La vraie conversion

Une
des associations de mots les plus extraordinaires, c’est  » Felix Culpa  » du Samedi Saint.  » Heureuse faute  » alors qu’il s’agit pourtant de la faute originelle,  » heureuse faute  » qui nous a valu un tel et si grand Rédempteur. 

Nous retrouvons d’ailleurs un écho admirable de cette association  » Felix Culpa  » dans la prière de l’Offertoire :  » Dieu, qui avez créé l’homme dans une admirable dignité et qui l’avez plus magnifiquement encore racheté…  » Cette association de mots extraordinaires nous révèle le caractère prospectif du Christianisme. L’Évangile n’est pas rétrospectif, il ne regarde pas en arrière, il est prospectif, il regarde en avant.

C’est pourquoi on n’est jamais lié par son passé. Tout acte, toute action demeure en sursis. Elle peut toujours recevoir une autre conclusion qui en change complètement le sens, comme le péché originel est devenu par la Rédemption, de catastrophe qu’il était, une heureuse faute. Le dernier mot n’est jamais dit, on peut toujours recommencer. Et la doctrine du Purgatoire, à l’autre extrémité de l’Histoire, ouvre des chances infinies à tous ceux qui n’ont pas eu leur chance ici-bas. Le dernier mot n’est pas dit et le Purgatoire est une immense couveuse d’amour qui pourra faire naître tous ces germes avortés qui n’ont pas pu se développer au cours de la vie terrestre.

Et ce qui vaut, ce qui caractérise le Christianisme en général, s’applique à toute la vie en particulier. Nous avons vu comment la Madeleine est devenue la plus grande des contemplatives : c’est qu’elle a construit justement la cathédrale de son action de grâce sur le fondement de la miséricorde. Elle a aimé d’autant plus qu’elle avait été plus éloignée, elle a aimé d’autant plus qu’elle avait été l’objet d’une plus grande miséricorde. Et le bon larron à son tour, en une seconde s’est ouvert à la vie éternelle qui lui a été promise. La femme adultère n’a jamais pu oublier le respect dont Jésus l’a enveloppée en baissant les yeux devant sa faute et c’est à une pécheresse encore que notre Seigneur a révélé le secret de la religion en esprit et en vérité en faisant jaillir de l’âme de la Samaritaine cette source qui jaillit en vie éternelle. Et c’est de son reniement que l’Apôtre Pierre a tiré cette merveilleuse profession d’amour que nous rapporte l’Évangile de saint Jean :  » Seigneur, vous savez bien que je vous aime « .

Le dernier mot n’est jamais dit et c’est pourquoi il ne faut jamais s’attarder à ses fautes, jamais ressasser ses péchés, jamais y penser, sinon pour remercier Dieu de nous avoir rendu son amitié. C’est du temps perdu que d’examiner sa conscience autrement qu’en regardant Jésus. Ce n’est pas soi qu’il faut regarder, mais lui, car c’est en le regardant que, à la fois, on prend conscience de tous ses manques d’amour et qu’en même temps on se remet à l’aimer.

Saint François de Sales a écrit dans La Vie Dévote un admirable chapitre dont le titre est celui-ci :  » Qu’il faut avoir de la douceur avec soi-même “ Et il remarque tout le danger qu’il y a à se dépiter de s’être dépité, à se fâcher de s’être mis en colère. Ça fait une colère au carré, qui pourra devenir au cube, on n’en finira jamais.

Et, dans cette attitude, comme dit Péguy à l’homme qui, le soir, passe des heures à examiner sa conscience, il lui dit :  » Mais, mon ami, il fallait y penser plus tôt, quand il était temps. Maintenant, dors, laisse le jugement à Dieu. Tu y gagneras encore !  » Car, dans toute cette nomenclature, dans tout ce ressassement de nos péchés, dit Péguy, il y a beaucoup d’orgueil.

Car, finalement, est-ce que notre acte de contrition, c’est le dépit de notre amour-propre blessé :  » Comment ! Nous nous étions mis si haut et nous sommes si bas.  » Mais ce n’est pas une vraie contrition, c’est tout simplement un dépit d’amour-propre.

La vraie contrition, elle, se tourne vers Dieu pour l’aimer d’autant plus qu’on a davantage négligé de l’aimer. Aussi bien, tous les péchés reviennent-ils à un seul péché : de ne pas aimer l’Amour. Nous sommes, tous, pareils, quoi que nous ayons fait. Si nous sommes en nous, si nous tournons autour de nous, nous sommes au principe de tous les péchés. Alors, peu importe la forme qu’ils prendront, que ce soit l’adultère, le vol, l’assassinat ou, ce qui est bien plus grave, l’orgueil et l’ambition. Le centre du mal, c’est cela : tourner autour de soi.

Et nous sommes, tous, pareils : ou bien nous sommes en nous et ça ne va pas et il n’y a pas de solution ou nous sommes en Dieu et il n’y a pas de problème. On ne peut être qu’en Dieu ou en soi. Si donc notre contrition est vraie, elle ne s’attardera pas un instant à ce dépit amoureux de soi-même et ne ressassera pas une culpabilité que Dieu seul connaît car, comme le dit saint Paul :  » Je ne suis jugé par aucun tribunal humain, et je ne me juge pas moi-même : c’est Dieu qui me juge « .

Alors ne perdons pas une seconde à nous confondre d’être si peu de chose, alors que nous croyons être tant, c’est du temps perdu. Dès que nous prenons conscience que ça ne va pas, tournons-nous immédiatement vers lui et mettons-nous à l’aimer. Puisque c’est lui qui est blessé, qu’est-ce que ça peut faire ce qui m’est arrivé, ça n’a aucune importance. Il ne s’agit pas de nous, il s’agit de lui.

Le Père de Condren, qui est un des grands saints du 17ème siècle, écrivait avec humour à une de ses pénitentes :  » Fuyez, fuyez comme un crime la considération de vous-même. Fuyez comme un crime de vous regarder et de vous examiner et de soupeser vos fautes. Contentez-vous de vous considérer comme une pécheresse, ainsi que tant de saintes l’ont été « .

Il ne s’agit donc pas de faire notre procès, de nous piétiner, de nous mépriser, mais de nous survoler, de nous perdre de vue en regardant Dieu car, si nous continuons à nous regarder, nous continuerons à coller à nous-mêmes. Or le principe de toute vertu, c’est de se tourner vers Dieu et de s’attacher à lui. Pédagogiquement, cela a une immense valeur. Et nous sommes tentés, devant un enfant coupable ou devant un confrère ou une consœur coupable de leur faire sentir leur tort, de les humilier et donc de les décourager, de les déprimer, de fausser leur conscience en leur faisant croire que le mal, c’est ce qu’ils ont fait et non pas ce qu’ils sont, en leur faisant croire que le bien, c’est quelque chose et non pas Quelqu’un à aimer.

Si nous voulons les aider vraiment, il faut leur montrer en nous le visage de l’amour. Si nous leur montrons le visage de l’amour, ils se remettront immédiatement en route et tout ce qui était lié en eux se déliera, parce que le bien ne leur apparaîtra plus comme un joug, comme une contrainte, comme une limite, comme une défense, comme une loi, mais comme un amour, comme un espace, comme une liberté, comme un visage qui les attend.

Gandhi avait appris que, dans son ashram, dans son ermitage-école, une faute contre les mœurs avait été commise, une femme ayant attiré un de ses jeunes gens. Il ne voulut pas savoir leur nom, il ne voulut pas les confronter avec lui-même, il se mit à jeûner, à jeûner pour eux. Ce fut le plus sévère châtiment quand ils apprirent que cet homme qu’ils vénéraient jeûnait pour eux. Ils furent saisis jusqu’à la racine de l’âme, et cette contrition qui s’inspirait de leur vénération et de leur amour pour leur maître fut infiniment plus favorable à leur conversion que tout jugement, toute sévérité et tout châtiment.

Au cours d’une retraite sacerdotale, un prêtre, en dehors de la confession, m’avoua qu’il avait eu un enfant. Je lui dis :  » Quelle merveilleuse occasion d’apprendre à connaître la Paternité de Dieu !  » C’était fait, il en prenait d’ailleurs toute la responsabilité très loyalement. Était-il utile de revenir sur une histoire ancienne ? Mais non.

Il fallait voir le résultat, cette création après tout magnifique : un enfant. Il fallait donc, puisqu’il avait un enfant, qu’il fût le père et qu’il éveillât dans son cœur toute la générosité qui est indispensable à l’éducation d’un enfant.

On raconte cette histoire amusante : qu’un vieux curé de campagne reçut un jour la confession d’un évêque. Comme il était habitué à confesser des bonnes femmes et à entendre leurs petites histoires, il était très embarrassé. Que dire à un évêque ? Comment parle-t-on à un évêque ? Il n’avait jamais fait ça de sa vie. Alors tout confus de la confession qu’il venait d’entendre, il dit simplement :  » Eh ! bien, Monseigneur, voilà ce que c’est quand c’est comme ça. « 

Eh ! bien, c’est ce que nous pourrons dire toujours devant n’importe quelle faute : voilà ce que c’est quand c’est comme ça. Inutile de nous attarder, inutile de mettre les gens au pied du mur, de les humilier, de les déprimer et de les décourager. Il faut qu’ils sachent justement qu’ils ne sont pas liés par leur passé, quel qu’il soit, et un regard de bonté, un regard d’amour fera infiniment plus que les reproches, qui sont d’ailleurs toujours injustifiés, puisque nous ne sommes pas nous-mêmes infaillibles.

J’ai connu un Carme qui était un des membres les plus éminents de son ordre et qui parlait des saints déserts des carmes et qui était un des spécialistes de la mystique. Et je l’ai retrouvé à Paris défroqué ! Et j’ai connu un Dominicain qui me parlait d’un de ses confrères qui avait quitté l’ordre et s’était marié, en me disant que c’était de l’orgueil.  » Je l’ai bien connu, me disait-il, c’était un orgueilleux.  » Et lui-même six mois plus tard quittait l’ordre. On ne peut jamais savoir ce qu’on sera demain. Ce qu’on peut savoir, c’est que, quand on quitte Dieu et qu’on tombe en soi-même, on est capable de tout.

Alors inutile de rester en soi et d’obliger les autres, en les confondant et en les humiliant, à se retrancher dans leur amour-propre. Il n’y a qu’une seule chose à faire : ouvrir l’espace, laisser entrer la lumière, ouvrir les volets de son âme pour que le soleil de Dieu y entre et retrouve avec bonheur cet amour qui n’a jamais cessé d’être en nous et de nous attendre. C’est là l’humilité.

L’humilité ne consiste pas à macérer dans ses fautes et à battre éternellement sa coulpe. On ne sait jamais d’ailleurs de quoi on est coupable, ni comment. Ce n’est pas la peine de se le demander. Laissons Dieu juger, nous y gagnerons. Ne perdons pas une seconde, parce que c’est lui qui la perdrait. C’est toujours lui qui est victime de cet amour-propre subtil d’une contrition relative à nous-mêmes. Ne le laissons pas attendre une seconde de plus et joyeusement, comme un enfant qui retrouve sa mère, jetons-nous dans son cœur.

Il y avait, au 17ème siècle, un mystique qui avait introduit le Carmel d’Espagne en France, qui était un prêtre exemplaire et très soucieux de la perfection et qui s’appelait Jean de Quintanadoine. Et Jean de Quintanadoine se lamentait sur ses fautes – qui étaient sans doute des peccadilles – : il appelait tous ses amis à la rescousse, il leur demandait d’intercéder pour le grand criminel qu’il était et, tandis qu’il se lamentait, il entend la voix de Jésus qui lui dit :  » Jean, comme tu perds ton temps ! Commence.  » Commence : voilà, c’est là le mot de l’Évangile : commence. Et c’est cela qui est merveilleux avec Dieu : ça commence toujours, on ne vieillit jamais, on ne vieillit jamais… Notre jeunesse est devant nous et nous allons à l’autel de Dieu, même si nous avons 90 ans, nous allons à l’autel de Dieu qui réjouit notre jeunesse. On ne vieillit jamais, parce que ça commence toujours.

Nous voulons donc laisser là tout notre passé et entretenir en nous cette vision d’avenir, parce que c’est là que nous pouvons agir en faisant de notre passé, quel qu’il soit, le fondement de la cathédrale d’amour et de joie que nous avons à construire. Alors, ne perdons pas une seconde et entendons la voix de Jésus qui nous dit, comme à Jean de Quintanadoine :  » Mais ne perds donc pas ton temps. Commence ! «