L’Église, sacrement de Jésus-Christ

« Conférence de Maurice Zundel à Genève le 21 septembre 1969. Non édité. Les titres sont ajoutés.

Résumé : La Révélation est proportionnelle à l’ouverture de l’homme ; en Jésus-Christ elle atteint son sommet. Ce n’est pas la Parole écrite dans sa matérialité qui est la Révélation, car elle est inséparable de la personne même du Seigneur. Le mystère de l’Église, de cette communauté, c’est d’être Jésus ! Le ministère ecclésial est pur effacement de l’être dans la personne de Jésus-Christ ; la mission dans l’Église s’accomplit par une radicale démission. Christ demeure jusqu’à la fin des siècles. Il demeure parmi nous.


Enregistrement de la conférence


Les relations interpersonnelles

Parce que Dieu est une intimité, parce qu’il est un pur dedans, comme saint Augustin le dit : « Tu étais dedans, j’étais dehors… », Dieu n’est connaissable que par notre intimité. Autrement dit, Dieu ne peut se révéler dans sa réalité profonde, dans son intimité pure, qu’à travers une intimité humaine qui l’accueille et le laisse transparaître. Ceci a une importance capitale parce que le sens même de la Révélation dépend de cette perspective.

Et d’ailleurs, rien n’est plus facile à saisir, puisque c’est ce qui se passe dans toutes les relations interpersonnelles. Nous ne connaissons une intimité humaine que dans la mesure où nous ouvrons la nôtre. Et c’est cet accueil intérieur qui détermine la connaissance et le niveau de la connaissance : « On connaît autant qu’on aime ». On connaît autant que l’on se donne ; et quand on n’aime plus, on ne connaît plus. J’entends dans cet ordre interpersonnel, où il s’agit précisément d’aborder le mystère le plus profond et le plus inviolable qui est celui de la personne — et Dieu se situe justement éminemment et d’une manière unique — dans cet univers interpersonnel.

Dieu est Personne entièrement et totalement et infiniment ! Nous, nous ne sommes des personnes que par intermittence, nous retombons toujours dans ce vieux fonds de notre nature biologique, animale ou cosmique ; pour Dieu, la personnalité, c’est l’expression totale de lui-même dans la circulation de toute la lumière et de tout l’amour qu’il est, entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

La Révélation est dans l’attente de l’ouverture de l’homme

Et c’est cela justement qui nous donne immédiatement, la perspective de la révélation, la révélation ne peut se faire jour qu’à travers une humanité qui se transforme. C’est dans la mesure où une humanité se transforme, s’intériorise, devient davantage personne que l’intimité de Dieu se reflète, se prismatise et se communique. Si bien que, on voit a priori — c’est à dire d’avance et en principe — on voit que, dans la mesure où cet accueil de l’homme à Dieu est limité, dans la mesure où l’homme est imparfait, dans la mesure où il est limité, il limite forcément le témoignage qu’il rend.

Vous pouvez prendre dans Jérémie — vous avez dans Jérémie des choses admirables, vous avez des cris inoubliables et qui traverseront les siècles — et en même temps, vous avez cette prière de Jérémie pour la destruction de ses ennemis, qui est loin de entrer dans l’esprit du Nouveau Testament où, justement, le Christ prie pour ses ennemis en demandant au Père de leur pardonner parce que ils ne savent pas ce qu’ils font.

Donc la Révélation — et c’est cela qui nous donne la clé de la Bible — la Révélation est proportionnelle à cette ouverture de l’homme, elle s’accomplit à travers cette transformation de l’homme, cette libération de l’homme qui laisse passer l’intimité de Dieu dans la mesure où l’homme s’est ouvert à elle. Mais comme jamais aucun homme n’a été assez parfait pour ne pas limiter Dieu en étant limité lui-même, la Révélation sera toujours imparfaite jusqu’à ce que nous arrivions à l’humanité parfaite, qui est l’humanité de Jésus-Christ.

La Révélation en Jésus-Christ

Aucune humanité comme Jésus-Christ ne présentera jamais cette transparence qui permettra à Dieu de s’exprimer en personne.

C’est en Jésus-Christ que la Révélation atteindra son sommet, parce qu’en Jésus-Christ l’humanité est totalement libérée d’elle-même, parce que, elle est radicalement enracinée dans la personnalité du Verbe, dans la pauvreté qui constitue cette personnalité dans son dépouillement éternel et infini, et c’est pourquoi l’humanité de Jésus-Christ est expropriée d’elle-même, est libérée d’elle-même, à un degré infini, indépassable. Aucune humanité ne présentera jamais cette transparence qui permettra à Dieu de s’exprimer en personne à travers elle sans rencontrer de limite.

Mais cela est évident, si la Révélation suppose une transformation dans l’homme, une purification de l’homme, une libération de l’homme, et si cette libération est parfaite et totale en Jésus-Christ, la Révélation ne peut pas se séparer de cette personne. La Révélation ne tient pas aux mots dans leur matérialité, la Révélation tient à l’éclairage intérieur qui vient à la parole, justement du dépouillement de l’homme.

Les mots qui portent la vie, ce sont des mots qui sont vécus et qui deviennent vivants d’être vécus ; mais comme — encore une fois — aucun langage ne peut vivre sans être animé par une Présence authentique, toute révélation a été imparfaite tant que la présence humaine était limitée ; dès là que la présence humaine n’a plus de limite, comme c’est le cas dans l’humanité de Jésus-Christ, la Révélation est parfaite ; mais elle est inséparable de cette personne.

La Révélation dans la Parole retranscrite

Si bien que nous concevons immédiatement que ce ne sont pas des paroles de Jésus détachées de lui, prononcées par lui, mais détachées de lui ou écrites dans le mémorial des Apôtres, c’est à dire dans le Nouveau Testament, ce n’est pas cette parole couchée par écrit et dans sa matérialité qui est la Révélation ! C’est la personne même de Jésus-Christ qui consume les limites des mots et qui donne au langage de devenir le Verbe de Dieu.

Notre Seigneur d’ailleurs l’a formellement déclaré : lorsqu’il parle en parabole, c’est parce que la foule n’est pas capable d’entendre davantage ! Et dans les derniers entretiens de l’Évangile selon saint Jean, nous voyons que notre Seigneur affirme que, il a encore beaucoup de choses à dire qui ne peuvent pas être dites, parce que elles ne peuvent pas encore être comprises ; seul l’Esprit saint, finalement, c’est à dire précisément l’Esprit qui transforme au-dedans, dans ce baptême de feu de la Pentecôte, seul l’Esprit saint introduira les Apôtres dans toute la vérité ; dans cette vérité qui est une Présence et une personne.

Quand saint Paul nous dit que l’Ancien Testament — je veux dire l’ancienne Alliance — a été le pédagogue de l’Évangile, il nous laisse entendre admirablement que c’est là une étape dépassée, que justement, nous ne sommes plus sous le pédagogue, nous sommes dans le plein midi de la Révélation en Jésus-Christ, nous sommes délivrés de la loi et de ses limites, nous sommes dans le régime de la liberté divine qui nous advient par Jésus-Christ.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 09’ 18’’]

Du Dieu des nations au Dieu des personnes

Jésus-Christ lui-même, je viens d’y faire allusion — et il le déclare formellement — a dû s’adapter à son auditoire ; il a dû user d’une pédagogie extrêmement prudente, dans les conditions les plus difficiles qu’il soit, dans un régime de pays occupé, dans un régime où le messianisme pouvait constamment prendre une allure révolutionnaire. Il devait en même temps s’appuyer sur l’espérance messianique et la dépasser, et il devait accomplir cette formidable révolution de passer du Dieu des nations au Dieu des personnes.

Pasternak a fait cette remarque admirable et tout à fait inattendue dans Le docteur Jivago en parlant de l’Annonciation à Marie (pp-487-491). Il remarque que, jusqu’ici, les peuples se mettaient en mouvement, on entendait le piétinement des armées. Dieu était le Dieu des peuples, le Dieu des nations, le Dieu d’Israël, maintenant il devient le Dieu des personnes : le Dieu de cette jeune fille avec laquelle il s’entretient par la médiation angélique, il s’entretient avec cette jeune fille et c’est la décision qu’elle va prendre qui va décider du règne de Dieu !

Nous passons du régime des nations au régime des personnes. Dieu n’est plus le Dieu des peuples. Il est le Dieu de chacun. Il est le Dieu des personnes dont chacune est un univers !

Mais Jésus ne veut pas dire à ses Apôtres qu’il n’est pas mandaté par le Dieu d’Israël, qu’il n’y a pas de Dieu d’Israël, que, au fond, c’était une concession. Je veux dire que, au moment, au moment où la Révélation se fait jour, en ses premiers commencements, l’humanité vit davantage en groupe que sous un régime personnel !

La personne, nous le savons, s’éveille très tard dans l’humanité, et en nous pour commencer ! La personne s’éveille très tard, nous vivons d’abord en société : société familiale, société du quartier, société de la ville, société de l’état, de la nation, société du continent ; nous vivons d’abord en groupe, et l’humanité a d’abord vécu et pris conscience d’elle-même en groupe, et elle a naturellement eu une morale de groupe et une religion de groupe et un Dieu national, un Dieu de la Cité, un Dieu de l’empire, un Dieu du royaume, avant d’avoir un Dieu de la personne.

Il faudra que la personne s’éveille, il faudra que, elle passe par la nouvelle naissance pour exister, et tout cela ce sera le régime normal, en quelque sorte, du Nouveau Testament.

Il y a donc une transformation très profonde que notre Seigneur d’ailleurs nous rend sensible lorsque, faisant l’éloge de Jean le Baptiste, il affirme que « le plus grand des Prophètes, oui, sans doute, c’est Jean le Baptiste, mais le plus petit dans le Royaume — c’est à dire dans la nouvelle Alliance — est plus grand que lui » parce qu’il appartient justement à cette alliance fondée sur la liberté de la grâce qui régit ou plutôt qui suscite les personnes, et dans ce Royaume intérieur qui est le Royaume de Dieu, au plus profond de nous-même.

Une révélation inséparable de la personne du Seigneur

Donc — et c’est cela qu’il faut retenir, parce que c’est capital — la Révélation d’un Dieu qui est tout intériorité, qui est un pur dedans ; la Révélation ne peut se faire, que, à travers la transformation, la libération des hommes, à travers le surgissement des personnes, et cette Révélation est limitée, dans la mesure où cette personnalisation de l’humain — je veux dire cette naissance de la personne en l’homme — dans la mesure où cette naissance est imparfaite et limitée.

La Révélation parfaite, elle tiendra à l’humanité de notre Seigneur, mais elle est inséparable de lui : soit parce que la parole même de notre Seigneur a été conditionnée par son auditoire, soit parce que cette parole a été comprise par des hommes limités, comme étaient, même les plus fins des Apôtres, soit parce que les temps changeant, il faut dessiner des perspectives nouvelles pour accéder à cette Révélation ; de toute manière, la Révélation parfaite tient à la personne de notre Seigneur.

Et c’est pourquoi, séparée de cette personne, elle donne lieu à des commentaires, à des gloses, à des interprétations qui effilochent cette parole, qui la matérialisent, qui l’adaptent finalement aux limites de chacun. Pour que la Révélation de Jésus-Christ demeure, il fallait que Jésus-Christ demeura, et là précisément, ce qui constitue tout le mystère de l’Église, Jésus demeure.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 15’ 31’’]

L’Église, c’est Jésus

Nous en avons la preuve la plus émouvante dans le récit des Actes qui nous raconte la conversion de Saül, devenant saint Paul. Conflit entre deux communautés : la communauté d’Israël où Saül est enraciné avec un zèle brûlant, communauté naissante sous le nom du Christ, qui prendra le nom d’Église. C’est la rivalité de ces deux communautés qui jette Saül sur le chemin de Damas pour extirper dans l’œuf la communauté rivale qui va s’y installer ! Et c’est alors qu’il est saisi, qu’il est foudroyé par la grâce et par l’Amour et que, il reconnaît dans celui qui s’empare de lui au plus intime de son être : Jésus ! « Je suis Jésus que tu persécutes ». Il reconnaît donc immédiatement que cette communauté qu’il veut détruire, ce n’est pas celle qu’il voit avec ses yeux de chair ! Que cette communauté, c’est Jésus.

Si l’Église est Jésus, c’est à condition que tous ceux qui sont ses membres soient en état de démission absolue.

Et voilà tout le mystère de l’Église : c’est Jésus ! Mais bien entendu, et saint Paul nous le dira, il le dira magnifiquement aux Corinthiens : « Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Avez-vous été baptisés au nom de Paul ? Qui est Paul, qui est Pierre, qui est Apollos ? Que des serviteurs ! » Aussi convaincu qu’il soit de son autorité apostolique, comme on le voit dans l’épître aux Galates, aussi certain qu’il soit d’être l’envoyé, l’ambassadeur, le sacrement, le signe vivant du Christ, aussi certain est-il qu’il ne peut accomplir ce ministère que dans la démission totale de lui-même. Et c’est cela, précisément, qui est la clé du mystère de l’Église. Si elle est Jésus, c’est à condition que tous ceux qui sont ses membres, les membres de l’Église, soient en état de démission absolue.

Nous le voyons si vous le voulez, en bref, dans le chapitre 16 de saint Matthieu, quand Jésus ayant demandé à ses disciples : « Qui est le Fils de l’homme ? » ou « Que dit-on du Fils de l’Homme ? » Et qu’il obtient par Pierre l’assentiment de tout le collège apostolique : « Tu es le Christ, tu es celui que nous attendons. Tu es le Messie de nos espérances ! » Il répond à Pierre : « Tu es Pierre… » Et le reste que vous savez par cœur.

Et quelques lignes plus bas, nous voyons que le même Pierre est traité de Satan. Car il est Pierre — c’est un surnom d’ailleurs que lui a donné Jésus — il n’est Pierre que pour cesser d’être lui-même : Simon, fils de Jean. Quand il devient Simon, fils de Jean, il est Satan. Quand il veut faire ses affaires et détourner le Christ de sa vocation qui est de mourir, quand il refuse d’accepter, comme il est naturel, d’accepter que la toute-puissance qu’il croit être une espèce de puissance magique qui agit comme matériellement, quand il refuse d’admettre que cette puissance d’amour qu’il ne connaît qu’à peine, puisse se manifester dans l’échec et dans la crucifixion — et on le comprend puisque nous avons tellement de peine nous-même à vivre ce mystère — il est Satan. C’est à dire : il est celui qui s’oppose au dessein de Dieu, car il n’est Pierre que lorsqu’il cesse d’être lui-même, que lorsqu’il est en état de totale démission.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 20’ 03’’]

L’Église, une médiation sacramentelle

Et justement, c’est cela qui est la charnière du mystère de l’Église. La mission dans l’Église s’accomplit par une radicale démission. Et quand cette démission ne s’accomplit plus, nous n’avons plus affaire à l’Église, mais à Simon, fils de Jean, qui trahit sa mission, qui n’a plus aucune autorité, qui est un pécheur comme nous-même, et qui n’a plus aucune espèce de communication à nous faire parce que, il s’est mis lui-même hors du circuit.

Et l’Église-mission en état de démission, mais pour nous communiquer l’intégralité de Jésus-Christ car, encore une fois, il ne s’agit pas de nous transmettre un discours, de nous transmettre des mots : autant en emporte le vent ! Même les mots les plus beaux ! Ils finissent pas s’user, et quand ils sont commentés, ils s’effilochent et il n’en reste bientôt plus que l’écorce.

Pour avoir l’intégralité de la Révélation dans l’intimité de Dieu qui est la lumière même qui rayonne de la personne de Jésus-Christ, il nous faut Jésus-Christ en personne. Et puisque Jésus-Christ ne peut, normalement, persister à vivre au cœur de notre humanité visible, puisque d’ailleurs il appartient à l’univers de la Résurrection qui certainement lui permet de se manifester dans l’univers, mais qui fait qu’il n’en dépend plus ! Il n’est donc plus dans le circuit où nous sommes nous-mêmes enracinés.

Si Jésus doit rester, en personne, et s’il ne peut d’autre part, demeurer visiblement enchaîné aux nécessités de l’univers physique, ce pourra être à travers une médiation sacramentelle, à travers le signe du ministère apostolique, à travers Pierre, Jacques, Jean, Paul et les autres, et leurs successeurs en tant que, précisément, tous ces hommes ne comptent pour rien, et que, ils ne soient que les sacrements qui représentent et qui communiquent — je veux dire plutôt qui présentent et qui communiquent — la Présence même de notre Seigneur.

Jésus-Christ peut creuser en nous un espace assez grand pour contenir toute l’humanité, à condition qu’il demeure avec nous jusqu’à la fin des siècles.

C’est cela qui constitue le mystère de l’Église, s’il est vrai que Jésus est le second Adam, s’il est vrai que, il est le grand rassembleur, s’il est vrai que son humanité est si vaste, si illimitée qu’elle peut embrasser toute l’histoire et être intérieure à chacun de nous. S’il est vrai que Jésus-Christ, par son dépouillement indépassable, peut creuser en nous un espace assez grand pour contenir toute l’humanité, c’est à condition justement qu’il demeure, avec nous jusqu’à la fin des siècles, et que, on ne transmette pas son souvenir comme un discours, mais qu’on transmette sa Présence et que le discours lui-même soit sans cesse consumé par le Verbe qu’il est !

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 24’ 11’’]

L’Église, vision mystique du Corps mystique

Et cette vision de l’Église qui est la seule vision de la foi, qui est la vision mystique du Corps mystique — vision tout intérieure — où, à travers les hommes et leurs limites, mais en faisant constamment la soustraction de leurs limites dans la lumière de la foi, on rejoint toujours la personne même de Jésus-Christ.

Quand on voit l’Église dans cette lumière, et nous ne connaîtrons rien de Jésus-Christ sans cette lumière et sans cette médiation, car Jésus-Christ n’a rien écrit ! Jésus-Christ avait été enseveli et tout le monde a jugé que c’était fini ! Il était mort et enterré ! L’aventure avait tourné court ! Ses ennemis se réjouissaient ! Ses amis se désespéraient !

Et la Résurrection est un événement confidentiel : ce n’est pas un événement qui a été rendu public comme la crucifixion. La condamnation, la crucifixion ont été des événements publics, au grand jour de l’histoire profane !

La Résurrection est un événement confidentiel qui nous introduit dans un monde intérieur où il est impossible de pénétrer sans s’engager.

La Résurrection est un événement confidentiel qui s’adresse aux disciples, aux témoins qui doivent prendre la relève, parce que, elle nous introduit dans un monde intérieur où il est impossible de pénétrer sans s’engager. Et on ne s’engage pas, on ne connaît pas dans l’univers interpersonnel, si on ne s’engage pas, on ne connaît pas, dans l’univers christique. On ne peut connaître Dieu et son intimité qu’en s’engageant.

Les Apôtres se sont engagés, mais leur engagement, comme le nôtre est sujet à croissance ou à décroissance ! Ils peuvent avoir leurs moments de découragement, de refus. Ils peuvent avoir une certaine division dans leur amour. Mais nous ne sommes pas à la remorque de ces flux, de ces reflux, nous ne sommes pas à la remorque des qualités ou des défauts de la personne visible ! Nous sommes, a priori, exempts de ces limites, parce que la personne visible ne compte pour nous, pour la foi, qu’en tant qu’elle est un signe de Jésus-Christ, qu’en tant qu’elle accomplit son ministère en état de pure démission.

Et bien sûr que, un prêtre doit faire le premier, la soustraction de ses limites dans l’accomplissement de son ministère. Comment pourrait-il exprimer le pardon de Dieu, dans le sacrement de Pénitence, s’il ne s’effaçait pas totalement, si, il ne vivait pas ce caractère sacramentel de son être propre, s’il ne songeait pas que à travers lui, malgré lui, au-delà de toutes ses limites, s’accomplit quelque chose de divin, parce que la personne du Seigneur est là pour absoudre, est là pour consacrer, est là pour faire naître à la vie, est là enfin pour susciter la liberté divine.

Il est bien entendu que si l’on envisage le mystère de l’Église dans cette lumière, la transparence des signes, la transparence des institutions s’impose au regard de la foi. Il n’y a même plus d’institutions, au sens ordinaire du mot, puisque, finalement, tout est sacrement et rien que sacrement.

La communauté ecclésiale

Si on ne voit pas le cadre traditionnel, si on ne voit pas les rites traditionnels, si on n’entend pas les paroles traditionnelles comme un sacrement, c’est que, on n’est pas encore en contact avec le vrai Christ. Le vrai Christ demeure jusqu’à la fin des siècles. Il demeure parmi nous.

On ne peut être en relation authentique avec le Christ universel qu’en se faisant universel et en ne disjoignant jamais la solitude de la communauté : on est ensemble et seul.

Et il demeure en forme d’Église, sans doute pour rejoindre chacun au plus intime de nous-même, à condition que nous acceptions l’expérience universelle, à condition que nous assumions les autres et que nous prenions en charge toute l’humanité et tout l’univers, car on ne peut être en relation authentique avec le Christ universel qu’en se faisant universel et en ne disjoignant jamais la solitude de la communauté. On est ensemble et seul, et on est d’autant plus ensemble d’ailleurs qu’on est plus profondément seul avec Dieu ! Je veux dire plus recueilli dans son amour.

Il y a une circumincession de la communauté et de la solitude qui assure à la fois l’universalité de la solitude et la spiritualité de la communauté La communauté ecclésiale, ce n’est pas une communauté biologique, une communauté fondée sur la race et le sang, c’est une communauté fondée sur la liberté intérieure, sur la rencontre avec un Christ toujours vivant et structurellement universel, de manière que toute cette communauté respire à travers le cœur de chacun, respire sa vie profonde.

Le centre du mystère de l’Église est dans le Christ, mais dans le Christ présent à l’intérieur de chacun et reconnu par chacun dans les signes qui manifestent l’unité de la communauté.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 31’ 15’’]

Reliés à travers le ministère apostolique

Mais encore une fois, nous ne sommes reliés à ce Christ intégral que à travers le ministère apostolique, parce que ce ministère apostolique est un pur sacrement, parce que l’homme n’y peut rien mêler de lui-même sans s’exclure lui-même du Royaume, et que, aux yeux de la foi, jamais ne sont valides ses interventions, quand elles se font au nom de lui-même et dans l’expansion de son propre égoïsme.

Il s’agit de rejoindre Jésus actuellement et toujours présent, de le rejoindre sans le limiter à travers le sacrement apostolique. Et ce que nous entendons par infaillibilité, comme l’entendait saint Paul — Dieu sait que Saint Paul est sûr que l’évangile qu’il prêche est l’Évangile éternel et même si un Ange du ciel, ou si moi-même, dit-il, je vous apportais un autre évangile, qu’il soit anathème ! L’infaillibilité veut dire précisément la transmission virginale et immaculée de la Présence de Jésus-Christ. (Gal. 1:8)

L’homme, aussi mauvais qu’il soit, ne peut rien altérer dans ce trésor qui passe par ses mains, il ne peut rien enlever, il ne peut rien diminuer, il ne peut rien assombrir pour la foi, s’il ne demande que Jésus-Christ.

Car justement, l’Apôtre, ou le successeur de l’apôtre, enfin le ministre ecclésial, le ministre de l’Église, n’est tel qu’en tant que, il est pure démission, pur effacement de tout son être dans la personne de Jésus-Christ.

Nous voyons bien, dans cette perspective, avec quelle vénération on peut considérer, on peut vivre la hiérarchie ecclésiale. Justement, parce qu’elle est un sacrement indispensable pour rejoindre l’intégralité de Jésus-Christ. Ce Christ toujours vivant, mais qui n’est accessible dans son intégralité qu’à travers le mystère de l’Église et à travers donc le ministère apostolique auquel il a confié d’actualiser jusqu’à la fin de l’histoire sa Présence réelle.

L’Église est un mystère de foi

Dans cette lumière, les conditions de ce qu’on appelle le gouvernement de l’Église n’ont pas tellement d’importance, parce que, justement, l’Église ne nous atteint qu’au plus profond de nous-même, dans le regard de la foi et dans la liberté de la grâce. Elle ne peut rien nous imposer, pas plus que Dieu ne nous impose rien. Elle nous propose le Christ, comme il se propose éternellement lui-même. À nous de le joindre en nous libérant de nous-même, qui est la seule façon de le joindre ! Mais comment pourrions-nous être gênés par ceci ou par cela ; je veux dire par les limites humaines, puisque nous devons accepter les nôtres.

Ici, nous sommes tous membres de l’Église, nous sommes tous témoins, nous sommes tous envoyés, nous sommes tous chargés du Christ, nous sommes tous, depuis notre baptême — en état de démission — et pourtant, nous trahissons si souvent, si souvent ! Des milliers de fois par jour, nous trahissons notre baptême et notre vocation de chrétien, sans pourtant pouvoir atteindre, je veux dire porter atteinte à la sainteté de Jésus-Christ.

Cette sainteté, elle ne fait que mettre en évidence nos ombres et nos limites, mais elle n’est pas limitée par elles. J’entends limitée par elles aux yeux de ceux qui cherchent dans la lumière de la foi et qui se libèrent sincèrement d’eux-mêmes.

Notre attachement à l’Église ! Cette Église que nous sommes d’ailleurs. Notre attachement à l’Église n’est donc pas autre chose que notre attachement à Jésus-Christ qui vit dans le mystère de l’Église, qui se communique à travers elle, et qui, jusqu’à la fin des siècles, dispensera à l’humanité la lumière qu’il est, à travers ce sacrement qui est immaculé, qui est sans tache ni ride, comme dirait Saint Paul, pour celui qui s’en approche dans la foi. (Éph. 5:27)

L’Église est un mystère de foi, c’est un mystère caché au plus profond de nous-même, c’est le mystère de Jésus envahissant l’humanité pour la transformer enfin en une humanité de personnes, en une humanité qui a son centre au-dedans, en une humanité où, justement, l’unité se fait par l’intimité de chacun.

C’est donc le temps d’être fidèle à l’Église en la reconnaissant, par la foi, dans sa virginité mystique, justement parce que pas plus que le Christ n’est lié à nos défauts personnels, pas plus le Christ n’est lié aux défauts personnels des hommes, des Apôtres ou de leurs successeurs, enfin des hiérarques quels qu’ils soient, pas davantage, il fait éclater leurs limites comme les nôtres, et, aux yeux de la foi, il n’y a que son visage qui soit le soleil de notre intelligence et de notre cœur. Il n’y a que son visage qui focalise, concentre, toutes nos puissances d’aimer.

Il faut donc voir dans le mystère de l’Église au-delà des mots limités, au-delà du langage toujours imparfait — même celui du Nouveau Testament — il faut voir à travers l’Église cette diffusion du Verbe éternel, cette unique Parole qui dit tout, qui contient tout, et qui nous conduit à la plénitude qui est Jésus-Christ.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 39’ 10’’]

Une Incarnation continuée dans une humanité qui s’efface en Jésus

Et puisque nous sommes nous-mêmes l’Église, chacun pour notre part, nous avons de plus en plus à rendre témoignage à cette Église, à en être enfin des membres vivants, en prenant cette responsabilité de Jésus-Christ, de la Présence de Jésus-Christ dans une totale démission de nous-même. Mission égale démission, c’est cela seul qui peut nous faire accepter l’Église sans trahir Jésus-Christ que nous ne connaissons d’ailleurs et que nous ne recevons que par elle.

Mais il n’y a pas d’opposition, il n’y a pas d’écran ; l’Église ne nous dissimule pas le visage de Jésus-Christ, puisque lorsque le visage de Jésus-Christ cesse de transparaître, nous n’avons plus affaire à l’Église.

C’est bien ce que notre époque attend de nous, devant toutes ces contestations, qui supposent finalement une vision trop extérieure du mystère de l’Église. Cela ne veut pas dire que, il n’y a pas une quantité de réformes de l’homme souhaitables, mais enfin le mystère de fond est éternel et c’est celui-là qu’il faut manifester en nous.

L’Église, c’est Jésus. Mais on ne saura que l’Église, c’est Jésus-Christ, finalement, ceux du dehors, ceux qui ne sont pas vivifiés au regard de la foi, ils ne le sauront que si Jésus-Christ transparaît en nous.

Et c’est cela qui est si grave, justement, nous le voyons bien lorsque le chrétien veut simplement se référer à des textes qui sont couchés sur le papier. Nous voyons bien, dans les efforts de l’exégèse contemporaine — en particulier dans les milieux non catholiques — nous voyons bien que ce texte finit par s’effilocher et qu’il n’en reste pratiquement plus rien, parce que, justement, ce ne sont pas des mots, ce n’est pas une doctrine, ce n’est pas un langage, ce n’est pas un discours qui peut susciter en nous une rencontre avec Jésus-Christ, c’est son Incarnation continuée dans une humanité qui s’efface en lui ; et dans la mesure où nous avons pris conscience que le mystère de l’Église, c’est le mystère de Jésus, nous sommes immédiatement mis au pied du mur, parce qu’il est requis de nous-même d’être pour les autres le visage de Jésus-Christ.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 42’ 45’’]

Le mystère du sacerdoce est l’effacement dans la Présence

Il ne s’agit pas de prouver, de démontrer, il faut montrer. Aucun argument ne pourra conduire à Jésus-Christ, à un Christ authentique, mais [si ce n’est la] plénitude d’une vie aujourd’hui. Et comme cette plénitude ne peut s’accomplir que par le vide que l’on fait en soi, c’est de nouveau dans la mesure où nous serons pour les autres un espace que Jésus-Christ deviendra pour nos contemporains une réalité.

Ils auront raison au fond de nous discréditer. Ils auront raison de nous rejeter comme des êtres inutiles et stériles, tant que nous ne sommes pas véritablement la manifestation visible de Jésus-Christ. Cela n’empêchera pas, encore une fois, dans la hiérarchie apostolique, pour les âmes de foi et qui cherchent de toute leur force la lumière. Cela n’empêchera pas un accès au Christ qui passera au-delà des défauts des ministres eux-mêmes, mais, en fait, pratiquement et concrètement, dans l’histoire d’aujourd’hui, dans ce monde si chargé d’idées et d’idéaux contradictoires, la seule évidence du Christ ce sera finalement notre transformation en lui.

C’est là qu’il nous faut revenir à ce dialogue avec Jésus-Christ, où s’est brûlé le cœur de Pascal, le 23 novembre 1654. Il nous faut revenir à ce dialogue personnel avec Jésus-Christ pour que nous nous effacions totalement dans sa personne et que notre présence soit sa Présence.

De moins en moins les mots portent la vie, de moins en moins le langage véhicule l’essentiel ! Il a trop servi, on a trop entendu ses mots, on a ses formules dans la mémoire, elles ne portent plus de fruit — ce qui éveillera c’est la vie, c’est le Verbe en personne.

Le Verbe en personne, c’est Jésus-Christ vivant en nous. Et s’il vit en nous, si ce n’est plus nous qui vivons, comme dit l’Apôtre, mais le Christ qui vit en nous, cela se verra et il n’y aura pas besoin de le nommer ; du moins, si on le nomme, ce sera après, quand les âmes appelleront ses confidences explicites, mais elles ne l’appelleront que lorsqu’elles auront déjà rencontré Jésus vivant en nous.

C’est cela qui nous paraît justement le mystère de notre sacerdoce, ce mystère d’entière désappropriation qui fait que nous ne sommes accrédités et nous ne sommes reçus que parce que nous sommes prêtres et parce que nous ne sommes pas nous. Ce n’est pas nous ! Si on nous appelle Père dans toutes les régions du monde et à travers toutes les races du monde, et à travers toutes les langues du monde, c’est en tant que nous ne sommes pas monsieur Untel, et en tant que l’ordination à la personne de Jésus-Christ nous a effacés en lui.

Et c’est ça qui est merveilleux, nous ne sommes rien, rien, rien ! Mais c’est lui qui agit en nous, et c’est à travers cette action toujours actuelle du Seigneur toujours vivant que le mystère de l’Église s’accomplit au fond des cœurs, ce mystère virginal et immaculé pour celui qui regarde avec les yeux de la foi qui est la lumière de la flamme d’amour.

On ne peut pas contester un rayonnement qui est celui de l’amour.

Il n’y a donc pas de raison pour nous, aujourd’hui, de nous laisser ébranler par la situation actuelle. Cette situation sera dépassée authentiquement, dans la mesure de notre approfondissement. Si nous restons à l’extérieur, nous serons balayés, et ce sera justice ; et si nous nous concentrons dans la Présence de Jésus-Christ, le rayonnement de Jésus-Christ se fera jour à travers nous, et on ne peut pas contester un rayonnement qui est celui de l’amour.

Il s’agit donc pour nous de ressaisir notre vocation chrétienne à partir des sources apostoliques, toujours vivantes parmi nous, dans un respect, dans une vénération toute spirituelle de la hiérarchie, et dans un concours toujours plus effacé à la diffusion de cette parole qui est le Verbe qui retentit avant tout dans le silence de nous-même, selon ce mot admirable de saint Ignace d’Antioche : « mystère de clameur dans le silence de Dieu. »

sfn 69 0904

publié le 25/11/2018 – novembre 2018

mots-clefs mots-clés : Zundel, 1969, Genève, Jérémie, Pascal, Ignace d’Antioche, relations interpersonnelles, personne, Révélation, évangile, pauvreté, dépouillement, parole, esprit, pédagogie, parabole, église, mission, démission, médiation, résurrection, prêtre, communauté, rencontre, sacerdoce