La Trinité, amour garant de notre liberté

« Cette conférence fut donnée par Maurice Zundel à Maurepas en janvier 1974. Les titres et exergues sont ajoutés.

Résumé : Nous posons rarement la question du problème que nous sommes. S’il n’y a pas dans l’homme une valeur infinie, sa vie n’a aucune signification. Ce qui importe, c’est de vivre la prise de conscience de sa dignité, de son authenticité et inviolabilité, d’être quelqu’un. Ce qui comble c’est de vivre cet infini en soi et dans les autres. La Trinité signifie que Dieu n’a prise sur son être qu’en le communiquant. Dieu ne subit pas son être, il le donne, il nous apprend à nous libérer de nous-même en nous donnant. L’amour ne contraint pas, c’est une communication totalement libre.



Enregistrement de la conférence. Pour un court passage du texte – repéré par un retrait – voix d’un lecteur, l’enregistrement était inaudible.


Le besoin de crier au monde

On me disait, cet après-midi que, sur 18.000 habitants de Maurepas, il y avait 700 personnes qui participaient à la messe du dimanche. 700 personnes sur 18.000, cela pose un problème. D’où vient cette immense indifférence qu’on retrouve un peu partout ?

Sans doute d’un problème mal posé, d’un problème qui n’est pas perçu, d’un problème essentiel, mais qui échappe à l’immense majorité des hommes. Quel est ce problème ? Je pense que Soljenitsyne nous le fait pressentir lorsqu’il dit : « Souvent, dans le grouillement douloureux des camps, au milieu d’une colonne de prisonniers, quand la chaîne des lanternes perçait la brume de la gelée du soir, montait en nous le jaillissement des mots que nous aurions voulu crier au monde, au monde entier, si le monde entier avait pu entendre l’un de nous ».

Si Soljenitsyne était ici ce soir, que nous dirait-il ? Il nous interpelle, il lance des appels innombrables, avec son admirable ami Sakharov et tous ceux qui sont des alliés dans la même cause. Que veulent-ils, finalement ? Que défendent-ils ? Pourquoi nous appellent-ils à la solidarité, pourquoi veulent-ils émouvoir l’opinion du monde entier en parlant, en particulier, des internements psychiatriques où l’on entreprend de désintégrer le cerveau des opposants, que veulent-ils nous signifier ? Pourquoi dénoncent-ils comme un crime impardonnable, inique, monstrueux, cette entreprise, sinon parce que, ils croient en l’homme, parce que, ils ont le sens de l’homme, parce que, ils perçoivent un infini dans l’homme ?

La pensée menacée

Et toute la question est là, en effet.

Dans notre vie quotidienne, nous sommes rarement confrontés avec une tragédie d’une telle dimension et nous pouvons vivre dans la banalité, sans nous émouvoir, parce que nous ne sommes pas menacés dans notre intégrité et que, on ne perçoit, en effet, les biens suprêmes que lorsqu’ils sont menacés. C’est à ce moment-là qu’on prend conscience de leur immense valeur et qu’on désire les protéger.

Attaquer l’homme dans sa pensée, vouloir, comme le disait une doctoresse russe à un patient qui était soumis à ses interventions et qui lui disait :

« Mais en quoi est-ce que notre pensée vous gêne, pourquoi ne pas admettre une diversité d’opinions ?

– Mais ce que nous voulons, répondit-elle, c’est que vous ne pensiez pas. »

La pensée authentique d’un homme est un bien commun qui concerne toute l’humanité.

Réduire l’homme à cela, à un être qui ne pense pas, pour être sûr que les directives du Parti ne subissent aucun fléchissement, c’est justement contre quoi s’insurgent avec tant de violence, et tant de grandeur et tant d’héroïsme et tant de beauté, un Soljenitsyne, un Sakharov et tous ceux qui concourent à cette magnifique dénonciation. Ce qu’ils veulent, c’est sauver l’homme dans son humanité, dans sa spécificité. Ce qu’ils veulent, c’est nous rendre attentifs à ce qu’il y a en nous de plus grand, de plus précieux, de plus universel. Et, s’ils font appel justement à l’opinion du monde entier, c’est parce que le monde entier est intéressé, parce qu’il est solidaire de cette désintégration du cerveau, parce que la pensée d’un homme, sa pensée authentique est un bien qui concerne toute l’humanité.

S’il y a un bien commun, il est là et il n’y en a pas d’autre. S’il y a un bien universel, il se situe à ce niveau. Finalement, on en arrive à cette conclusion paradoxale, c’est que l’universalité passe par le secret de la conscience. C’est ce qui se passe au plus profond d’un homme. Quand il est seul. C’est ce qu’il décide, au fond de lui-même, qui crée sa valeur et qui fait de lui, selon le choix qu’il fait de lui-même, un être stérile ou un créateur, qui fait de lui, un bien universel ou un mal universel.

Il est bien évident que ceci échappe à l’immense majorité des hommes, y compris les pratiquants, y compris ceux qui se réclament d’une Église, qui d’ailleurs ne sont pas d’accord entre eux et, dans ce groupe des 700, on me le disait encore aujourd’hui, il y a précisément des désaccords : ils n’arrivent pas, même en professant la même foi — ou en croyant la professer — ils n’arrivent pas à se mettre d’accord parce qu’ils ne sont pas d’accord sur l’essentiel, parce que, justement, ils ne se sont jamais posé, avec l’acuité nécessaire, ce problème de l’homme. Car il n’y a qu’un problème, finalement, c’est celui-là, c’est le problème de l’homme, le problème que nous sommes…

Le problème que nous sommes

Où nous situer et qui sommes-nous ?

Soljenitsyne et ses amis nous crient que l’homme est dans sa pensée, que l’homme est dans sa vie intérieure, que l’homme est dans son authenticité, que c’est cela qui compte, infiniment, et que c’est le seul bien que toute la culture et toute la civilisation ont pour but de conserver et de promouvoir.

Pour eux — et c’est là la différence d’avec nous — pour eux il s’agit là d’un problème vital ; ils sont engagés au péril de leur vie dans ce conflit, ils peuvent être, à chaque instant, arrêtés, internés ou ré-internés, et arrêtés de nouveau et jetés dans les camps de concentration et être supprimés, sans qu’aucune nouvelle ne soit donné de leur sort.

Il nous manque sans doute ce stimulant, pour que nous prenions conscience du problème que nous sommes. Au fond, nous nous le posons très rarement ou presque jamais. La technique admirable de la connaissance scientifique, avec ses succès prodigieux, offre par elle-même, en effet, un intérêt si passionnant que, elle masque ce problème essentiel que nous sommes et il semble bien que toutes les écoles, toutes les universités, tous les foyers de culture en Occident, ignorent, dans leur ensemble, ce problème essentiel.

Il faudrait pourtant commencer par-là. Il faudrait que l’enfant apprenne à deviner le trésor qu’il porte en lui, qu’il sache que, il y a au fond de lui-même un infini et que il lui incombe de le développer, de le laisser rayonner, de le communiquer, de le susciter ou d’en susciter, tout au moins, la prise de conscience dans les autres.

Cet appel de l’infini au fond de soi-même

Si la vie de l’homme ne comporte aucune signification…, il n’y a pas de problème, il n’y a plus de problème.

Nous sommes loin du compte : il suffit de consulter les journaux, de participer aux émissions de la radio ou de la télévision pour voir combien ce problème essentiel est méconnu ou inconnu — et pourtant tout est là. Il est évident que, s’il n’y a pas dans l’homme une valeur infinie, si il est enfermé dans sa contingence, s’il est simplement un produit du hasard, si sa vie ne comporte aucune signification, s’il n’y a pas de direction privilégiée, s’il n’y a ni bien ni mal, si toutes les éthiques ne sont que des options discutables et accidentelles, il n’y a pas de problème, il n’y a plus de problème.

L’homme est simplement entraîné dans l’océan des énergies cosmiques, il en a surgi, il sera englouti par elles, sans laisser aucune trace et toute son agitation se réduit à rien. Il est un pur néant et il n’y a pas à passer outre, il n’y a pas à chercher de solution à l’ensemble de la vie, puisque, elle n’a aucun sens.

Mais dès qu’on s’est éveillé au sens, précisément, de la valeur, dès qu’on a perçu dans l’homme un infini, on ne peut plus l’oublier. On sait que c’est là la découverte essentielle et qu’il s’agit de la vivre, que rien sans doute n’est plus difficile que d’être toujours fidèle à cet appel de l’Infini au fond de soi-même, mais que là est le problème.

Une même dignité, une même valeur

Je vous rappelle, avec une certaine confusion, puisque je vais répéter une histoire cent fois redite, mais elle illustre si bien mon propos que je n’hésite pas à vous la rappeler, très brièvement. Il s’agit toujours de Koriakov, de Koriakov précisément journaliste soviétique, élevé dans le système, ne le mettant pas en question, athée en toute bonne foi, jeté dans la guerre au moment de l’agression Allemande en 1944, devenu de simple soldat, capitaine, rencontrant au cours d’une permission à Moscou, un vieil ami de sa famille — qui appartient à une autre génération et qui est chrétien, profondément — lequel ami lui fait don du Nouveau Testament, qu’il lit avidement et où il découvre avec un émerveillement sans bornes la personne du Christ. Il adhère à ce Christ jusque-là inconnu, il se propose de conformer sa vie à cette découverte et, en particulier, il prend la résolution d’utiliser le pouvoir que lui donne son grade à protéger les civils et à défendre l’honneur des femmes.

Après une longue chevauchée ou plutôt après une longue équipée qui le mène de Russie en Pologne et de Pologne en Allemagne, dans le secteur où il combat — nous sommes dans les derniers mois de la guerre — tantôt les Allemands ont l’avantage, tantôt les Soviétiques. Un matin où les Soviétiques ont l’avantage, Koriakov sauve deux jeunes allemandes qui allaient être violentées.

Le jour même, les Allemands reprennent la position, Koriakov est fait prisonnier. Il est reçu dans le camp allemand par un capitaine, flanqué d’un colonel allemand, immobile et impassible. Le capitaine allemand lui donne une gifle monumentale qui fait tomber ses lunettes en lui disant : « Vous êtes une des ces brutes soviétiques qui outragez les femmes allemandes. »

Au même moment, apparaît une fermière qui désigne Koriakov comme l’homme qui a sauvé, le matin même, ses deux filles. Le démenti est flagrant, il est formel. Il est presque instantané, et aussitôt, le colonel allemand — qui n’avait pas bougé — se baisse, ramasse les lunettes de Koriakov et les lui tend respectueusement.

Eh bien ! Voilà, dans un cas désespéré et de la manière la plus inattendue, précisément le surgissement de cet infini dans l’homme, car évidemment, trente secondes auparavant, jamais ce colonel allemand n’aurait imaginé qu’il pourrait, devant un sous-produit d’humanité — comme était pour lui un soviétique — devant un capitaine — lui colonel — devant un prisonnier — lui son vainqueur — jamais il n’aurait pu imaginer qu’il serait capable de ce geste de respect et de réparation.

S’il l’a fait évidemment, c’est parce que, il y a eu chez lui, un retournement radical : les murs de séparation sont tombés. Il a reconnu, tout d’un coup, dans l’autre, une dignité qui se réveillait en lui. Il a compris que la dignité de l’autre et la sienne ne faisaient qu’un, qu’il y avait dans ce prisonnier la même valeur qu’en lui-même, que, ils portaient tous les deux la même Présence, le même bien universel, enfin si vous voulez, le même infini. Et c’est cette perception qui a triomphé de toutes ses résistances, qui les a annulées en un instant et qui a fait mûrir ce geste où l’homme est né en lui et où, je dirais, Dieu est né en même temps.

Le commencement

D’ailleurs peu importe le nom qu’on lui donne, ce qui est essentiel, c’est justement la perception de cette valeur. Tous les problèmes : les problèmes de colonisation, les problèmes de justice, les problèmes de classe, les problèmes de race, tous les problèmes ne pourront trouver une solution humaine, c’est-à-dire universellement valable, que dans la mesure où, cette perception de l’infini sera la source même de ces solutions.

[Repère enregistrement audio : 14’50’’]

Mais nous le savons bien, l’immense difficulté, outre le fait que nous soyons fermés, par la banalité quotidienne, à tous les grands problèmes — Heidegger vous vous rappelez, d’une manière presque humoristique, il a rappelé ce fait, de plus en plus constant, que la mort est un accident qui arrive aux autres — oui, il y a la mort, mais pour les autres ! On endort si bien les mourants qu’on les empêche de voir la mort, et quant aux survivants, on entoure les morts de tant de cérémonies que, on en oublie et le mort et la mort. Alors la mort n’existe plus. Il n’y a pas de problème puisque, on l’a reléguée aux oubliettes.

L’homme qui se rend compte qu’il est esclave, il ne peut plus être esclave. Que fait-il de sa dignité quand il est seul avec lui-même ?

Cela n’est qu’un exemple au fond, de notre cécité absolue, à l’égard des problèmes essentiels, à l’égard du problème que nous sommes, ce problème que nous portons toujours en nous et qui ne cesse pas de nous échapper. Quand, par hasard, nous le pressentons, et je l’ai dit mille fois, nous le pressentons surtout quand notre dignité est méconnue, quand les autres empiètent sur notre domaine, quand ils touchent notre amour-propre, quand ils menacent notre inviolabilité. Et c’est déjà beaucoup, c’est déjà un commencement. C’est par-là que tous les esclavages commencent à se délier. L’homme qui se rend compte qu’il est esclave, il ne peut plus être esclave, il ne veut plus se considérer comme l’instrument d’un autre, il ne peut pas reconnaître comme siennes les actions dont il n’est pas la source et l’origine.

Prendre en main son humanité

Mais justement, l’esclave prend conscience de son esclavage et de sa dignité — méconnue — parce qu’elle est piétinée. Lorsqu’il sera seul avec lui-même, si, il conquiert son indépendance, si, il arrive à secouer les chaînes de son esclavage, si, il arrive au statut d’homme libre, que fera-t-il de sa dignité, quand il sera seul avec lui-même ? Et que faisons-nous nous-même de notre dignité quand nous sommes seuls avec nous-mêmes ?

Nous pouvons la revendiquer contre les autres quand ils la méconnaissent, mais nous sommes totalement incapables de la situer, quand nous sommes seuls avec nous-même, justement parce que cet infini qui nous est apparu en creux, dans le mépris qu’en font les autres, nous ne savons pas le reconnaître dans son essence.

Nous sentons bien que, il y a une zone inviolable, comme le petit garçon Gottlieb Keller, qui cessa de prier à partir du jour où sa mère voulut le contraindre à prier. Il cessa de prier contre sa mère, simplement parce que, il avait découvert son autonomie et son inviolabilité. C’était un progrès immense ! Mais que pouvait-il faire de cette découverte ? Comment pouvait-il justifier cette prétention à l’autonomie ? Puisqu’il n’avait rien fait, puisqu’il était un produit, puisque tout, en lui, était préfabriqué, comment pouvait-il revendiquer son inviolabilité ?

Il faudra toute une vie pour arriver au bout de cette recherche, mais évidemment, c’est là qu’elle s’amorce. Où situer l’homme dans son authenticité ? Où situer cette inviolabilité ? Comment la fonder et la justifier ? Comment la reconnaître en tous et en chacun, alors que l’immense majorité n’en ont cure, n’en ont même pas la notion. Comment la reconnaître en tous et en chacun ?

Ce qui importe, c’est de vivre la prise de conscience de sa dignité, de son authenticité et inviolabilité, de vivre cet infini en soi et dans les autres.

C’est là, la ligne de partage, qu’on soit religieux ou qu’on ne le soit pas, qu’on se dise athée ou croyant, ce n’est pas cela qui importe. Ce qui importe, c’est précisément de vivre cette prise de conscience, de vivre cet infini en soi et dans les autres.

Embarqués dans l’expérience humaine

Celui qui ne l’a pas perçu, il est en deçà de son humanité. Il pourra sans doute y parvenir un jour. Il aura, sans doute, un jour la chance de faire une expérience qui lui permettra de franchir le pas, mais enfin tant que, il n’a pas accédé à cette expérience, il ne peut pas prendre en main son humanité, puisqu’il ne l’a pas perçue comme un problème, comme le problème essentiel.

Celui qui en revanche, a perçu cette dimension, qui l’a reconnue dans les autres ou en soi-même, il est embarqué : il ne peut plus revenir en arrière. Il est embarqué et il faudra qu’il pousse sa recherche jusqu’au moment où il aura identifié cet infini et jusqu’au jour où il comprendra ce qui en résulte pour son comportement.

Inutile de vous dire que le problème de Dieu est lié à cette prise de conscience, et que faute de celle-ci, le problème de Dieu demeure en porte-à-faux, comme il l’est à une très vaste échelle aujourd’hui.

Au fond, toutes les contestations, toutes les séparations, toutes les divisions, en chrétienté, ne font que révéler que le vrai problème n’a pas été posé, qu’il s’agit, finalement, d’un faux dieu.

Il faut changer de Dieu, il faut trouver Dieu dans une expérience, dans l’expérience même de l’homme !

Et ce que je voulais dire, l’autre jour, à un homme d’Église considérable, c’était cela : il faut changer de Dieu. C’est-à-dire qu’il faut trouver Dieu dans une expérience, dans l’expérience même de l’homme !

C’est dans la mesure où l’on va jusqu’au bout de l’expérience humaine, je veux dire jusqu’à ses suprêmes profondeurs, c’est dans cette mesure que Dieu jaillit comme le visage même de cet infini qui ne résulte pas de nos hormones, qui ne résulte pas de nos viscères, qui ne résulte pas de nos déterminismes, qui ne résulte pas de nos préfabrications, qui est au contraire, l’immense espace ouvert au plus intime de nous, au-delà de toutes ces préfabrications, au-delà de tous ces déterminismes.

Être quelqu’un

Dieu c’est précisément, cet infini cet infini perçu comme Quelqu’un, comme Quelqu’un ! Vous vous rappelez le mot admirable de Flaubert, ce mot étonnant dans sa simplicité : « Pourquoi vouloir être quelque chose quand on peut être quelqu’un ? » Vous vous rappelez que ce mot a été prononcé, a été écrit plutôt, dans son Journal par Flaubert, au reçu d’une lettre de Baudelaire qui lui demandait de concourir à son entrée à l’Académie française, dont Flaubert d’ailleurs n’a jamais fait partie, n’ayant jamais eu une telle ambition, car Flaubert a eu la religion de l’Art et il a tout sacrifié à l’Art, à cette expression de ce qui était pour lui la beauté et il le comprenait admirablement : « Qui est le sieur Flaubert, écrit-il, cela n’intéresse personne !  ». Ça n’intéresse personne.

L’artiste, l’écrivain ne doit pas s’écrire, la poésie ne doit pas être l’écume du cœur. Alors que peut-il écrire, l’artiste, si il ne doit pas s’écrire ? Et Flaubert attendait des jours entiers devant une page blanche, n’osant pas la marquer de son écriture avant que le courant ne passe. Il ne voulait pas s’écrire : il attendait d’écrire. Quoi ? Justement, ce quelqu’un suggéré par la petite phrase : «  Pourquoi vouloir être quelque chose quand on peut être quelqu’un ? »

Quelque chose, c’est vouloir entrer à l’Académie, comme Baudelaire le voulait ce jour-là, avoir un chapeau à plumes, un habit vert, une épée au flanc. Est-ce cela qu’un poète peut ambitionner ? Comment lui, qui est au service de l’art, de la beauté, lui qui est un créateur, peut-il s’abaisser à ces mondanités ? Il ne peut être que le serviteur de la beauté, et c’est son honneur de ne jamais tricher avec elle.

La beauté est Quelqu’un, comme la vérité, comme l’amour. Il n’y a donc aucun doute que c’est dans cette direction que se situe la vie spirituelle, la vie de l’esprit.

Le seul chemin vers nous-même

Qui veut dire quoi, la vie de l’esprit ? L’esprit, ce n’est pas une petite fumée blanche dans un amas de graisse, l’esprit, c’est cette possibilité en nous de ne pas nous subir, qui enveloppe tout l’être. Il ne s’agit pas de dichotomiser l’homme mais de voir d’un côté l’âme et le corps. C’est l’être tout entier qui est appelé, précisément à se personnaliser, c’est-à-dire à échapper aux déterminismes, à échapper aux préfabrications, à se tenir debout, comme un créateur, comme une source, comme l’origine de lui-même.

Ce sont là les données élémentaires de la vie spirituelle. Il y a Quelqu’un, au plus intime de nous, qui est l’infini, que nous pressentons, dès que la première approche, de notre humanité. Il y a Quelqu’un, qui n’est pas nous, mais qui est en nous, le plus intime de nous, ce qu’Augustin a dit dans le couplet merveilleux : « Tard, je t’ai aimée, beauté si antique et si nouvelle, tard, je t’ai aimée, et pourtant tu étais dedans, c’est moi qui étais dehors où je te cherchais en me ruant sans beauté vers ces beautés que tu as faites. Tu étais avec moi, c’est moi qui n’étais pas avec toi. »

Augustin, ici, nous saisit au fond de nous-même, parce que il nous montre bien, il illustre par son expérience, et il exprime — dans ce langage si dépouillé, si humain, si universel — il exprime ce que nous pressentons, à savoir que cet infini est le seul chemin vers nous-même, qu’il est le grand secret d’amour caché au fond de nous-même, qu’il est dans le langage d’Augustin plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même, qu’il est encore, selon le même Augustin, la vie de notre vie.

Tout est là, bien sûr. Dans la mesure où l’on vit, où l’on vivrait — parce qu’enfin, qui peut se flatter de vivre à cette hauteur ? — dans la mesure où l’on vivrait cette expérience, dans sa vie quotidienne, tout serait transformé, tout ! Tout : l’extérieur, l’intérieur, le corps et la pensée, l’action, la profession, les relations humaines, les relations de classe, les relations entre peuples. On irait vers la paix, la vraie paix, celle qui jaillit du dedans et qui ne peut justement s’épanouir qu’à partir de ce don au plus intime de soi, qui atteint tout l’univers, puisque seule la personne, finalement, est un bien universel.

Vivre la rencontre avec l’infini

Chose mystérieuse, comme je le souligne si souvent, que les biens de l’esprit ne peuvent se communiquer que dans la mesure où ils sont vécus. Le maître est maître dans la mesure où il est maître de sa discipline, dans sa propre pensée : c’est alors qu’il est capable de la susciter dans l’esprit de ses élèves.

La contagion de la vérité, du bien, de l’amour, de la beauté ne s’accomplit que, à partir de cette assimilation personnelle, comme dans une salle de concert, l’unanimité s’établit lorsque le silence est vécu par chacun. C’est dans la mesure où chacun assimile le silence, où chacun devient musique, où chacun est guéri de lui-même, où chacun se perd de vue dans cette rencontre avec la beauté, c’est dans cette mesure que l’unanimité se respire.

[Repère enregistrement audio : 29’50’’]

Rien ne peut nous combler dans un être humain sinon la rencontre, en lui, avec l’infini.

Il y a donc là un critère, un critère suprême. Rien ne peut nous intéresser, rien, ni dans la littérature, ni dans l’Art sous ses formes innombrables, rien qui ne soit une suggestion de l’infini. Rien ne peut nous combler dans un être humain sinon la rencontre, en lui, avec l’infini. Et toutes les révélations, toutes les religions, toutes les méthodes, toutes les mystiques nous touchent dans la mesure où elles coïncident avec cette expérience initiale qui est la rencontre au plus intime de nous avec cette Présence, hors de laquelle tout est absence.

C’est la respiration même de notre humanité. C’est là aussi, l’âme de toute prière. La prière, finalement, c’est, avant tout, cette plongée dans l’infini que nous portons en nous, cette respiration de la Présence cachée au fond de nous-même, cette prise de conscience de cet AUTRE majuscule qui est notre premier prochain, à travers lequel tout nous devient prochain, jusqu’à une mouche — que nous nous sentirions indigne de torturer — parce que toute la nature, tout l’univers est vêtu de respect, dans la mesure où on le voit à travers cette Présence, cet infini.

[Absence de la voix pour ces quelques lignes]

qui est au fond de nous-même, comme dit saint Jean de la Croix, une musique silencieuse.

Il s’agirait donc de laisser s’exprimer cet infini en nous, de le laisser s’exprimer dans les autres, de le respecter en nous et dans les autres, de nous effacer en lui, dans notre personne comme dans celle d’autrui.

C’est là, d’ailleurs, que l’on rejoint le grand Kant lorsqu’il dit : « Agis de manière à traiter toujours l’humanité,

soit dans ta personne, soit dans celle d’autrui, comme une fin et jamais comme un moyen. » Quelle parole admirable ! Traiter l’homme comme une fin, F,I,N, comme une fin, jamais comme un moyen. C’est là la seule justice, la suprême justice. Traiter l’homme comme une fin, jamais comme un moyen.

Mais, si l’homme est fin, s’il est la fin dernière, si chacun est le centre irremplaçable d’un univers de lumière et d’amour, c’est précisément parce que cette fin, c’est, en nous, l’infini en personne.

Le christianisme nous éclaire

Le Christianisme nous intéresse, et nous sollicite, et nous passionne, dans la mesure précisément, où il éclaire d’un jour unique le problème que nous sommes. En effet, le centre du Christianisme, c’est la révélation d’un Dieu qui suscite en nous la nouvelle naissance dont Jésus parle à Nicodème, parce qu’il est lui-même totalement libéré de lui-même. Car il va de soi que cette offrande de nous-même à l’infini que nous portons en nous, cet effacement de nous-même en l’infini que nous portons en nous, il va de soi que c’est cela qui constitue notre liberté.

Notre liberté, c’est notre libération. Il n’y a pas de liberté tant que nous sommes emprisonnés dans nos déterminismes et nos préfabrications et l’ennemi le plus terrible de notre liberté est en nous-même. Ce ne sont pas les autres qui sont le grand obstacle à notre liberté, c’est nous-même. Epictète, esclave, pouvait être infiniment supérieur à son maître, qui pouvait lui briser la jambe pour s’amuser, parce que au-dedans, il avait acquis l’espace illimité que nulle prison ne peut limiter.

Reconnaître l’infini en nous et nous conformer à son appel, c’est cela nous libérer. Cette liberté qui va jusqu’à la racine de nous-même en transplantant notre vie dans l’infini, en nous identifiant avec lui, pour que il puisse, sans obstacle, se manifester et se communiquer à travers nous.

La liberté ne veut rien dire si elle n’implique pas d’abord cette libération. Elle ne peut être qu’un ferment d’anarchie, elle ne peut devenir qu’une liberté partisane, opposée d’un groupe à un autre, si elle n’est pas libération intime.

La Trinité

La Trinité, c’est une plongée au cœur même de la lumière parce que cela signifie que Dieu n’a prise sur son être qu’en le communiquant.

Et c’est là justement que le Christianisme nous aborde, nous saisit, en nous présentant Dieu comme libéré de lui-même dans le secret de la Trinité divine. La Trinité Divine, c’est la merveille des merveilles, c’est l’espace illimité, c’est une plongée au cœur même de la lumière parce que la Trinité, cela signifie que Dieu n’a prise sur son être qu’en le communiquant. Cela signifie que Dieu ne se regarde jamais. Cela signifie en Dieu, que la prise de conscience est dans un Autre, dans un regard vers l’Autre.

Car bien sûr, il n’y a pas en Dieu une génération, au sens matériel du mot, comme si Dieu existait, puis qu’il se donnât un fils. La Trinité est éternelle, elle exprime le secret même de la divinité qui est de ne se connaître qu’en se donnant et qui est de ne s’aimer qu’en se communiquant.

Toute la peine que nous avons à nous trouver, à nous définir, à nous rencontrer, toute la confusion qu’éveille en nous ce mot de “moi”, de “je” que nous avons toujours à la bouche, alors que nous ne savons pas qui nous sommes et que nous n’avons rien fait pour devenir qui nous sommes ; tout ce problème insoluble pour nous qui retombons sans cesse dans un moi pré-fa-bri-qué, qui sommes mus par nos soubassements passionnels, puisque presque toujours nos opinions ne sont pas autre chose que la projection de ces options passionnelles.

Quelle lumière nous trouvons, tout d’un coup, dans cette révélation qui nous vient par le Christ, d’une divinité qui est pur dépouillement, pure désappropriation, éternelle pauvreté ! Que Dieu ne se possède pas, qu’il ne puisse rien posséder, qu’il soit tout don et rien que don, dans une transparence infinie et dans une éternelle enfance, voilà qui nous émeut au plus intime de nous-même !

Parce que nous avons là le modèle divin, le modèle absolu, qui seul peut nous guérir de nos ambitions, ces ambitions inévitables, car il ne faut pas médire des passions, qui doivent devenir le clavier des vertus. Ces ambitions inévitables : ce besoin de grandeur, ce besoin d’être reconnu, ce besoin d’aimer et d’être aimé, tout cela est si profondément enraciné en nous qu’il ne s’agit pas de le détruire, mais au contraire de l’accomplir, et de l’accomplir infiniment et de l’accomplir à la manière de Dieu. Et c’est cela que le Christ annonce, c’est cela qu’il nous communique : une grandeur infinie, mais à la manière de Dieu ; un amour infini, mais à la manière de Dieu ; une connaissance infinie, mais à la manière de Dieu.

L’ancienne représentation de Dieu

Le Christ — on peut le dire — nous a délivrés de Dieu, de Dieu tel qu’on l’entendait, de Dieu conçu comme un souverain qui domine, qui surplombe, qui menace, qui interdit, qui châtie. Toutes représentations qui ont d’ailleurs été utiles, comme pédagogie, comme propédeutique, qui ont été inévitables, pour la formation d’une humanité qui avait à émerger de la bête, à lutter contre un univers dur et hostile.

Cette humanité avait besoin d’exprimer sa solidarité par une morale garantie par une divinité qui sonderait les cœurs et les reins, qui serait le témoin, à chaque instant, de ce que chacun fait et qui pourrait porter une sanction immédiate contre quiconque déferait le lien de solidarité indispensable à la survivance de l’humanité.

Il ne faut pas médire de tout cela. La Bible de l’Ancien Testament est pour une bonne part, fait de cette représentation. Elle était inévitable. Elle a régné jusqu’à la Révolution française et au-delà. Dans cette solidarité des peuples avec leur religion, elle règne encore dans l’Islam, avec une force extraordinaire, là où l’entité nationale et islamique est si forte. Ne vient-on pas de proclamer une République islamique dans l’union de la Libye avec la Tunisie ?

Donc, cette représentation est aussi vieille que le monde, mais elle ne peut pas rencontrer le plein assentiment de l’esprit. Il y a dans l’esprit une revendication d’inviolabilité à l’égard de Dieu lui-même. Comment Dieu, s’il est Esprit, comment Dieu pourrait-il méconnaître cette inviolabilité de l’homme ?

Et justement, nous avons vu que, loin de compromettre cette inviolabilité, Dieu en est le fondement puisqu’il est précisément, au fond de nous-même, cet infini sur lequel se fonde et notre dignité, et notre inviolabilité, et notre personnalité et notre immortalité.

Un moi oblatif

Mais le Christ, en nous introduisant dans ce secret de la Trinité divine, explicite, de la manière la plus profonde, ce que nous pressentions de Dieu rencontré sur les chemins de l’esprit. Ce Dieu-là n’est plus un Dieu qui puisse contraindre, qui puisse châtier. C’est un Dieu qui s’offre, c’est un Dieu qui se donne, c’est un Dieu libre de lui-même. Et c’est cela qui est immense, justement : Dieu ne subit pas son être, il le donne.

Le moi n’est une personne, un résonateur d’infini que dans la mesure ou il devient oblatif.

Il nous apprend, précisément, à nous libérer de nous-même en nous donnant. C’est cela, en effet, le grand secret ! Le grand secret qu’il fallait découvrir dans le modèle divin qui n’avait pas encore été présenté au monde. Ce qu’il fallait découvrir, c’est que la suprême grandeur est dans la suprême pauvreté, que la suprême grandeur est dans le suprême dépouillement, que la suprême liberté est dans la suprême désappropriation, que le moi n’est une personne, un résonateur d’infini que dans la mesure justement ou il devient oblatif.

Et c’est cela la Trinité : l’oblativité du moi où la personnalité n’est plus qu’une relation à l’Autre, un pur regard vers l’Autre dans une communication totale où rien, absolument rien, n’est gardé pour soi. Cette circulation permanente de la vie divine, du Père au Fils dans le Saint-Esprit, cette communion éternelle, cette respiration infinie d’amour, c’est cela qui constitue la liberté divine et la nôtre.

Nous pouvons imiter Dieu sous cet aspect qui nous touche par le fond de nous-même. Alors Dieu n’est plus, il n’est plus extérieur. Il est plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même. Il est le cœur de notre intériorité et il est si peu opposé à notre inviolabilité que c’est lui qui la fonde, et à notre liberté que c’est lui qui en est le ferment, parce qu’il est tout don, que il nous aspire dans le don. Aussi bien, quand Augustin le rencontre au moment de sa conversion, il n’hésite pas une seconde : il comprend qu’il est passé du dehors au-dedans, que, jusqu’ici, il avait été dehors et, maintenant, il est dedans, dedans. Enfin, il a joint sa propre intimité qui lui était inaccessible, car on n’entre pas dans son âme et dans son esprit comme dans un moulin : on n’y entre que par ce portique de lumière qui est la Présence divine en nous.

[Repère enregistrement audio : 45’50’’]

Et le Christ, qui est revêtu de cette liberté divine — car c’est cela la divinité du Christ, c’est qu’à la racine de son être, justement, que le moi divin est le fondement de sa subsistance — Il est aspiré, son humanité est aspirée vers Dieu par cet élan même qui éternellement jette le Fils dans le sein du Père.

Le Christ est vêtu du Verbe, il est vêtu de la personnalité divine, il en est plus que vêtu, il en est pénétré. Et ce qui, en nous, est le moi, ce moi pesanteur, ce moi restrictif, ce moi qui dresse des obstacles, ce moi qui veut constamment se mettre en avant, chez lui, le moi, toute son aimantation, son centre de gravité, c’est le moi divin dont son humanité est l’expression, le signe et le sacrement.

C’est lui qui est en nous, mais nous ne sommes pas en lui. Le Christ, dans son humanité, est totalement en lui. Il est totalement désapproprié et capable justement d’être parmi nous la Parole et la Présence personnelle de Dieu.

Une libre réponse d’amour

Sans doute hésitons-nous, mais elle est si inchoative, cette Présence, elle est si muette parce que nous ne la laissons pas parler, qu’il fallait cette Parole unique du Verbe fait chair pour réveiller en nous cette Parole réduite au mutisme, pour que nous l’entendions, qu’elle résonne en nous, et qu’elle nous constitue même, qu’elle nous constitue dans notre personnalité.

Eh bien ! Ce qui justement dans le Christ, nous révèle la Trinité en laquelle il est enraciné, c’est précisément que Dieu, parce qu’il est liberté, n’a pu créer qu’un monde de liberté, de liberté devant lui, devant lui, liberté inviolable pour lui.

Qu’aurait-il fait de robots ? Il ne voulait pas créer des robots, il voulait créer des esprits, des êtres qui ne subissent pas leur vie, des êtres capables de devenir ce qu’il est, c’est-à-dire libres d’eux-mêmes dans le don total d’eux-mêmes. Et le Christ, précisément dans sa passion, exprime cet échec de Dieu : là où son amour n’est pas reçu, cet échec de Dieu qui est inévitable, si l’amour ne peut rien qu’aimer.

L’amour ne peut jamais contraindre. L’amour est essentiellement une communication totalement libre et qui appelle et suscite la liberté.

Car l’amour ne peut jamais contraindre : il se détruirait lui-même. L’amour est essentiellement une communication totalement libre et qui appelle et suscite la liberté.

Dieu est engagé dans la création, cette création qui jaillit du fond de lui-même, du fond de son dépouillement et de sa pauvreté, du fond de sa liberté et de son amour. Cette création elle ne sera telle, elle ne répondra à son dessein que, en devenant une libre réponse d’amour. Si elle ne donne pas cette réponse, c’est Dieu qui mourra.

Ceux qui ont été déchirés par un amour qui n’a pas eu de réponse et qui ont persévéré dans cet amour, malgré cette absence de réponse, peuvent se donner à eux-mêmes l’image de cette passion de Dieu.

Dieu n’a pas de recours contre les refus d’amour que de mourir d’amour pour ceux qui refusent de l’aimer. Du moins c’est ainsi que, il s’est exprimé dans l’histoire humaine, dans le Verbe fait chair pour exprimer précisément, à travers cette histoire, ce dépouillement essentiel et éternel qu’il est, au cœur de sa plus profonde intimité.

Alors, bien sûr, tout est changé, il ne s’agit plus de commandement, il ne s’agit plus d’interdit, il s’agit de quelque chose de tellement plus profond. Le bien n’est plus quelque chose à faire et qui est prescrit, le bien c’est Quelqu’un, c’est Quelqu’un en nous, Quelqu’un à aimer. Quelqu’un qui ne peut vivre en nous que par notre amour et le mal, c’est cette blessure, cette crucifixion de ce Quelqu’un qui ne peut affirmer son amour contre nos refus d’amour qu’en aimant jusqu’au bout, jusqu’à la mort de lui-même.

Et l’enfer sera donc l’enfer de Dieu, non pas un enfer qu’il nous inflige, mais un enfer que nous lui infligeons, dans la mesure justement où nous refusons d’entrer dans ce mariage d’amour qu’il veut contracter avec nous.

Un théologien protestant d’une grande classe, Paul Althaus, a justement dit que « l’enfer, c’est une relation irrémissible avec Dieu dans une absence irrémissible de Dieu.  » On pourra dire encore mieux dans une absence irrémissible à Dieu. Seulement, le lien ne peut pas être rompu parce que Dieu, c’est l’amour, c’est l’amour qui suscite l’être, que l’être ne vit que de cet amour, ne subsiste que par cet amour.

Le lien ne sera jamais rompu entre Dieu et nous, du côté de Dieu. Nous pouvons le rompre de notre côté, nous enfermer dans la prison de nous-même et enténébrer cette lumière divine et l’intercepter par notre refus d’aimer.

La grande aventure c’est cela finalement, l’aventure humaine, la seule aventure passionnante, intéressante, celle qui embrasse tous les instants de la vie, tous les rapports humains, avec soi, avec les autres, tous les rapports avec l’univers, toute la science, tout l’art, tout l’amour, la grande aventure, c’est cela : nous sommes les porteurs de Dieu, les porteurs d’un infini.

Retrouver le sens mystique du Christianisme.

Qu’est-ce que nous en faisons ? Qu’est-ce que nous allons en faire ?

Il s’agit, bien entendu, non pas de changer le cours de notre vie dans son extériorité, ce n’est pas par-là qu’il faut commencer, cela ne mènerait à rien. Il s’agit d’une prise de conscience, constamment reconquise, d’une prise de conscience de cet infini que nous portons en nous, de cet infini qui est confié à notre amour, de cet infini qui nous appelle dans les autres, dans toute la création, dans tout l’univers. C’est de cela qu’il s’agit. A chaque instant, nous décidons de l’existence de Dieu, comme d’un événement dans l’histoire humaine.

Que peuvent signifier, pour les outsiders, pour le passant incroyant, les églises, les cathédrales, à moins qu’ils ne soient artistes et qu’ils ne les voient dans leur splendeur architecturale, mais que peut signifier, pour l’homme de la rue, tout cela ? Rien, s’il n’a pas été touché, au fond de son cœur, par un événement qui s’est inscrit dans sa vie. Eh bien ! C’est précisément l’aventure à laquelle nous sommes appelés, c’est de faire de cette Présence divine un événement de l’histoire humaine, chaque jour.

Il ne s’agit pas d’une histoire qui sera clamée aux quatre coins de l’univers, qui sera diffusée par les mass media. Il s’agit de cette authenticité poursuivie, à chaque instant, sans tricherie, au plus intime de nous-même.

Et c’est vrai, nous le sentons bien quand nous sommes attentifs. De toutes les banalités que nous échangeons pour masquer le vide, nous ne retirons rien. Les seuls moments où nous nous sentons parents avec les autres, où nous les sentons proches de nous, davantage : intérieurs à nous, ce sont les moments où nous respirons ensemble la même Présence, où nous échangeons l’infini en personne, sans le dire parce que, justement, on est arrivé au cœur du silence.

Au cœur du silence, c’est dans le silence, bien sûr, que se fait cette rencontre, dans le silence de soi, dans ce silence où l’on fait le vide, ce vide créateur, dont parlent tant de mystiques et qui resplendit au cœur de la Trinité divine.

C’est cela qui est la seule voie, la seule issue, la seule paix, la seule justice, la seule connaissance, le seul amour, mais sans limites, sans limite, sans limite… dans une découverte qui ne cessera jamais, éternellement jamais.

Si l’Église doit surmonter sa crise, elle ne le pourra que par cette voie : il faut retrouver le sens mystique du Christianisme. Il ne s’agit pas de disputer sur des questions de frontières, de débattre des problèmes marginaux ; mais de revenir à l’homme, à l’homme, à l’homme ! À ce problème qu’il est, que nous sommes, jusqu’à ce que Dieu circule comme la respiration même de la liberté, comme le sourire de l’amour.

Je pense que si Soljenitsyne nous avait parlé, je pense qu’il aurait parlé dans cet esprit. Je pense que son cri qui résonne en nous avec tant de puissance, signifie au fond cela : attention, défendez l’homme, défendez l’homme parce qu’il y a en l’homme plus que l’homme, défendez l’homme parce qu’il porte l’infini. Ne permettez pas qu’on refuse à l’homme son humanité, c’est le crime des crimes.

La chance, pour toute l’humanité, la chance que représente un seul homme qui se libère de lui-même, est inestimable. C’est par-là que l’humanité atteindra à sa fin, à sa fin dernière, à son sommet, justement en découvrant, comme le disait Kant, en chacun la fin, en se traitant lui-même et en traitant les autres comme une fin, et jamais comme un moyen.

Et cela concorde et s’éclaire magnifiquement dans la Révélation du Christ qui nous rend infiniment sensible ce crédit que Dieu nous fait en se confiant à nous et en remettant sa vie entre nos mains. C’est cela qu’il s’agit de défendre et de sauver : cette vie sans défense, cette vie désarmée, cette vie silencieuse du Dieu caché au plus intime de nous-même.

C’est ce qu’exprimait Coventry Patmore, lorsque il disait :

« Qui est Dieu ? Celui qui tient l’homme dans sa main.
Et qui est l’homme ? Celui qui tient Dieu dans sa main. »

Maurice Zundel

ffn 74 0101

publié le 27/05/2018 – mai 2018

déjà publié sur le site le 01/06/2013 – les 01-07/06/2013