La désappropriation, condition essentielle de l’amour

« Homélie de Maurice Zundel à Paris en 1966. À partir de notes non revues par le père. Non édité.

Un de ces mots qui expriment le mystère de la vie : un jeune homme dont la femme attendait un enfant disait : « Est-ce que l’on se reconnaîtra, l’enfant et nous ? » Un tel mot suppose une vie intérieure intense. Cette venue au monde est un mystère qui nous échappe, le visage de l’enfant est inconnu, le nôtre lui est aussi inconnu. Il faudra que les visages s’ouvrent, les hommes fraternisant, allant à la découverte les uns des autres.

Le vide en soi permet de reconnaître l’autre. Que veut dire le vide ? Si l’homme est envahi par ses besoins physiques qui l’empêchent de faire ce vide à la recherche d’une présence, vingt ans plus tard l’enfant rejettera la religion de son père et la reconnaissance des deux ne se fera pas.

Comment les hommes pris dans leur ensemble peuvent-ils fraterniser ? Il est si difficile de découvrir un visage. C’est dans le vide que l’on fait en soi que l’on arrive à communiquer avec les autres.

Il faut que l’homme qui est dans la misère soit délivré de cette angoisse pour envisager cette création toute neuve. Moi qui le comprends, c’est à moi de lui faire un espace, lorsque tout lui semble absurde ; la seule manière de le ranimer est de découvrir son centre et je dois donc découvrir le mien. Il faut qu’il sente en moi cette présence.

Je suis amené à découvrir que les échanges humains sont rendus impossibles par le passionnel, cette charge affective qui me rive à moi-même. Il est impossible à certains moments d’établir une communication de l’un à l’autre. Il faut alors atteindre le centre par le dépouillement de soi. Si l’on quitte ce centre, on est sûr de rompre la communication. Il y a parfois danger dans la discussion, car on finit par tricher et par se cramponner à des arguments, parce que l’on ne peut décoller de soi. L’expérience du vide nous amène à découvrir la dimension d’existence ; on ne peut pas exister autrement.

L’immense majorité des êtres n’est qu’un faisceau de passions ; nous ne voulons pas ne pas être notre moi ; nous nous cramponnons à ce moyen d’existence par peur d’un autre espace, d’une nouvelle dimension d’existence qui nous éloignerait de ce que nous appelons notre moi.

Cette expérience du vide, il faut la faire à chaque instant, sinon il est impossible de communiquer pour ne contraindre personne, pour ne blesser personne, pour que rien ne soit blessé dans l’être inconnu, il faut se maintenir en ce plan central. Ce n’est pas là une abstraction, c’est une expérience dont l’exigence se manifeste à chaque instant. Si l’on n’a pas accompli cette dimension qui nous amène là où l’amour s’enra¬cine en Dieu, si les autres ne sont pas au centre, ils n’ont pas la moindre idée qu’i1 y a un centre. Le vrai dialogue s’accomplit au centre.

On ne peut pas atteindre l’âme par effraction, mais seulement si l’âme reconnaît en elle le même centre. Si la catholicité se traduit par l’universel, il n’y a pas d’autre chemin. On n’arrive jamais à surmonter cette opacité dans la relation à l’autre si 1’on ne vit pas dans ce centre personnel à chacun. Cette évacuation est au cœur du Christianisme.

S’il est vrai que la naissance du Christ ouvre une ère nouvelle, que signifie cette histoire humaine qui est l’histoire de Jésus-Christ ? Comment Dieu peut-il venir sur terre en étant au ciel ? Si l’on dépasse la surface des mots, on aboutit aux contradictions. Toute la légende de Noël, toutes les émotions enfantines qui se réveillent, tout cela est peut-être touchant, légendaire, mais ne contient pas un ferment de dignité ou de justice entre les hommes. Quel rapport entre ces farces et moi ? Des milliards d’hommes ont disparu et sont absolument effacés ; ils ont été des vivants avec le sentiment que le monde s’accomplissait. Que signifie le déroulement des générations, mais aussi leur disparition ? Quel lien entre eux et nous ? Mais Jésus-Christ n’est-il pas le second Adam : pas seulement un homme, mais au contraire celui qui tient toute la chaîne, toute l’humanité dans un seul dessin qui vivra en chacun la vie de chacun.

Jésus-Christ ne peut être l’humanité universelle que dans la mesure où il est désapproprié de tout. Sous cet aspect, la naissance du Christ est l’ère de l’homme sans limite et sans frontière, de l’homme catholique à partir de ce sens et dans une dimension radicale parce qu’il est devenu un espace illimité où la Présence divine respire. Voir dans la naissance de Jésus l’affirmation plénière du vide. Si Jésus est cette humanité universelle, c’est évidemment sous une aimantation unique que nous éprouvons chaque fois que nous reconnaissons dans cette expérience libératrice le Christ attendu. Si cette humanité est animée par la Présence divine, c’est que la divinité qui purifie l’humanité de Jésus de soi, est une désappropriation radicale et éternelle. La naissance de Jésus, le dépouillement de Jésus résultent d’une désappropriation qui a sa source dans une communication personnelle par une humanité toute neuve qui fait que chacun peut la vivre.

La divinité où se révèle Dieu est l’infinie pauvreté. Les trois personnes sont en relation entre elles, regard et élan vers les deux autres. Dieu est Dieu parce qu’il est la désappropriation infinie, le mystère de la création réside dans ce vide de la créature qui aime dans la mesure où l’on est un espace dans l’autre. La création ne repose pas sur un coup de baguette magique. La création n’est accomplie que si nous nous créons nous-même un espace à travers lequel nous nous rejoignons. C’est à travers le vide que nous nous rejoignons.

Dieu est Dieu parce qu’il n’a rien, Dieu est la respiration de notre liberté parce qu’il n’est affecté par aucune possession. Il apporte un cadeau qui est une Présence, une possibilité d’offrande illimitée. Nous laissons circuler en nous cette Présence offrande qui est le Dieu vivant.

Si c’est cela l’Évangile, si c’est cela le don de Jésus-Christ, nous voyons bien qu’à chaque instant il faut refaire en nous ce vide créateur. Dès qu’on l’affiche, on est sûr de manquer, on ne peut le communiquer que si on le vit. Cela suppose un abîme de silence, alors que l’on est à l’écoute avec obstination. Nous avons à revenir à chaque instant du jour avec le contact, ce qui permettra une communication qui suscitera la conscience d’un espace qui vient de s’ouvrir.

Cette puissance par le vide, par l’Amour, par le Dieu au-dedans de soi ne peut surgir que par la désappropriation. Il n’y a aucun mensonge, aucune contorsion, ce monde n’est pas le vrai monde. Vivre l’Évangile de Jésus-Christ, grandeur divine qui est une grandeur d’amour et de dépouillement.

Dès que l’on veut glorifier l’humanité, on aboutit à des catastrophes. La divinité n’est que la grandeur et la liberté. Le Christ nous a ouvert l’espace dans sa propre humanité où s’inscrit la désappropriation. Il y a au sein de la divinité une relation pure qui n’est pas solitaire.

L’œcuménisme est fondé sur le vide. Il faut que tous les hommes reçoivent la Présence de Jésus-Christ, la Pauvreté de Jésus-Christ que nous devons vivre. Si nous sommes enracinés dans ce centre, nous ne pourrons engager notre action que comme Jésus-Christ qui meurt de ceux qui ne veulent pas l’aimer. Nous sommes là sur un terrain universel où chacun pourra reconnaître une démarche qui l’engage et le concerne. C’est une expérience que l’on devient à chaque instant du jour.

La lumière de l’univers, c’est la possibilité d’aimer sans possession, d’aimer authentiquement avec ce vide qui doit être en moi pour être comme un espace qui invite à devenir un espace pour l’autre. C’est la vraie religion qui n’a plus de frontière fondée sur la démission qui fait de Jésus l’offrande de sa Présence à chacun pour le conduire au centre mystérieux de lui-même, pour se communiquer à tous sans plus de division, puisqu’il n’y a plus de possession. Saint François découvrant la Pauvreté l’a choisie comme épouse, identifiée avec Dieu s’offrant dans un espace illimité.

fnn 66 0103

publié le 10/11/2019 – novembre 2019

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