La liturgie de la semaine sainte

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« Article dans le Courrier de Genève le lundi 14 et le mardi 15 avril 1924, sur la liturgie de la semaine sainte. Non édité.

Dimanche des Rameaux

La liturgie de la Semaine Sainte commence au dimanche des Rameaux qui rappelle « l’entrée triomphale » de Jésus à Jérusalem, cinq jours avant la Pâque, où l’Agneau devait être immolé.

Les leçons récitées et les prières répandues sur les palmes ou les rameaux d’olivier, constituent le premier commentaire du récit des quatre Évangiles, relatif à cette mystérieuse démarche.

Les prophéties, dont s’est nourrie la foi des meilleurs, dont s’est emparée l’imagination de la multitude, vont trouver enfin leur accomplissement : le Vieux Testament décline, les victimes légales perdent leur efficace, le pain du ciel, comme une pluie dans un désert, s’offre aux désirs du peuple affamé. « Ecce ego pluam vobis panes de coelo ». Celui qui doit venir vient : « l’Hosanna Filio David ». « Hosanna au Fils de David, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. » O Roi d’Israël : « Hosanna au plus haut des Cieux. » – Monté sur un ânon, le Messie « juste et protégé de Dieu dont la domination s’étendra d’une mer à l’autre », entre dans la Ville Sainte, pour se rendre à la Maison de son Père. Ses amis conduisent l’humble monture, la foule de ses admirateurs, enivrés par l’espoir de l’avènement prochain, lui fait un tapis de ses vêtements, un arc de triomphe du feuillage arraché dans les champs. Les petits enfants chantent le « Benedictus ».

Cependant les Pharisiens se disaient entre eux : « Considérez que vous n’aboutissez à rien. Voyez ! Tout le monde court après lui. » « Collegerunt Pontifices ». Les pontifes et les pharisiens réunirent leur conseil et dirent : « Qu’allons-nous faire ? Car cet Homme fait beaucoup de miracles. Si nous le laissons agir, tous croiront en lui – Et les Romains viendront, et détruiront le Lieu Saint et la nation » – Mais l’un d’eux, Caïphe, le Grand Prêtre de cette année-là, prophétisa, disant : « Il doit être expédient à vos yeux qu’un seul Homme meure pour tout le peuple, et que toute la nation ne périsse point. » A partir de ce jour, ils pensèrent à le faire mourir, disant : « Les Romains viendront, et ils détruiront le Lieu Saint et la nation. »

Jésus, qui savait ce qu’il y a dans l’homme, connaissait trop leurs pensées, pour ne point songer à la catastrophe prochaine – et de l’esplanade du Temple, il contemplait le Mont des Oliviers, « In monte Oliveti oravit ad Patrem ». Sur le Mont des Oliviers, il éleva vers le Père sa prière : « Père, si cela peut se faire, que ce calice passe loin de moi. » L’Esprit est prompt en vérité, mais la chair est faible : « Que ta volonté soit faite ! »

Veillez et priez, de peur d’entrer en tentation. L’esprit est prompt, en vérité, mais la chair est faible : « Que ta volonté soit faite ! » C’est pourquoi il répondit à Philippe, qui lui transmettait la demande des Hellènes désireux de le voir : « L’heure est venue où le Fils de l’Homme doit être glorifié. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de froment tombé en terre ne meurt pas, il reste seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. » (Jn 12:23-24) – « Et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi. » (Jn 12:32)

Des voix, il est vrai, se font entendre dans les nuées à la louange du Christ : « Voces tonant per nubila ». Les Trônes et les et Dominationes accourent à sa rencontre. « Qui est iste cui Throni et Dominationes accurrunt ? » Et dans les limbess, les âmes des Pères s’inclinent avec ferveur : « Salut, O Roi, Artisan de l’Univers, qui est venu pour nous racheter ». « Salve Rex, fabricator mundi, qui venisti redimere nos ».

C’est quand même le plus épouvantable échec que l’histoire ait jamais eu à enregistrer : le prédicateur du Règne de Dieu ; travesti en héros national, en vengeur charnel d’Israël opprimé. Cela ne doit pas durer. Il faudra bien que ce peuple apprenne que son Royaume n’est pas de ce monde, et qu’il y a ici plus qu’un Fils de David. Il ne sera plus bon, alors, qu’à être jeté dehors, comme ce sel dépourvu de saveur, dont lui-même naguère avait parlé.

La tendresse de l’Église adoucit, sans doute, l’amertume de ce tragique épisode en prêtant à la foule les sentiments qui auraient dû l’attacher au Sauveur : « Filium Dei ore gentes praedicant », – et, avec une touche plus sûre, en proclamant la Résurrection certaine du vainqueur de la mort : « Victori triumphanti digna dant obsequia ». Il n’en est pas moins impossible de suivre avec foi le mystérieux cortège, sans une profonde compassion : Jérusalem va fermer ses portes au plus grand de ses Fils. Il n’y rentrera plus, qu’il n’en ébranle les Vantaux avec la hampe de sa Croix.

Les prophéties sont accomplies : « Celui qui devait venir est venu ». Il ne faut point en attendre un autre.

La Messe du dimanche des Rameaux déjà nous introduit, sans équivoque cette fois, dans les détresses de la Passion, dont le souvenir remplira le cœur de l’Église, jusqu’au jour où fut institué le mémorial, symbolique et réel, tout à la fois, de la mort du Seigneur – Car le Sauveur ne laissera pas orphelins ceux qu’il aima sans mesure, pour les avoir aimés dans le Père :

Jeudi Saint

Si la condition mortelle, dont il s’est revêtu, exige que sa carrière ne se poursuive pas indéfiniment ici-bas, s’il faut qu’il s’en aille pour que vienne le Saint-Esprit, pour que les rêves charnels soient détruits, et qu’apparaisse le sens spirituel de sa mission, si son humanité incomparable a trop d’éclat pour que ses Apôtres eux-mêmes la dépassent aisément : pour saisir en elle la présence du Verbe de Vie, dont elle est comme le voile sacramentel, – quelque chose, cependant, doit signifier et, tout ensemble, perpétuer sa présence au milieu des hommes, « quelque chose de sensible », mais d’une telle indigence, qu’il faudra nécessairement dépasser les chétives apparences, pour boire à la source de vie.

Le principe de l’Incarnation va être comme « tamisé » pour mieux s’adapter à la faiblesse de l’homme, – pour que les sens aient un point de repère suffisant, à la vérité, pour concentrer leur attention, mais trop pauvre pour les exalter, au détriment d’une plus haute recherche.

C’est pourquoi le Seigneur Jésus, la nuit où il fut livré, prit du pain, et rendant grâce, le rompit et dit : « Prenez et mangez, ceci est mon Corps, qui est livré pour vous. Faites ceci en mémoire de moi. » De même, après la Cène, prenant le Calice, il dit : « Ce Calice est la Nouvelle Alliance en mon Sang, faites ceci en mémoire de moi ». Toutes les fois, en effet, que vous mangerez ce pain, et que vous boirez au Calice, vous annoncerez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne.

La Croix est donc voilée de blanc en ce matin du Jeudi Saint, pour être plus semblable à l’hostie – où les grains de froment dispersés dans les montagnes, se sont fondus dans l’unité d’un seul pain. C’est bien, en effet, cet antique symbolisme de l’Eucharistie qu’il faut avoir présent, pour entrer dans la liturgie de ce jour : une seule messe dans chaque église, une seule communion, à laquelle tous ensemble participent – prêtres et fidèles – vestige sublime de la concélébration primitive où les prêtres rangés autour de l’Évêque, célébrant à l’unique autel, en même temps que lui, prononçaient les paroles du sacrifice.

C’était le temps où l’on comprenait, comme il est juste, que « toute grâce vient de la Croix par la Messe » et où toute bénédiction se rattachait à la divine Liturgie : c’est pourquoi aujourd’hui encore, l’Évêque consacre, à la messe, l’huile des malades et des catéchumènes et le Saint-Chrême de la Confirmation, dont seront oints, aux plus solennels moments de leur vie, les fidèles du diocèse entier, tous atteints, grâce à ce rite auguste, par la sollicitude de leur pasteur.

La Croix est donc voilée de blanc, en ce matin du Jeudi-Saint pour être plus semblable à l’hostie, dont aucune langue jamais n’épuisera la louange. Éclair de joie dans la nuit obscure. Gardons-nous, en effet, d’oublier que nous sommes au commencement de la nuit où Jésus fut livré : cette nuit qui jusqu’à la fin des siècles va durer, puisque l’Hostie n’est source de vie qu’à cette condition : que se poursuive dans les membres du Seigneur, sa bienheureuse Passion.- Les autels aussitôt dénudés, tels le Christ dépouillé de ses vêtements, et le silence des cloches, et le luminaire éteint nous suggèrent fortement l’étroite solidarité de l’Eucharistie et de la Croix. Et toute la procession au Reposoir, qui déjà figure la mise au tombeau.

Le Lavement des pieds confirme, de la plus émouvante manière, cette grande leçon : Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie comme rançon pour un grand nombre. Ceux-là auront donc seuls part à sa gloire, qui n’auront point rougi de ses humiliations.

Antienne. Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés, dit le Seigneur. Ps. Bienheureux les immaculés dans leurs voies, ceux qui marchent dans la Loi du Seigneur. (Cf. Ps. 118:1) Antienne. Je vous donne un commandement nouveau.

Antienne. Après que Jésus se fut levé de table, il mit de l’eau dans un bassin, et commença à laver les pieds de ses disciples, c’est là l’exemple qu’il leur laissa.

Antienne. Seigneur tu me laves les pieds ! Jésus répondit et il dit : Si je ne te lave les pieds, tu n’auras point de part avec moi. Il vint donc à Simon-Pierre, et Pierre lui dit : Antienne. Seigneur, tu me laves les pieds, Jésus répondit, et lui dit : Si je ne te lave les pieds, tu n’auras point de part avec moi. Ce que fais, tu l’ignores maintenant : tu le sauras dans la suite.

Le naïf apôtre allait bientôt voir son Maître dans une attitude autrement plus humiliante encore, que celle qui déjà heurtait l’idée qu’il se faisait du Messie.

Il ne savait pas alors jusqu’où il le suivrait, lorsqu’il serait devenu vieux, et qu’un Autre le conduirait là, où il ne voudrait pas.

Vendredi Saint

A l’aube, Jésus est prisonnier, avant la sixième heure, défaillant sur le chemin du Calvaire. C’est le Vendredi-Saint. -Les prêtres avec lui sont prosternés devant l’Autel. Ils se relèvent après un long silence, et le lecteur récite la prophétie d’Osée. La pénitence des coupables a été éphémère, comme la rosée matinale. Il faut que le Juste assume le châtiment qui nous donne la Paix, et que s’immole l’Agneau véritable, qui efface les péchés du monde.

Trois diacres, en aube, chantent la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ selon saint Jean : « Mon Royaume n’est pas de ce monde. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité ». – L’Église conserve, dans son cœur, toutes les paroles de ce récit lamentable, et offrant au Père l’image informe de l’Homme de douleur, elle réclame, au nom de son sacrifice, indulgence et miséricorde : pour le corps mystique du Seigneur, pour son chef visible, pour tous les Ordres sacrés, indulgence et miséricorde : pour toutes les détresses corporelles, pour toutes les faiblesses morales, pour tous les errements de l’esprit, – indulgence et miséricorde : pour tout ce qui est dans le monde, au nom de celui qui a détruit la mort par sa mort.

Voici le bois de la Croix, auquel fut suspendu le salut du monde, venez, adorons-le. – Songez que la Croix était le gibet de l’esclave révolté et mesurez la portée de cet hommage, l’ampleur formidable de ce mystère : l’humanité n’ayant d’espoir que celui qui rayonne de ces deux bras étendus à tous les carrefours de son oscillant pèlerinage.

O Croix fidèle, de tous les arbres le plus noble, tel qu’aucune forêt de semblable n’en produit : pour le feuillage, la fleur et le fruit, bois très doux, clous très doux, qui soutenez le plus doux fardeau. Joignons-nous à la foule des fidèles qui nous ont précédés, marqués du signe de la foi, et pour réparer l’ingratitude de la nation parjure – et la nôtre, allons rendre au baiser sa noblesse et sa pureté, en posant nos lèvres sur les pieds meurtris pour nos iniquités.

L’Adoration de la Croix terminée, le prêtre consomme l’Hostie, réservée la veille et solennellement ramenée du Reposoir, – conformément à l’usage antique des réunions sans Liturgie. Il ne faut pas voir, en effet, dans l’absence de sacrifice au Vendredi-Saint, une intention calculée, mais simplement la survivance d’un ordre déjà fixé, à l’époque où L’Église romaine ne connaissait que la Messe du dimanche. Après les ablutions, les prêtres, en silence, quittent l’Autel, la Sainte Réserve est emportée au « secretarium », – toutes les lumières s’éteignent, « Ablatus est Sponsus ». L’Epoux a été enlevé. « Les Femmes assises auprès du tombeau se lamentaient, pleurant sur le Seigneur. »

Mais Dieu ne permettra pas que son Christ, subisse la corruption du sépulcre. – Le cierge caché sous l’Autel, au milieu du tumulte symbolique de l’Office des Ténèbres, va bientôt reparaître. La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle, d’où jaillira l’incendie qui doit embraser le monde.

Samedi Saint

C’est le Samedi-Saint. Le prêtre, devant la porte de l’Église fait jaillir de la pierre le feu nouveau, que le luminaire de l’Église toute l’année perpétuera, puis il bénit les cinq grains d’encens, qui figurent l’éclat des cinq plaies du Sauveur.

Avec une ineffable douceur, la lumière du Christ envahit les nefs silencieuses, au triple rameau du cierge triangulaire. « Christ est ressuscité. Exultet jam Angelica turba coelorum ». L’armée des Anges exulte dans les hauteurs, – et la Mère-Église, irradiée par la splendeur du Roi éternel, chante pour ses enfants pacifiques l’invasion pacifique de l’Aube triomphante. Le diacre entonne la louange du Cierge très pur, du Christ-Lumière avec ses plaies d’encens : O tendresse inexprimable de votre amour : pour racheter l’esclave, vous avez livré le Fils ! O vraiment nécessaire prévarication d’Adam, qui fut effacée par la mort du Christ ! O bienheureuse faute, qui nous a mérité un Rédempteur si grand, que sa grâce, à la flamme pareille, sans souffrir nulle diminution, à tous peut être donnée.

Le cierge pascal, maintenant allumé, à tout le luminaire de l’Église communique sa clarté : le Cierge s’éteindra, le Christ s’en ira, L’Église vivra de sa lumière, jusqu’à ce qu’il vienne.

Pour en sentir tout le prix, en cette heureuse vigile, où les catéchumènes autrefois s’apprêtaient à descendre dans les eaux baptismales, il convient de relire les plus belles pages de l’Ancien Testament. De la pénombre mystérieuse, d’où émerge peu à peu la figure encore lointaine du Christ, on saisit mieux l’éclatante beauté de son apparition présente. Et l’on écoute longuement les voix du passé, maintenant que les prophéties douloureuses plus jamais ne pourront s’accomplir ! Car le Christ ressuscité des morts, ne meurt plus, la mort ne dominera plus sur lui.

Sa mort, en effet, fut une mort au péché, mais sa vie est une vie pour Dieu. Encore faut-il néanmoins pour que s’achève son corps mystique, que meurent à leurs péchés tous ceux que lui donne le Père, qu’ils soient ensevelis avec lui, pour ressusciter avec lui. « Le Baptême est ce sépulcre mystique », où les âmes se revêtent de l’Homme nouveau, créé selon Dieu, dans une justice et une sainteté véritables.

La Vigile pascale s’achèvera donc normalement, ainsi que nous venons de le dire, par le Baptême des catéchumènes jugés dignes d’être reçus dans L’Église, (au cours des sept scrutins quadragésimaux). Le prêtre procède auparavant à la bénédiction des Fonts baptismaux : il célèbre les vertus de l’eau, sa fidélité aux desseins de Dieu, son usage par le Christ qui la sanctifie par son baptême dans le Jourdain, au moment où l’Esprit, sous la figure d’une colombe, reposait sur lui. – Le cierge pascal, par trois fois, descend dans la fontaine, sur laquelle le prêtre exprime, par son haleine, le souffle de l’Esprit dont l’Huile et le Saint Chrême répandent l’onction.

Les sources du Paradis jaillissent de nouveau du nord au midi et de l’orient à l’occident, pour rendre aux âmes flétries par leur égoïsme, l’immatérielle fraîcheur de leur dignité première.

Avec l’initiation baptismale, la Sainte vigile touche à sa fin. L’aube commence à poindre. La grande Litanie, avec son sublime dialogue nous ramène à l’Autel, où va être célébrée la première messe de Pâques, cette messe si simple dans sa gratitude « si mesurée dans sa joie ».

C’est là, en effet, un des traits les plus émouvants de la piété romaine, en ces immenses solennités : la Joie jamais ne tourne en fièvre, en extase sensible, en attendrissement sentimental. « La Joie garde son éminente dignité », (intérieure, spirituelle), parce qu’elle est le fruit d’une contemplation proprement surhumaine. C’est pourquoi la sainte liturgie (de ces grands jours) n’est pas seulement une école de foi, c’est par excellence une école de vie.

sij 24 0402

26-31/03/2018 mars 2018

déjà publié à la date du 28-31/03/2015 mars 2015