J’attends Dieu

« Homélie de Maurice Zundel à Bex, canton de Vaud, Suisse, en 1951. Inédit.

Résumé : La vraie libération, est-ce chez Gide ou saint François ? Dans la Présence de Dieu l’homme est libre et guéri de sa maladie de lui-même. C’est une rencontre qui affranchit et qui conduit au plus intime de soi-même. Attendre Dieu, éternellement, pas pour soi mais pour lui-même, dans la plus grande joie.

 

J’attends Dieu

Si je pouvais composer mon épitaphe, à supposer que j’aie jamais une tombe et que ma carcasse ne sera pas, depuis le bateau qui me transporte, le lot des requins ou que l’avion qui me transporte ne soit pas fracassé contre une montagne, je mettrais sur ma tombe : « J’attends Dieu. »

J’attends Dieu. Qu’est-ce que c’est que Dieu ? C’est la libération. Je ne sais pas ce que vous portez dans votre esprit, ni dans quelle pensée vous venez ici avec cette fidélité, chaque dimanche. A quoi répond, dans votre esprit, ce mot : Dieu ? Qu’est-ce qu’il signifie dans votre vie ? Pour moi, il signifie : libération. Libération, qu’est-ce que ça veut dire ?

A la recherche de la libération, Gide

André Gide, qui vient de mourir, nous raconte dans son Journal l’aventure charnelle qu’il eut un soir avec un jeune arabe dont la beauté l’avait fasciné, en Afrique du Nord (1). Et il veut bien nous conter le nombre de fois qu’il renouvela son extase. J’avoue que ce récit me faisait sourire, d’abord : comment est-ce qu’un homme peut se donner une telle importance qu’il raconte, dans le monde entier, à des centaines de milliers d’exemplaires, mon Dieu, une chose très vulgaire, en dehors du nom d’extase qui est propre à un écrivain ? Faut-il diviniser les crachats humains ?

Je pense ensuite à ce jeune Arabe qui ne savait pas le français, qui ne savait pas qu’il était le sujet d’une extase, et qu’il était tout de même une âme, qu’il était une valeur de l’univers, qu’il était une conscience et que Monsieur André Gide n’a pensé qu’à soi-même et à son extase. Il n’a pas pensé à la responsabilité qu’il prenait vis-à-vis de ce jeune garçon.

Nous ne sommes pas libres ici. A quoi bon qu’on ait joui, selon Gide, à vide… pour dire une chose banale et commune qui ne suppose aucune grandeur, aucun héroïsme de la part de cet homme de grand talent, d’ailleurs admirable, sous tant d’autres aspects. Ceci simplement pour faire entendre ce que je venais de dire.

A la recherche de la libération, saint François

Prenons Saint François. Il est jeune, il est ambitieux, il est riche, il aspire à la vie. Il ne s’est posé encore aucune question essentielle et le voilà devant l’hospice des lépreux. Il comprend que, retranchés de la vie comme ils sont, il comprend très bien leurs souffrances et leur solitude, non pas tellement leur maladie, mais leur solitude, ce sentiment du bannissement et de l’exil, ce qui les fait, pour les autres, un objet et d’horreur et de fuite. Tout cela, il le comprend immédiatement. C’est cela, pour lui, l’appel.

C’est l’appel, l’appel du Seigneur inconnu qui va devenir bientôt toute sa vie. Il sait bien ce que cette voix intérieure attend de lui. Et enfin, un jour, il n’a pu dire non : il descend de son cheval et il s’approche du lépreux, il lui baise la main en déposant une aumône dans le creux de cette main pourrie et brûlante.

Et alors, tout d’un coup, le monde s’illumine et c’est une Fête-Dieu qui l’illumine infiniment, parce qu’il est libre de lui-même et qu’il a fait entrer cet autre avec lui dans ce paradis de l’Amour et il vient de faire, pour la première fois, la rencontre de Dieu, non pas un Dieu noir et blanc imprimé dans un livre, non pas un Dieu collé à la muraille comme une image, mais intime à nous et à l’essence de l’homme et à l’essence de l’univers, quand justement l’homme décolle de soi, qu’il ne se voit plus et qu’il est tout entier dans un élan vers cette Présence imprimée dans son cœur.

La vraie musique

C’est cela. Il n’y a pas autre chose et c’est pourquoi j’attends Dieu, non pas pour moi, non pas pour moi, parce que j’espère une joie pour moi, mais tout simplement, il n’y a pas d’autre musique.

Je pense qu’un vrai musicien souffre d’une dissonance, d’une fausse note, non pas parce qu’il est tendu dans une espèce de recherche maladive de l’harmonie, mais tout simplement parce qu’il est lui-même un diapason vivant et qu’il ne peut pas ne pas discerner la vraie musique et qu’il ne peut pas souffrir de dissonance.

Nous sommes tous malades de nous-même et personne ne peut nous guérir, sauf cette Présence. Alors l’homme est libre.

Il n’y a pas d’erreur possible. On ne peut pas se tromper : ou bien il y a cette Présence et l’homme est libre, libre de lui-même, libre et guéri de sa maladie de lui-même parce que c’est là la vraie maladie : nous sommes tous malades de nous-même et personne ne peut nous en guérir, sauf cette Présence. Tout d’un coup, il nous envahit et puis ce n’est plus nous. Il est là, dans ce cœur, et on s’oublie et la vie commence. L’existence prend un sens parce que, justement, il y a là une valeur, une valeur qui existe, une plénitude telle qui nous arrache aux limites, à la petite histoire, à tout ce procès ridicule que nous intentons aux autres et à nous-même. Dieu est la libération. Il est la libération et rien d’autre.

Dieu qui passe

Je lis beaucoup de livres et je les abandonne d’ailleurs, car je les oublie. Mais ce que je cherche à travers tous les livres, toutes les sciences, toutes les pensées, toutes les philosophies, tous les théâtres, tous les cinémas, c’est toujours le témoignage de son passage, ce signe dans l’ordre du visage de l’homme, de la libération divine.

Que Dieu soit là : immédiatement, on le sent. Et s’il n’y est pas, c’est la même chose : on ne le sent pas moins parce que, justement, il est l’unique vérité capable d’équilibrer la vie et de lui donner une signification.

Et je ne dis pas cela, encore une fois, en vertu d’arguments. Quel argument pourrait nous amener à la réalité d’une Présence ? Je ne dis pas cela parce que je ne peux pas faire autrement, parce que je rends ce son-là. Parce que c’est le la de mon diapason, parce que je ne connais que cette musique. Et je ne me lasse jamais de l’entendre, avec beaucoup de patience, je puis le dire, avec beaucoup de patience…

Je sais bien que rien ne sert de brusquer, qu’il n’y a pas de raccourci possible, qu’un jour cela viendra, cela mûrira, que dans l’éternité, toute âme aboutira finalement à cette musique parfaite lorsqu’elle aura trouvé, elle-même, cette rencontre qui nous affranchit et nous conduit au plus intime de nous-même en nous révélant notre intimité comme celle d’un Autre.

C’est pourquoi je mourais de honte en écoutant les paroles de notre cher curé qui dit des choses, des choses pleines de sa générosité et de son amitié. Je sais que ce n’est pas moi. Je n’y suis pour rien, pour rien du tout, tout simplement. Dieu est là. Dieu est là et je n’y suis pour rien. Et, comme je témoigne de lui, ce n’est pas moi, mais tout simplement c’est que, pour un instant, je me suis dépouillé de même, puisque cette musique divine a passé mon diapason.

La bonne direction

Et chaque dimanche, quand je suis là, j’ai l’honneur de vous parler. Ce n’est certainement pas sans angoisse que chaque samedi je me demande ce que je vous dirai le lendemain. Sans doute l’immense responsabilité qu’il y a à parler à des âmes comme vôtres qui sont dans l’attente de je ne sais quoi, mais qui sont certainement dans l’attente du vrai Dieu. Et je cherche chaque fois le mode concret qui vous rendra sensible cette musique et qui vous permettra d’entrer bien plus profondément que moi-même, d’entrer dans ce cœur à cœur avec le Seigneur qui n’a pas de nom, qui ne peut pas se dire et qui est dans la réalité de l’existence et de la vie.

Ne cherchons pas une explication de Dieu. Il n’y a pas de discussion de Dieu. Il n’y a pas de preuve de son existence. Nous sommes tellement en dessous de la réalité : il y a le zéro et l’infini. Il y a vraiment, à travers nous, tout d’un coup, cet élan merveilleux qui nous dépasse et qui nous accomplit ou bien c’est une maladie de nous-même où nous gisons, empoisonnés de nos propres limites, à charge à nous-même, comme à charge des autres.

Dieu vient, on le reconnaît. Quand il n’est pas là, on sait aussi très bien que ce n‘est pas lui, mais nous-même.

Mais vous voyez la direction : elle est simple. Il n’y a pas de pierre de touche plus à la portée de chacun : Dieu vient et, quand il vient, on le reconnaît immédiatement. Et quand il n’est pas là, hélas, on sait aussi très bien que ce ne soit pas lui, mais nous-même.

Alors, veuillez me pardonner toutes mes limites et ne vous souvenez que de cette seule chose, c’est que vous, comme moi, nous sommes dans l’attente de l’unique nécessaire et que notre âme donne le “la” de ce diapason intérieur et qu’au moment où la visite divine retentira dans notre cœur, il n’y aura pas d’hésitation possible.

Prenons courage, simplement, de l’attendre, de l’attendre indéfiniment, de l’attendre éternellement, non pas pour nous mais pour lui-même, dans la plus grande joie. C’est celle de Jean-Baptiste et c’est vrai, il n’en est pas de plus profonde, ni de plus authentique : « Il faut qu’il croisse… » (Jn. 3:30)

Je ne dis pas qu’il faut que je diminue : c’est encore trop penser à notre diminution. Il faut qu’il croisse — et c’est tout. Il faut qu’il soit et, s’il est, tout est bien. Je ne demande pas autre chose, car j’attends Dieu.


(1) A Sousse, en Tunisie, avec Ali.

snn 51 0203

publié le 08/12/2019 – décembre 2019

mots-clefs mots-clés : Zundel, 1951, Bex, Gide, François, libération, attente, musique, diapason, rencontre, présence, intimité, dépouillement, direction