Le réalisme mystique

« 5ème conférence de Maurice Zundel aux étudiants de l’Institut catholique de Lille en novembre 1933.

Résumé : Toute réalité a trois dimensions d’être. Dans notre univers chaque être, à des degrés divers, s’offre tour à tour à l’expérience des sens, aux investigations de la raison et aux intuitions de la foi…

 

La réalité est ouverte

Le langage qui reflète la philosophie du sens commun établit une telle opposition entre la théorie et la pratique, l’idéal et la réalité, le ciel et la terre, que chacun de ces termes apparaît antinomique à l’autre. Nous sommes bloqués dans l’étau d’un dilemme, contraints, semble-t-il, de laisser échapper le réel : soit que nous renoncions à l’appui des données sensibles qui sont pourtant le point de départ de toute expérience, soit que nous abandonnions la poursuite de l’idéal, en nous privant du ressort de l’Infini.

Nous savons comment la tentation profite de cette situation pour jeter sur nos efforts le discrédit de la chimère : à quoi bon lâcher la proie pour l’ombre, ne vaut-il pas mieux fixer solidement nos pieds sur le sol, nous attacher à la réalité du monde sensible, au lieu de chevaucher des nuées en voulant faire l’ange ? N’est-ce pas en vertu d’une exigence factice, sous la pression du « social » sur une conscience qui est en nous la mémoire d’un passé révolu plus que l’expérience vivante de notre personnalité, que nous n’osons étendre franchement nos mains vers l’Arbre de Vie ?

Nous recueillons cent fois par jour cette suggestion, les affiches en sont pleines, le cinéma la fait entrer en nous par tous les pores, une littérature raffinée lui donne tout son prestige, en opposant l’hellénisme au christianisme, les doctrines d’expansion aux doctrines de renoncement, le oui au non. Il y a, à vrai dire, dans cette opposition, un manque de finesse surprenant, car la réalité est ouverte et non point close, elle est soumise à un flux mystérieux qui l’entraîne au-delà, elle est un élan vers autre chose.

L’essence des êtres

Le véritable secret du réel échappe à notre investigation, l’essence de tout être nous demeure cachée. L’Univers est un signe — l’Univers est caché comme Dieu — l’Univers est un secret, un secret d’Amour, le secret d’une Personne, le secret de Dieu, c’est pourquoi on ne le déchiffre que dans la société de Dieu, dans la lumière de la charité qui nous le rend intérieurs aux choses comme Dieu même.

Il faut naître pour connaître, ou plutôt renaître en la clarté d’un regard nouveau, dans le baptême de l’esprit qui suscite en toute réalité les affinités qui l’apparentent à l’esprit et la font entrer dans la grandeur de l’immortalité. La plupart du temps nous restons extérieurs aux êtres, nous les jugeons sur les apparences, et ils nous demeurent fermés.

Le tableau se dissout en plaques de couleurs, l’Univers devient un chaos et notre élan vers lui chancelle dans une solitude hostile.

La rencontre du réel

Comment faire la rencontre du réel sans le ramener à notre mesure, sans nous perdre en lui et avec lui — ou sans le méconnaître et le renier — ce qui est une autre manière de le perdre et de nous perdre ?

L’éthique risque d’osciller constamment entre ces deux extrêmes : l’adoration du sensible avec l’innocence truquée d’un paradis créé par l’homme, ou le mépris du sensible avec la raideur inhumaine d’un détachement mécanique ! Il est plus naturel d’adopter la première attitude que la seconde.

Nous savons tous, les dangers du refoulement. On ne peut contenir indéfiniment des énergies bouillonnantes, il faut leur donner une issue réalisatrice — autrement la vapeur trop longtemps comprimée fait éclater la chaudière. Freud, justement, a attiré notre attention sur ce danger, en frôlant constamment des intuitions profondes qu’une manie systématique dénature trop souvent en spéculations aventureuses ! La vraie morale est un oui, l’ordre même de l’agir et sa suprême expansion dans l’usage harmonieux de toutes nos forces disciplinées.

Mais cet ordre est un ordre à créer. Il n’est qu’indiqué dans nos instincts soumis au jugement de notre raison, pour se réaliser suivant ses normes. Notre enrichissement ne peut être qu’une croissance, une transformation et une renaissance.

Nous ne pouvons tirer une extase infinie de chaque chose qu’en coïncidant avec l’Infini qu’elle révèle, qu’en l’abordant avec un regard tout chargé de foi, de respect et d’amour.

Le chemin de la croissance

La tentation se présente comme une promesse d’être, de là son prestige et son pouvoir d’ensorcellement, mais c’est une promesse qui ne peut rien donner puisqu’elle ne demande rien : nous ne pouvons être remplis qu’à la mesure de notre capacité, nous ne pouvons grandir qu’en renonçant à nos limites.

Le sacrifice est l’instrument de notre croissance, non une fin en soi, mais la condition d’une parfaite harmonie, l’effort austère de l’artiste pour assouplir ses doigts aux arabesques d’une fugue, jusqu’à ce que ses mains deviennent mélodie.

Il n’y a pas de succédané, pas de procédé mécanique qui puisse tenir lieu de cette croissance. Chaque victoire de notre égoïsme est une négation de la vie et un refus du réel.

La vanité nous confère une grandeur d’apparat dont personne n’est dupe et, tandis que nous sommes tout occupés à peindre dans l’esprit des autres une fausse image de nous-mêmes, nous négligeons d’acquérir cette grandeur intérieure qui nous apparenterait à Dieu.

L’orgueil nous procure une domination extérieure jamais complète, toujours inquiète et toujours contestée, alors que la charité nous offre, comme champ d’action, l’univers des âmes dans leur plus secrète intimité.

La luxure traîne dans la boue un pouvoir créateur et ruine la vie dans sa source, alors que Dieu nous avait fait part de Sa puissance pour créer avec Lui un monde de lumière et de beauté, alors que Dieu, comme dit admirablement Monsieur Bergson, « avait créé des créateurs ».

Et c’est ainsi toujours : un attachement désordonné ne peut que nous séparer de cela même qu’il prétend garder.

Comment échapper à ce danger sans tenter une évasion impossible hors de notre être propre ? Comment user de ce monde sans refoulement et sans idolâtrie ? En dégageant le “Oui” des choses, en retrouvant leur caractère de signes et de sacrements.

Les trois dimensions

Toute réalité a trois dimensions d’être.

La couleur porte le rêve de l’artiste, qui porte le rêve de Dieu. La musique est flux d’ondes sonores, architecture mélodique et incantation de beauté : le tympan vibre, la critique se satisfait et le cœur s’enivre, de même le muguet parfume les mains, embaume l’odorat, sans laisser d’offrir aux biologistes, en un seul point, tout le mystère de la vie et toutes les solidarités cosmiques — comme il oriente le regard contemplatif vers la Présence ineffable dont se nourrit la foi.

Ainsi dans notre univers, chaque être, à des degrés divers, s’offre tour à tour à l’expérience des sens, aux investigations de la raison et aux intuitions de la foi.

Aimer les choses, c’est donc les embrasser dans cette plénitude infinie, suivre leur expansion dans les trois ordres, les vouloir, enfin, dans toute leur grandeur.

Le détachement chrétien n’est qu’un attachement passionné à l’ordre même des valeurs, à l’harmonie de l’univers comme à la divine symphonie qui est la Vie des Trois Personnes.

De vrai, le détachement chrétien n’est qu’un attachement passionné à l’ordre même des valeurs, à l’harmonie de l’univers comme à la divine symphonie qui est la Vie des Trois Personnes.

La passion du réel

La Sainteté est la passion du réel.

Dieu ne veut pas nous arracher l’univers, Il veut nous le donner, dans toute son ouverture, et dans toute sa réalité :

« Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et Le Christ est à Dieu. »

S’approcher de Dieu, c’est donc entrer dans l’intimité des êtres et il n’est que de passer par Son Cœur pour trouver dans la création un appui au lieu d’un obstacle.

« Vis fugere a Deo, fuge in Deum » — « Es-tu tenté de fuir loin de Dieu, prends la fuite en Dieu. »

« La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. »

Cette doctrine des trois ordres situe le réel dans ses véritables perspectives.

L’âme chrétienne a trop de respect pour les êtres…, elle s’efforce de coïncider avec l’élan qui les emporte vers leur Source, voyant l’Univers comme un signe, un symbole et un sacrement.

L’âme chrétienne a trop de respect pour les êtres, elle les aime trop passionnément pour les vouloir saisir plus bas que Dieu. Elle s’efforce de coïncider avec l’élan qui les emporte vers leur Source, voyant l’Univers comme un signe, comme un inépuisable symbole et comme un sacrement.

C’est dans cette vision de la foi dilatée par la charité que réside aussi l’adorable secret de la divine liturgie : c’est l’assomption de la matière spiritualisée par l’épanchement, sur chaque être, d’un rayon de l’Esprit.

« Dieu a créé les êtres pour qu’ils fussent ».

Son dessein n’est pas de les soustraire à notre amour, mais de nous en révéler la splendeur, en délivrant cette mélodie qui sourd du plus profond de leur essence pour jaillir vers Lui comme un chant d’Amour :

« All realities will sing nothing else will » — « Toute réalité chantera : rien d’autre ne chantera ! »

ftn 33 1105

publié le 12/01/2020 – janvier 2020

Déjà publié sur le site le : 07/09/2008

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