L’amour

« Conférence de Maurice Zundel au Caire, à Matarieth en mai 1972.

Résumé : la liberté a une structure, la vie a un sens, et la liberté n’a de sens que dans notre libération. L’affirmation de soi en Dieu est toujours une totale et éternelle démission. La grandeur de Dieu est une grandeur de don, d’amour, d’humilité ; notre réalisation c’est lui ressembler. L’espérance contre l’obstacle le plus dangereux qui est de retomber en nous-même et renoncer à nous libérer.



Enregistrement de la conférence


La liberté a une structure

J’ai cité, j’ai cité hier soir, en commençant, le mot de Nietzsche, ce mot de Nietzsche que vous connaissez, c’est dans Zarathoustra qui est une des œuvres importantes, ou du moins la plus importante de Nietzsche : « Que votre amour de l’homme et de la femme soit de la pitié pour des dieux souffrants et voilés. Mais le plus souvent, c’est une bête qui en devine une autre. » Ce texte de Nietzsche m’impressionne et m’émeut parce qu’il montre, chez cet homme qui était non-conformiste, qui se révoltait contre la morale traditionnelle, il montre à l’évidence qu’il avait une perception très nette des exigences de l’amour. Il voyait parfaitement que l’amour peut être livré à l’anarchie de l’instinct et sombrer dans le règne de la bête mais qu’il peut aussi découvrir des « dieux souffrants et voilés », c’est-à-dire finalement une Présence infinie qui constitue une exigence illimitée, c’est-à-dire qu’au cœur de la vie, il y a une direction, au coeur de la vie, il y a une vocation, au coeur de la vie, il y a une orientation.

La vie est structurée. La vie a un sens. Il faut trouver ce sens pour atteindre la plénitude de la vie et ce sens revient précisément à s’effacer devant une « présence voilée » qui nous habite et qui peut conférer à notre existence une dimension infinie.

Ce texte a donc une immense valeur dans l’anarchie de la pensée d’aujourd’hui où l’on parle sans cesse de liberté, mais sans donner à ce mot une structure, un contenu, une direction, un sens, si bien que la liberté ne veut plus rien dire, qu’elle devient un pouvoir de destruction, un appel à casser la baraque, comme disaient les étudiants de 1968, détruire tout l’ordre existant, sans savoir d’ailleurs le moins du monde ce qu’on mettra à la place.

Et tout mon effort précisément consiste à montrer que la liberté a une structure, que la liberté n’a de sens que dans notre libération. Mais cela, je ne le sais finalement que parce que j’ai rencontré — à travers le Christ — j’ai rencontré la liberté divine. Je ne saurais que faire de ma liberté si je n’avais pas rencontré la liberté divine. Cette liberté divine qui est si mystérieuse, si imprévue puisque, elle se manifeste comme une désappropriation radicale.

Une totale et éternelle démission

J’ai dit souvent — et il est bon de le redire — que la seule propriété en Dieu est la désappropriation. C’est ce qui constitue précisément la sainteté de Dieu, c’est qu’il est incapable de rien posséder parce qu’il est le don infini et que, d’abord, il ne se possède pas lui-même puisque il n’a de contact avec lui que dans cette communication totale de lui-même qui est la joie de la Trinité.

J’ai redit, comme je le fais sans cesse, que c’est précisément cette rencontre avec la Trinité divine qui, tout d’un coup, illumine notre liberté et lui permet de s’accomplir dans une totale humilité en face de l’humanité de Dieu. La liberté devient constamment folle dans l’histoire humaine aussi longtemps que, elle ne découvre par l’humilité de Dieu. Car, en Dieu précisément, chaque Personne s’efface dans l’autre, chaque Personne est l’offrande de soi aux deux autres, et l’affirmation de soi en Dieu est donc toujours une totale et éternelle démission, alors que nous sommes constamment tentés de réaliser notre grandeur en nous mettant au-dessus des autres, en faisant des autres nos esclaves.

Le Pharaon, évidemment, dans la gloire divine qu’il s’attribue, il ne peut considérer ses sujets que comme de la poussière sur laquelle il dresse son trône. Sa grandeur, il ne peut l’affirmer que par rapport à leur abaissement. Il a besoin de leur abaissement pour s’exalter lui-même et, finalement, il dépend d’eux. Finalement, il ne peut s’exalter que s’ils lui rendent hommage, que s’ils jouent le jeu, que si ses courtisans lui offrent l’encens dont il a besoin pour croire à sa propre grandeur. Et en les rendant esclaves, il devient leur esclave comme tous ceux qui courtisent l’opinion : combien de gens veulent faire parler d’eux, c’est-à-dire précisément agitent l’opinion publique pour qu’elle fasse attention à eux et qu’elle reconnaisse une grandeur qu’ils n’ont pas, d’ailleurs, et qui dépend essentiellement de la reconnaissance qu’ils lui accordent.

La grandeur de Dieu : grandeur de don, d’amour, d’humilité, nous met sur la seule voie possible de notre réalisation : lui ressembler.

La grandeur de Dieu, parce qu’elle est une grandeur de don, une grandeur d’amour, une grandeur d’humilité, nous met sur la seule voie possible de notre réalisation, puisque la grandeur de Dieu nous invite à l’imiter, à lui ressembler, à devenir ce qu’elle est, donc à nous donner totalement pour nous réaliser infiniment.

Dieu paraît ainsi comme notre seule chance de grandeur et nous avons vu d’ailleurs que Dieu nous révèle notre grandeur en écrivant dans l’histoire l’équation : devant Dieu, l’homme égale Dieu. Et c’est là que notre liberté prend toute sa mesure qui est la vie même de Dieu au cœur, au cœur et au fond de la nôtre. Car notre liberté, en effet, est quelque chose de si immense, de si infini qu’elle ne peut s’exprimer, qu’elle ne peut s’actualiser, qu’elle ne peut devenir une pleine réalité que si elle a affaire à Dieu.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 09’ 26’’]

Libérer Dieu en nous

Car le dernier secret de notre liberté, c’est de libérer Dieu en nous, c’est de lui donner un espace où il puisse répandre sa vie, où il puisse la révéler et la communiquer. Nous devenons ainsi, en quelque sorte, la providence de Dieu dans l’histoire du monde car, dans ce monde, dans notre histoire, Dieu ne peut se faire jour, il ne peut devenir un événement qu’à travers la transformation de notre vie.

Me libérer moi-même, pourquoi finalement sinon pour Quelqu’un. Pour Quelqu’un qui se donne à moi si totalement qu’il ne peut s’exprimer que, avec le consentement de mon amour. C’est ce qui fait l’urgence de ma libération : ma libération est indispensable à l’accomplissement de Dieu dans l’histoire de l’homme et de l’univers. Il s’agit donc beaucoup moins de moi, il s’agit beaucoup moins de mon élégance morale, il s’agit beaucoup moins de mon bonheur que de sa vie à protéger contre mes limites, que de sa vie à révéler dans ma transparence.

En tous cas, ce qui ressort avec évidence de l’expérience dont le Christ est la source, et le centre, et le commencement et la fin en nous, c’est la grandeur incommensurable à laquelle nous sommes appelés. Cela ressort d’ailleurs des mots du dialogue avec samaritaine. Si Dieu est Esprit et s’il faut l’adorer en esprit et en vérité, c’est l’homme précisément qui a à fournir ce culte en esprit et en vérité, c’est donc que l’homme lui-même est esprit, c’est qu’il est divinisable, c’est qu’il peut être enraciné dans l’intimité de Dieu, c’est que la dimension suprême de son existence, c’est cette vie divine dont il est le porteur.

Cela me paraît d’une importance infinie parce que, on pourrait être tenté de penser que l’humilité chrétienne consiste à se tenir pour rien. Ce n’est pas là le sens de l’humilité chrétienne de se tenir pour rien. Cela voudrait dire finalement que Dieu ne nous a rien donné. Or, Dieu nous a tout donné puisqu’il s’est donné lui-même, puisqu’il ne cesse de se donner à nous et de nous attendre au fond de notre cœur.

Nous avons donc une grandeur infinie à réaliser, mais à la manière de Dieu, c’est-à-dire dans l’humilité dont j’ai dit qu’elle n’est pas, et qu’elle n’a rien à voir avec l’humiliation, l’humilité qui est simplement cet espacement de l’amour devant l’être aimé, ce vide que l’on fait (en soi pour l’accueillir dans) [mots effacés de l’enregistrement] une transformation de tout soi-même en amour. Et c’est là évidemment la seule liberté parfaite.

Un effort de libération

C’est là qu’on voit la distance entre une conception philosophique de Dieu, philosophique d’ailleurs dans un sens assez ambigu, philosophique dans le sens d’un raisonnement plutôt mécanique et qui n’engage finalement à rien. On peut toujours manier les notions de cause première, de premier moteur et, en face de ce premier moteur, de cette cause première, écraser l’homme comme un grain de poussière puisque la cause première n’a besoin de rien, ni de personne.

Mais cette conception, finalement, n’a rien à voir avec la conception évangélique, n’a rien à voir avec l’expérience de Dieu telle qu’elle est vécue par les grands mystiques, n’a rien à voir avec la Révélation du Christ et qui est le Christ. Le Christ à genoux au lavement des pieds ne ressemble en aucune manière à cette cause première, lointaine, abstraite et sans relation réelle avec nous.

Dans le Christ, il s’agit de vivre, surabondamment, de vivre en plénitude, enfin d’être au maximum.

Et nous voyons donc que la perfection évangélique elle n’est pas une espèce de spécialité pour des gens qui ont choisi cette spécialité. Un bénédictin qui essaie de mener une vie érémitique et qui a pris une petite paroisse de montagne dans l’Isère, en France, comme je lui demandais : « Eh bien ! Qu’est-ce que les gens pensent de vous ? Comment réagissent-ils à votre présence et à votre manière de vivre ? » Il me répondait : « Mais, ils pensent que je fais ce qui me plaît, que c’est un genre de vie que j’ai choisi, comme j’aurais pu choisir d’être un champion de tennis. Voilà : j’ai choisi de vivre une vie solitaire parce que, sans doute, j’y trouve un certain intérêt, parce que j’en ai le goût. » Si la spiritualité se résumait à cela, elle serait mort-née. Il est évident que, dans le Christ, il s’agit de vivre, de vivre surabondamment, de vivre en plénitude, enfin d’être au maximum. « To be or not to be, that is the question. »

Quand donc nous essayons d’être fidèles à cet appel de notre liberté dans un effort sans cesse repris de libération, nous allons simplement vers l’être, vers la plénitude de l’existence et il faut précisément que l’Évangile qui est la Bonne Nouvelle soit reconnue comme telle. Il faut que la vie chrétienne porte le sceau de la grandeur, non pas une grandeur clamoreuse, une grandeur qui sonne de la trompette, bien entendu, mais une grandeur réelle, une grandeur illimitée, une grandeur qui puisse traverser tous les murs et franchir toutes les frontières, une grandeur qui atteigne l’existence humaine dans sa racine et qui la révèle à elle-même.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 18’ 15’’]

L’imitation de Dieu

Jésus nous révèle notre vie en nous plongeant au cœur de la Trinité divine. Il nous révèle nos possibilités et il nous donne de les accomplir par sa Présence au plus intime de nous et, si cette grandeur s’accomplit en nous, elle sera pour les autres, précisément, la confirmation de leur liberté, la confirmation de leur désir de grandeur. Ils en trouveront le chemin, s’ils la voient authentiquement réalisée en nous.

Nietzsche a eu précisément la haine du Christianisme, parce qu’il a vu dans le Christianisme une école de lâcheté, une école de renoncement à la grandeur : se faire petit, disparaître, courtiser la misère, renoncer à faire de la vie une aventure créatrice. Il s’est trompé évidemment, radicalement, mais il ne faut pas donner aux autres l’occasion de commettre cette erreur en renonçant nous-même à cette grandeur infinie.

Encore une fois, tout cela ne peut que se faire sans bruit, dans le silence, dans ce regard d’amour, dans cette attention d’amour constamment reprise et reconquise à cette Présence qui nous habite, à cette vie divine qui doit naître dans le monde par notre cœur aujourd’hui. (1)

Toute la vie chrétienne… peut s’inscrire dans cette quête de l’homme, cette recherche de la grandeur, cette affirmation de la liberté, de l’autonomie, de l’inviolabilité, à condition qu’on passe à l’imitation de Dieu.

Vous voyez donc que toute la vie chrétienne, toute la pensée humaine finalement peut s’inscrire dans cette quête de l’homme, dans cette recherche de la grandeur, dans cette affirmation de la liberté, de l’autonomie, de l’inviolabilité humaine, à condition justement que, on passe à l’imitation de Dieu et qu’on voit en Dieu l’exemplaire incomparable de l’existence à laquelle nous sommes appelés. « O Crux, ave, spes unica. », si la croix est notre unique espérance, c’est précisément parce que, elle symbolise de la manière la plus simple, cette équation, cette identification de Dieu avec nous, cette égalité que Dieu a établie éternellement entre lui et nous, entre la création et lui.

Il y a une musique extraordinaire qui est la musique de Mozart, cette musique qui danse autour de la Présence divine, cette musique virginale qui purifie notre inconscient, qui nous introduit dans un univers de liberté et de joie. Et pourtant Mozart, qui est mort à trente-cinq ans, Mozart qui a connu la misère, la misère matérielle la plus sordide, Mozart qui composait parfois sur le timon de la diligence de la voiture qui l’emmenait au lieu où il devait donner un concert, il écrivait les dernières mesures d’une partition inachevée qui devait être exécutée dans la ville où il se rendait. Et, à la halte, tandis qu’on changeait de chevaux, il achevait d’écrire cette musique avec quelles sueurs d’angoisse pour qu’elle soit enfin terminée au moment où il arriverait au terme de son voyage. Ce Mozart écrivait des lettres déchirantes ou plutôt des billets, à un créancier dont il avait besoin absolument d’obtenir un secours simplement pour subsister, pour ne pas mourir de faim. Et c’est cet homme qui écrivait cette musique divine, qui rejoignait au fond de lui-même la musique silencieuse dont parle saint Jean de la Croix, qui a créé ce monde mélodique qui est un des trésors de l’humanité et que nous pouvons entendre aujourd’hui, grâce à la technique de la gramophonie, que nous pouvons entendre aujourd’hui comme une mélodie qui jaillit toujours de son cœur dans le nôtre.

Il y a un dedans qui est tout l’homme, à travers lequel se révèle ce Dieu qui est tout intérieur dans le concert des relations trinitaires.

Il y a un dedans, un dedans qui est tout l’homme, où les artistes nous font pénétrer, où les savants jettent leur sonde pour entendre l’écho de l’éternelle vérité. Il y a un dedans qui est tout l’homme et à travers lequel se révèle ce Dieu qui est tout intérieur dans le concert des relations trinitaires.

Voilà, me disait hier soir, un prêtre : voilà, c’est toute la nouveauté du Christianisme, cette nouveauté inépuisable qui nous conduit à la nouvelle naissance, à l’éternelle jeunesse jusque dans la mort que Jésus a vaincue et qu’il veut vaincre chaque jour au plus intime de nous-même. Car, si la vie se recueille dans sa source divine, si la vie se concentre dans ce point focal, dans ce point de lumière où éclate le visage de la personne, le visage d’éternité de la personne, la mort a perdu son empire : « O mort, où est ta victoire ? »

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 26’ 06’’]

La tentation du renoncement

C’est donc cela le sens de notre vie, c’est cela le sens de votre vie, c’est cela le secret d’amour qui nous a été confié pour que nous en devenions la révélation sereine et joyeuse dans le monde d’aujourd’hui. C’est un programme infini et merveilleux mais, bien sûr, qu’il est difficile de réaliser à chaque seconde, à chaque battement de notre cœur, et c’est là peut-être que nous allons rencontrer l’obstacle le plus difficile à surmonter qui est le sentiment de l’échec.

Car enfin, si nous nous mettons devant toute la réalité du Christ, si nous nous mettons devant toutes les richesses de la vie divine qui nous attendent au plus intime de nous, nous pouvons prendre conscience de la distance qui nous sépare de cette réalisation suprême à laquelle nous sommes constamment appelés.

Combien de fois nous oublions, combien de fois nous retombons dans notre sommeil spirituel, combien de fois nous vivons à la surface de nous-même, combien de fois nous nous intéressons à des vétilles, combien de fois nous affirmons notre amour-propre et notre fausse grandeur. Notre vie est constellée, elle est semée d’échecs. Pour quelques instants de présence totale à Dieu, quand nous en avons le bonheur, combien d’instants morts où nous ne vivons réellement pas, où nous sommes simplement portés par notre biologie sans être aucunement des créateurs. Et la tentation justement de nous arrêter à cet échec est immense et c’est sans doute la tentation la plus redoutable parce qu’elle est celle, finalement, où notre amour-propre s’exprime le plus dangereusement : je ne suis pas arrivé ; je me suis laissé surprendre par ma colère, par mon amour-propre, par mes rivalités avec les autres, par mes antipathies ; j’ai limité ma vie ; j’ai limité Dieu dans ma vie…

Si je m’arrête à cela, je vais jeter le manche après la cognée, je renoncerai à poursuivre cette aventure qui me parait si inaccessible, qui se dresse devant moi comme un Himalaya que je n’aurai jamais la force de gravir. Et c’est là, que justement, l’humilité vraie peut venir à notre secours, l’humilité vraie qui nous fera comprendre, dans une perception vécue, que, si nous nous attardons à cet échec, nous allons tout simplement retarder l’avènement du Règne de Dieu, qu’il sera d’autant plus victime de nos limites que nous renoncerons à les dépasser.

Rien n’est plus dangereux pour l’avènement du Règne de Dieu que cette manière de nous attarder à nous-même et de nous scandaliser de nos échecs. Ce n’est pas grave, finalement. Ce n’est pas grave d’avoir, dans un moment de fatigue, d’avoir manqué d’amabilité, de n’avoir pu sourire, d’avoir eu un geste d’impatience, d’avoir eu un mouvement de ressentiment ou de vanité. Ce n’est pas grave, et si tout cela ne sont que des surprises, des premiers mouvements où notre biologie a pris le dessus parce que nous ne lui avions peut-être pas accordé assez d’attention, parce que nous n’avions pas su l’apprivoiser avec assez de prudence.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 32’ 16’’]

La persévérance

Si nous dépassons tout cela immédiatement, car qu’importe après tout ? Cet échec me concerne. L’essentiel, c’est que, il n’atteigne pas Dieu. Et il n’atteindra pas Dieu si nous nous reprenons aussitôt, si nous cessons de nous regarder en nous apitoyant sur nous-même, pour le regarder de nouveau en retrouvant en lui tout le crédit qu’il nous fait en se remettant entre nos mains.

C’est par-là que l’apôtre Pierre s’est redressé. C’est par-là que il a désavoué cette faiblesse, cet élan de timidité qui l’a rendu esclave de la voix d’une servante, lorsqu’il redécouvre le visage du Seigneur et qu’il se met à pleurer. Il retrouve toutes ses raisons d’aimer et il pourra dire au Seigneur sans mentir : « Seigneur tu sais, tu sais que je t’aime. »

Si nous pouvons dépasser cette tentation, cette tentation qui consiste précisément à nous arrêter à nos échecs dans un sentiment d’amour-propre déçu et blessé, nous sommes assurés de notre persévérance, car nous aurons surmonté l’obstacle le plus dangereux qui est de retomber en nous-même et de renoncer à nous libérer, en renonçant du même coup à libérer Dieu.

C’est pourquoi notre première réaction en constatant ces échecs doit être immédiatement de détourner notre regard de nous-même pour le retourner vers lui. Lui n’a pas changé. Il est toujours l’amour. Il est toujours la pauvreté. Il est toujours la désappropriation. Il est toujours celui qui nous veut égaux à lui-même. Il est toujours celui qui est en agonie pour ceux qui refusent obstinément de l’aimer. Il est toujours, dans l’immense majorité des hommes, un « Dieu souffrant et voilé ».

Si nous le retrouvons tel au fond de nous-même, notre déception s’apaisera. Elle finira par disparaître. Qu’importe après tout, puisque l’amour nous attend, puisqu’il a toujours infiniment besoin de nous et que, il ne peut être un événement dans l’humanité d’aujourd’hui que par la transparence de notre vie.

Le champ d’action est le monde entier

De nouveau, nous retrouvons l’équilibre de la grandeur et de l’humilité qui sont indissolublement unies puisque la grandeur, c’est de faire le vide en soi, puisque la grandeur, c’est de tout donner en n’étant plus qu’un regard d’amour vers lui.

Nous pouvons inscrire notre recherche, je veux dire notre quête de l’homme, je veux dire cette volonté de nous réaliser dans la suprême grandeur que Dieu nous révèle et dont il est la source, nous pouvons inscrire notre effort dans le sillage des apôtres au jour de la Pentecôte.

Ces douze qui ont tremblé, ces douze qui se sont enfermés dans la salle où ils attendent la venue de l’Esprit, ils s’y sont enfermés par crainte des juifs. Ces mêmes hommes, quel est leur champ d’action ? Mais le monde entier, mais toute l’histoire depuis le commencement du monde jusqu’à la fin, mais toute la création, mais tout l’univers comme ils ont apporté l’Évangile à toute créature. Il n’y a donc pas de grandeur comparable à celle-là. Il n’y a jamais eu d’empire aussi illimité que celui qu’ils ont à conquérir. Mais ils portent Dieu en eux. Ils portent le Christ au fond de leur cœur. Ils portent donc la liberté en personne et cet empire, ils ont à le conquérir précisément en communiquant à chaque être humain et à chaque créature cette liberté divine en personne qui est Jésus.

Voilà ce que nous avons à accomplir nous-mêmes. Nous avons le même empire à conquérir. Nous avons le même Évangile à annoncer à toute créature et nous avons le même pouvoir, les mêmes ressources, la même Présence qui s’est confiée à nous et qui veut se répandre à travers notre fidélité.

Nous ne pouvons que, entrer dans la joie de cette aventure en faisant crédit à la Parole du Seigneur qui nous envoie et, en le regardant comme Pierre l’a regardé, et en lui disant dans le secret de nous-même : « Seigneur, Seigneur, tu connais toutes choses et tu sais que je t’aime. »


Salve, Regína, mater misericórdiae
vita, dulcédo et spes nostra, salve
Ad te clamámus, éxules fílii Evae.
Ad te suspirámus, geméntes et flentes
in hac lacrimárum valle.
Eia ergo, advocáta nostra,
illos tuos misericórdes óculos
ad nos convérte.
Et Jesum, benedíctum frucum ventris tui,
nobis post hoc exsílium osténde
O clemens, o pia, o dulcis Virgo María

 

Salut ô Reine, Mère de miséricorde,
notre vie, notre consolation notre espoir, salut !
Enfant d’Eve, de cette terre d’exil nous crions vers vous ;
vers vous nous vous prions,
gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes.
Ô vous, notre Avocate, tournez vers nous vos regard compatissants.
Et après cet exil, obtenez-nous de contempler Jésus,
le fruit béni de votre sein, ô clémente, ô miséricordieuse, ô douce Vierge Marie


(1) Dans son livre L’Évangile intérieure Zundel cite le 1er verset du psaume 65 : « Votre louange, Seigneur, c’est le Silence !  » ou « Pour toi, le silence est louange, Elohîm, en Siôn » (traduction de Chouraqui). Quand cessent les paroles et les pensées, Dieu est loué dans l’étonnement silencieux et l’admiration.

efn 72 0504

publié le 17/11/2019 – novembre 2019

mots-clefs mots-clés : Zundel, 1972, Matarieh, Nietzsche, Mozart, Amour, liberté, libération, désappropriation, trinité, grandeur, humilité, autonomie, inviolabilité, dedans, échec, tentation, persévérance, nouvelle naissance, déception, champ d’action