Le Christ-Roi

« Manuscrit de Maurice Zundel à Genève en 1932 pour la Fête du Christ-Roi (24 Novembre). Inédit.

L’Évangile de la Fête du Christ Roi nous rapporte le dialogue qu’échangèrent Jésus et Pilate.

L’embarras du magistrat y est admirablement noté, il sent qu’il n’a aucune prise sur cet accusé qui le met lui, Pilate, pour la première fois peut-être, en face de sa conscience. L’accusation qui pèse sur ce prisonnier est manifestement inepte, il n peut être un rival de l’empire. Le juge la répète sans conviction : « Es-tu le roi des Juifs ? » — « Mon royaume n’est pas de ce monde… je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la Vérité. Quiconque est disciple de la Vérité écoute ma voix ». Et Pilate lui dit : « Qu’est-ce que la vérité ? » et il sortit…

Il ne pouvait comprendre que la Vérité était devant lui. La Vérité, n’est-ce pas l’être dans la transparence de l’Amour ; et la plénitude de l’être, n’est-ce pas, aussi, la plénitude de l’Amour. Aussi bien, à la révélation de l’Exode : « Je suis celui qui suis » répond le mot de saint Jean, qui en est le suprême commentaire : « Dieu est Amour ».

La Vérité, c’est donc bien cette vivante lumière avec laquelle nous sommes mystérieusement confrontés toutes les fois qu’un éclair de conscience illumine notre activité. La Vérité n’est pas une formule abstraite, un axiome éternel, un principe sans regard et sans vie, la Vérité est une Personne.

« Je suis, dit Jésus, la Voie, la Vérité et la Vie » Et la foi qui nous communique quelque chose de son regard, la foi qui nous rend comme intérieurs à sa pensée pour nous faire communier à toute vérité, la Foi est donc, avant tout, une adhésion à sa Personne.

En sorte que l’énoncé de chacun des articles de foi, de chaque dogme, pourrait commencer par ces mots : « C’est Jésus ». La Trinité, c’est Jésus dans l’unité du Père et de l’Esprit. L’Incarnation, c’est Jésus dans son propre mystère de Verbe fait chair. La Rédemption, c’est Jésus victime d’amour sur la Croix rédemptrice. L’Église, c’est Jésus exprimé dans son Corps mystique.

Beaucoup d’âmes se sont créées à elles-mêmes des difficultés insurmontables en considérant le dogme comme un système de propositions abstraites, au lieu de l’entendre comme une confidence d’amour toute rayonnante de la Présence divine, qui l’énonce et qui la remplit.

Quand vous recevez une lettre d’un être aimé, les mots vous parviennent, à travers son âme, vous les lisez dans sa personne, vous leur prêtez l’inflexion de sa voix, vous les faites vivre de sa vie. A plus forte raison en doit-il être ainsi à l’égard du message divin qui contient, justement, notre initiation à la vie divine. Il faut l’entendre à travers Jésus, dans la lumière de sa Personne, il faut s’en approcher comme d’une Eucharistie.

C’est sans doute le même Seigneur qui est donné à tous dans le Mystère de la Cène. Tous ne sont pas également ouverts à sa Présence. Chacun y communie suivant ses propres dispositions, avec une intimité qui doit sans cesse s’accroître et se dépasser.

C’est pareillement la même Vérité qui, toujours, nous est proposée dans l’Église du Christ, mais chacun l’assimile suivant la transparence de son âme, et doit la découvrir toujours plus profondément par un progrès sans terme où le visage de Dieu se révèle éternellement nouveau.

La foi est une vie, la vie éternelle qui s’ébauche en nous, la vie même de Dieu devenue, en quelque manière, la lumière de notre intelligence, dans la conformité de notre esprit avec le sien : car « celui qui adhère au Seigneur, dit saint Paul, est un seul Esprit avec lui. » (1 Cor. 6:17)

Sans doute, cette Lumière demeure toujours obscure ici-bas, en raison de la faiblesse de notre regard intérieur, mais une intimité grandissante avec Dieu nous fait toujours mieux sentir la vérité du Message qui dépasse infiniment toute explication qu’on en pourrait donner.

Comme nous connaissons d’instinct les êtres que nous aimons par l’affinité qui nous identifie avec eux, aussi bien, ceux-là connaissent-ils Dieu le plus profondément, qui l’aiment avec une plus parfaite démission d’eux-mêmes. L’Évangile, pour eux, n’est plus un livre, la foi dilate leur regard dans des abîmes de lumière, le Credo jaillit de leur âme comme un chant d’amour.

Ses stances magnifiques ne font que résumer, en effet, l’épopée mystérieuse de la charité divine, dans l’intimité de la vie divine qui se révèle en Jésus par l’Eglise, pour que l’univers tout entier remonte vers sa source dans un cri d’amour.

Nous allons entendre ce poème immense, dans le récitatif ambrosien — qui n’estompe d’aucune guirlande l’architecture cyclopéenne — suggérant, par la monotonie de la cadence, l’éternité des assises, sans pouvoir retenir le cri de jubilation qui signale, à l’avènement de chaque strophe, l’ouverture d’une perspective nouvelle :

Le Prêtre :

Je crois en un seul Dieu,

Le Chœur tout entier

Père Tout-Puissant,
Créateur du Ciel et de la Terre,
De l’ordre visible et invisible

1er Ch.

Et en Un seul Seigneur,
Jésus-Christ :
Fils unique de Dieu,
Né du Père avant tous les siècles

tirant son origine –

Dieu, de Dieu
Lumière, de Lumière
Vrai Dieu, du Vrai Dieu,
Engendré, non créé,
Consubstantiel au Père
C’est par Lui que tout a été fait.

2ème Ch.

Mais, pour nous : Hommes
Et pour notre salut,
Il descendit du Ciel
Par la Vertu de l’Esprit Saint
Il a pris chair
De la Vierge Marie,
Et s’est fait : Homme.

Et pour nous, encore, crucifié sous Ponce Pilate
Il a souffert
Et a été enseveli.

1er Ch.

Mais, Il est ressuscité, le troisième jour
Selon les Écritures.
Il est monté au Ciel.
Il siège à la Droite du Père
D’où Il viendra entouré de Gloire,
Juger les vivants et les morts.
Et son Règne n’aura pas de fin.

2ème Ch.

Je crois à l’Esprit Saint,
Seigneur et Source de Vie
Qui procède du Père et du Fils
Qu’avec le Père et le Fils
On adore et tout ensemble glorifie.
C’est Lui qui a parlé par les Prophètes.

1er Ch.

Je crois à l’Église
UNE,
SAINTE,
CATHOLIQUE,
APOSTOLIQUE

2ème Ch.

Je reconnais un seul Baptême
Pour la rémission des péchés.

1er Ch.

Et j’attends la résurrection des morts

Les 2 chœurs

Et la Vie du siècle à venir.

AMEN

La messe des fidèles est la liturgie même de la Cène. Les paroles de la Consécration en résument admirablement toute la suite :

La veille de sa mort, Jésus prit du pain dans ses mains saintes et vénérables. C’est l’Offertoire ! En levant les yeux vers vous, son Père Tout-Puissant, vous rendit grâces.

C’est l’Eucharistie proprement dite : la prière d’Action de grâces qui comprenait, autrefois, tout le Canon, et qui est représentée surtout aujourd’hui par la Préface, Jésus bénit le pain, disant : Ceci est mon Corps : c’est la Consécration, le rompit, c’est la fraction du pain ; et le donna à ses disciples : c’est la Communion.

L’Offertoire, qui comprend — aujourd’hui surtout — comme son nom le fait prévoir, des prières d’offrande, revêtait autrefois une solennité particulière du fait que les fidèles apportaient, à ce moment, à l’autel, le pain et le vin qui devaient être consacrés à la messe. Ils avaient ainsi le sentiment très net de participer eux-mêmes au sacrifice, et ils voyaient peut-être mieux que nous le rapport entre la liturgie et la vie, puisqu’ils retrouvaient sur la table du Seigneur, les aliments que leurs mains avaient préparés. Dieu prenait leur vie, et ils recevaient la sienne.

Mais ceci est éternellement vrai. La liturgie est cela ou rien. Il faut que l’homme sorte de là avec un visage nouveau, comme François (d’Assise) descendant de l’Alverne : en l’effigie du Christ, transparent à Dieu et lumière pour les hommes.

Le chant de l’Offertoire, qui accompagnait autrefois le cortège d’offrande, doit maintenant conduire à l’autel la procession des âmes qui feront Christ : Roi, pour que s’accomplisse la promesse du Père qui ne peut se réaliser en nous, sans nous : « Demande-le moi et je te donnerai les Nations en héritage, les confins de la terre en partage » La mélodie est, en grande partie, celle de la messe de Minuit, où la joie est si grave et la gravité si tendre.

La Préface inaugure la prière eucharistique qui se pour¬suivait primitivement à haute voix et sans interruption jusqu’à la fraction du pain qui prélude à la Communion.

Elle est musicalement un récitatif psalmodique où des médiantes successives semblent tenir la voix en haleine, avant que son élan ne se repose dans la finale. Elle est spirituellement le prolongement de l’Action de grâces du Christ, dont l’immolation commença par ce Merci qui a donné son nom à toute la liturgie, qu’on appelle justement Eucharistie : Action de grâces. La reconnaissance, aussi bien, est le sceau de la liberté. Un esclave ou un désespéré ne peuvent dire merci.

Nietzsche, qui pensait que tout être est nécessaire, que l’individu est une fatalité, un morceau de destinée, et qu’il fallait nier Dieu pour sauver le monde s’interdisait par-là même toute reconnaissance. Et bientôt, enfermé dans une solitude absolue, lumière terrifiante et destructive pour être sans amour, le grand génie devenait fou dans les rues de Turin, étreignant un cheval battu par son cocher, en criant : « Je suis Dieu, et j’ai trouvé commode de prendre ce déguisement ! »

En Jésus, au contraire, la mort même est un acte de suprême liberté, un acte d’amour dans un monde créé par l’amour et pour lui, le premier felix culpa de la liturgie chrétienne : Jésus voulant instituer un mémorial perpétuel de sa Passion offrit l’Action de grâces dont la Préface introduit le thème suivant le mystère du jour :

« Il est vraiment beau et juste, équitable et salutaire de vous rendre grâces, en tout temps et en tout lieu, Seigneur Saint, Père Tout Puissant, Dieu éternel qui avez oint d’une action d’allégresse votre Fils unique, Notre Seigneur Jésus-Christ, le Prêtre éternel et le Roi de l’univers, afin qu’en s’offrant Lui-même sur l’autel de la Croix, victime immaculée et pacifique, Il accomplisse le mystère de la Rédemption des hommes, et qu’en soumettant toute créature à son Empire, Il remît à votre immense Majesté le Royaume éternel et universel : le Royaume de Vérité et de Vie, le Royaume de sainteté et de grâce, le Royaume de justice, d’Amour et de Paix. Et c’est pourquoi, avec les Anges et les Archanges, avec les Trônes et les Dominations, avec toute la milice des célestes armées, nous chantons l’hymne de votre gloire en disant sans fin : Saint, saint, saint est le Seigneur, le Dieu des Armées, les cieux et la terre sont pleins de votre gloire Hosanna au plus haut des cieux. »

La Liturgie céleste, évoquée dans l’Introït par la vision de saint Jean, reparaît au Sanctus, dans la vision d’Isaïe : le prophète raconte comment l’année de la mort d’Ozias, vers 750 avant Jésus-Christ, il a vu le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime, et les pans de son manteau remplissaient le Temple. Des Séraphins se tenaient devant lui. Ils avaient chacun six ailes : de deux, ils se couvraient la face : de deux, ils se couvraient les pieds ; des deux autres, ils volaient. Leurs voix se répondaient Ils s’écrièrent : « Saint, Saint, Saint est le Dieu des Armées, toute la terre est pleine de sa gloire » A ce cri, les portes tremblèrent sur les gonds, et la maison fut remplie de fumée ! Et je dis : malheur à moi, je suis perdu car je suis un homme aux lèvres impures, et c’est le Roi Iahvé des Armées qu’ont vu mes yeux. Et l’un des Séraphins vola vers moi, de sa main il prit sur l’autel, avec des pinces, une pierre brûlante, il en toucha ma bouche et dit : « Voici, ceci a touché tes lèvres, ton péché est ôté et ta faute effacée. »

Rapprochez cette vision grandiose de la scène évangélique où la pécheresse oint les pieds de Jésus ou bien encore de l’épisode où la femme adultère comparaît devant lui, et vous vous rendrez compte de la différence entre la conception juive — la plus haute — et la conception chrétienne de la grandeur divine. La première a une tendance à séparer de l’homme pécheur le Dieu de toute sainteté, la seconde voit plutôt dans cette sainteté la lumière qui guérit et l’Amour qui pardonne.

Être saint, selon l’Évangile, c’est être séparé — non des autres — mais de soi-même. Et Dieu, n’est-il pas la sainteté même par ceci, justement, que le moi est en lui pur altruisme, dans le mystérieux échange de la vie trinitaire où chaque Personne est une relation d’Amour.

smn 32 0001 – snn 32 0001

publié le 24/11/2019 – novembre 2019

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