazareth, et à Nazareth nous le verrons se heurter à l’incrédulité car justement, à Nazareth, il était tellement semblable aux autres. Personne ne s’est douté, au cours de toute son enfance, qu’il était différent. Personne n’a vu en lui quelqu’un d’autre que le fils de Joseph et de Marie, et ils se hâtent d’ailleurs de le lui resservir quand il ouvre le Livre dans la synagogue de Capharnaüm.

Et lui-même s’étonne de leur incrédulité et saint Marc note qu’il n’a pu faire en ce lieu aucun miracle, sauf qu’il guérit quelques malades en leur imposant les mains. D’ailleurs, déjà l’accrochage s’est produit avec les Pharisiens qui ne l’accusent de rien moins que de chasser les démons par Beelzéboul, par le Prince des Démons !

Le conflit ne fera que s’aggraver et bientôt c’est à ses Apôtres eux-mêmes qu’il va se heurter dans l’opposition qu’ils font justement au messianisme de la Croix, qu’ils ne comprendront jamais, qui les déconcertera, qui les scandalisera, qui leur fera perdre l’équilibre, qui les fera douter, comme on le voit dans le récit des disciples d’Emmaüs : « Si c’était bien lui que l’on attendait… Si c’était bien lui, qui était celui qui devait venir… », Parce que tout cela leur est parfaitement étranger.

Notre Seigneur réalisera donc, au cours de chacun de ces épisodes, d’une manière toujours plus tragique, que la partie est perdue et que bientôt « tout sera consommé ». Ces quelques épisodes, qui sont si sobres, qui sont si rares, nous permettent de deviner quelque chose et c’est à travers cette intuition très fragmentaire que nous pouvons imaginer cette prise de conscience qui va du premier instant de l’existence humaine de Jésus jusqu’à sa consommation, puisque à chaque pas, il a dû réaliser qu’il totalisait toute l’Histoire, qu’il allait être le répondant et le responsable de chacun, comme l’agneau immolé depuis le commencement du monde. Cela représente une Passion, une Passion infinie qui se situe bien avant la Passion de la Semaine Sainte. Cela suppose un martyre de tous les instants qui n’exclut pas d’ailleurs la joie, puisque, en Jésus, dans la sainte humanité de notre Seigneur, comme au sein de la divinité, il ne pouvait y avoir qu’une seule joie : c’est la joie du don.

Mais tout cela, nous allons le vivre mieux si justement nous recourons à la profonde théologie du Père Mac Nabb et que je n’ai retrouvée nulle part ailleurs. Je n’ai jamais rencontré dans aucune Vie de Jésus, dans aucun Commentaire des Évangiles, cette théologie qui est pourtant traditionnelle et que le Père Mac Nabb a développée à l’occasion d’une controverse – comme j’ai eu l’occasion de le dire déjà – d’une controverse suscitée par les Anglicans.

Vous connaissez à peu près cette situation, extrêmement complexe d’ailleurs, de l’Angleterre où il y a une religion officielle qui est, en Angleterre, l’Anglicanisme, et en Écosse, le Presbytérianisme. Vous savez qu’à côté de l’Anglicanisme, il y a presque en nombre égal des sectes protestantes, des sectes protestantes en très grand nombre, en particulier le Méthodisme et le Presbytérianisme qui est, je viens de le dire, la religion officielle de l’Écosse unie à l’Angleterre sous la même couronne, sous la même royauté.

Or l’Église Anglicane, pour ne prendre qu’elle, est elle-même un symposium, c’est-à-dire un rassemblement de toutes les nuances et de toutes les opinions possibles. On peut dire que ça va jusqu’à la presque incrédulité, jusqu’au rejet formel de la divinité de notre Seigneur, jusque à l’affirmation que les Sacrements sont quelque chose de magique, jusqu’à l’affirmation de la foi catholique pure et simple, y compris l’infaillibilité du pape.

On trouve absolument tout dans l’Anglicanisme, toutes les nuances, tous les types d’affirmation, réunis dans la même Église, sous les mêmes évêques qui n’ont d’ailleurs aucune autorité, avec le même livre de prières, le Prayer Book, avec les mêmes formules, avec les mêmes cérémonies. On a toutes les opinions si bien que, dans une ordination anglicane, on peut voir les ordinands, les jeunes gens qui sont ordonnés, afficher nettement dans leur attitude à quelle école de pensée – comme ils disent – ils se rattachent, s’ils sont de tendance catholique ou de tendance protestante.

Et dans cette Église anglicane qui tolère toutes les expressions et qui s’appelle elle-même The Bridge Church, l’Église-Pont : l’Église qui veut être le pont entre toutes les autres Églises, comme une espèce de lien, ayant des amarres de tous les côtés ; dans cette Église anglicane, les théologiens, et précisément les théologiens modernistes – modernistes c’est-à-dire ceux qui sont le moins croyants, ceux qui admettent le moins le surnaturel – ces théologiens modernistes s’étaient posé cette question : « Had Jesus-Christ the consciousness of his divinity ? » – « Est-ce que Jésus-Christ avait conscience de sa divinité ? » Est-ce que Jésus-Christ avait conscience de sa divinité ? Et l’enquête se termina par cette affirmation : « Il n’est pas sûr – d’après tous les textes du Nouveau Testament comparés les uns aux autres – il n’est pas sûr que Jésus-Christ ait eu conscience de sa divinité ».

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 44’ 46’’]

C’est alors que le Père Mac Nabb, un Dominicain de très sainte mémoire, un Dominicain qui vivait vraiment dans une union très profonde avec Dieu, qui était une âme de lumière, une âme transparente, une âme pleine de charité, donc le Père Mac Nabb entra dans ce débat.

Combien c’était difficile pour un Catholique, de se mêler à cette controverse, sans y apporter la moindre acrimonie, sans avoir l’air de réfuter, sans prétendre donner une leçon et en tenant compte au maximum de la réponse qui avait été donnée ! « Il semble, il n’est pas certain que notre Seigneur eût conscience de sa divinité. »

Alors, le Père Mac Nabb rappela – je ne sais pas où il a puisé ces notions mais il les donne comme traditionnelles – il rappela cet enseignement d’une ancienne théologie – que la question posée par les théologiens anglicans embrassait quatre questions.

Quatre questions : en effet, notre Seigneur, si on le prend dans sa Personne divine, notre Seigneur sans aucun doute, connaissait sa divinité. La divinité en notre Seigneur la Personne éternelle du Fils connaissait incontestablement la divinité.

Mais si nous prenons maintenant l’humanité de notre Seigneur, comme dans l’âme humaine de notre Seigneur, il y avait un dialogue perpétuel avec le Père, c’est-à-dire en termes théologiques, comme l’âme humaine de notre Seigneur jouissait de la vision béatifique, et que dans la vision béatifique, éclate cette union de l’humanité avec la divinité, dans cette science béatifique, notre Seigneur connaissait incontestablement la divinité en laquelle son humanité subsistait et qui était son unique moi.

Mais il y avait en notre Seigneur une autre connaissance : c’était la science prophétique, car notre Seigneur avait justement à enseigner aux hommes ce don prodigieux de Dieu, qui est le don de l’Incarnation, et puisque il avait à communiquer au monde cette Bonne Nouvelle, que le monde n’osait attendre ni espérer, nul doute que à ce titre, au titre de Docteur du genre humain, dans cette science prophétique qu’il devait monnayer en langage humain, les clartés de la science béatifique qui ne peuvent pas entrer dans les mots humains, au regard de cette science prophétique qui fait de Jésus le Docteur du genre humain, nul doute que notre Seigneur connût sa divinité.

Mais, en notre Seigneur, il y avait une autre science, une science expérimentale : la connaissance que Jésus puisait comme nous dans le spectacle du monde sensible avec ses mains, avec ses yeux, avec toute la respiration de son être sensible. Notre Seigneur, comme personne, avec la délicatesse infinie de cette humanité virginale, notre Seigneur est en prise sur la nature, sur la tendresse des petits enfants, sur l’ardeur du jeune homme qui est en quête de la vie éternelle, sur l’amitié passionnée de Pierre et toutes ses limites, sur le dévouement de Marthe et de Marie et de leur frère Lazare, sur l’attachement unique du disciple bien-aimé.

Tout cela notre Seigneur le vivait dans sa sensibilité, tout cela notre Seigneur le vivait, comme nous, à une autre échelle, dans un autre climat, dans une pureté unique, bien sûr ; mais enfin, il apprenait de la vie, il apprenait, il vivait dans le temps et le temps lui apprenait. C’est pourquoi toutes ces époques, que nous venons très brièvement de résumer, elles s’inscrivent en lui comme un glaive, comme un glaive. Chaque échec, chaque refus, chaque annonce de la Croix et de la consommation entre en lui avec les pointes acérées de l’événement, dont les ténèbres commencent déjà à l’envahir.

Et cette science, conclura le Père Mac Nabb – mais il faut que je conclue hélas ici puisque c’est l’heure – c’est au regard de cette science, dit le père Mac Nabb, que nous pouvons parler en notre Seigneur d’une science naturelle. Il y a en notre Seigneur une science naturelle, une science qui apprend, une science qui s’instruit, une science qui progresse, une science que la très Sainte Vierge pouvait guider, qu’elle pouvait enrichir, qu’elle pouvait élever d’une certaine manière : il a pu apprendre à lire avec elle et ainsi de suite. Il y a toute une science humaine qui vient à Jésus par la nature et qui le rend justement infiniment sensible à toute la nouveauté de l’événement.

Or cette science naturelle, elle n’est pas d’elle-même au niveau des mystères surnaturels, et par conséquent, elle n’est pas d’elle-même au niveau de la connaissance de l’union personnelle de la divinité avec l’humanité. Et il se peut, qu’au regard de cette science expérimentale, de cette science naturelle, notre Seigneur, à certains moments, ait été dans le doute, ait été dans l’obscurité. Et il l’a été, en effet, au jardin de l’agonie, il l’a été sur la Croix, il a pu connaître ces ténèbres, cette solitude, il a pu avoir besoin de l’aide, il a appelé au secours, il a supplié ses amis d’être avec lui ! Parce que, justement, dans cette connaissance expérimentale, l’événement qui était prévu depuis toujours était maintenant vécu dans toute son horreur.

Nous allons nous arrêter là ce soir et nous garderons justement de la charité du Père Mac Nabb, nous garderons ceci : d’abord qu’il a pu garder, qu’il a pu souscrire à la proposition des Anglicans, a leur conclusion, il a pu reprendre la conclusion en disant : « Oui, au point de vue de la science expérimentale, il n’est pas sûr que notre Seigneur eût ou en tout cas eût toujours conscience de sa divinité. Mais il l’avait au point de vue de la science divine, bien sûr, au point de vue de la science béatifique, incontestablement, au point de vue de la science prophétique, cela ne fait aucun doute ! »

Mais ce que nous retiendrons, c’est que justement en notre Seigneur il y a eu l’apprentissage de la douleur. Il y a eu cette montée progressive vers la Croix qu’il a dû rechoisir à chaque tournant de son existence, parce que le poids de l’univers, le poids de l’Histoire pesait toujours plus lourdement sur lui. Il avait vraiment à récapituler toute la Création, à donner à tout l’Univers une nouvelle origine.

Il était le Fils de Dieu, mais justement, à cause de cela, il était le Fils de l’Homme, il était le second Adam et c’est pourquoi il ne pouvait que s’identifier avec cette Croix qui allait être plantée au centre de l’Histoire pour nous rassembler, pour faire de nous un seul peuple, une seule personne en sa Personne.

Nous allons demander à la très Sainte Vierge qui a élevé Jésus, qui l’a conduit dans ses premières lectures, qui lui a récité les textes sacrés, qui s’est émerveillée de son émerveillement, qui l’a vu justement en communication avec toute la nature, qui l’a vu sensible à toutes les douleurs, qui a assisté un jour à cette épouvantable tentative de l’enlever comme « s’il avait perdu le sens » et qui l’accompagnera, elle seule avec le disciple bien-aimé, au pied de la Croix, nous allons demander à la très Sainte Vierge de nous faire entrer dans toutes les richesses de cette humanité de notre Seigneur qui était dans le temps afin que il soit plus proche encore de notre humanité et que nous ne soyons jamais tentés de nous dire : « Mais notre Seigneur était Dieu, c’était donc beaucoup plus facile pour lui ! » Mais non, parce que il avait à vivre dans une vie d’homme justement tout ce poids infini de la divinité qu’Il devait exprimer et tout ce poids d’une humanité pécheresse à laquelle il devait donner Dieu.

C’est pourquoi jamais nous ne saurons à quel point il nous a aimés. Et le Père Mac Nabb nous a donné une clef justement, pour entrer dans les profondeurs de cette humanité qui a connu parfois une nuit si tragique pour que naisse en nous le jour de l’éternel amour.