« Harmoniques », tome 2 des Œuvres complètes

La parution d’Harmoniques, tome 2 des Œuvres complètes de Maurice Zundel n’est pas en soi un événement considérable, même si l’ouvrage compte 630 pages. Mais des amis ont pensé que c’était une belle occasion pour faire connaître plus largement Zundel. Ils ont alors proposé ce vernissage quelque peu solennel. Ils ont bien fait, et je les en remercie.

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La fête a lieu ici, en la paroisse du Sacré-Cœur d’Ouchy. C’est tout à fait approprié, puisque Zundel a résidé et œuvré dans cette paroisse pendant 30 ans, de 1946 jusqu’à sa mort en 1975. Auparavant, il avait vécu 25 années d’exil à Rome, Paris, Londres, Neuilly et enfin au Caire pendant la guerre ; son évêque d’alors, qui ne le comprenait pas et le considérait comme un franc- tireur, l’avait éloigné de son diocèse. En 1946, il faut accueilli ici par Mgr Ramuz, un curé ouvert, généreux et entreprenant. Il reçut la fonction on ne peut plus modeste d’auxiliaire en cette paroisse. Mais cela lui permettait une vie un peu nomade, qui le menait en France, en Egypte, au Liban et ailleurs encore, pour donner retraites et conférences. Il reste que c’est à Lausanne qu’il élabora une partie très importante de son œuvre. Et l’on peut dire, sans se payer de mots, qu’il est un citoyen significatif de cette ville, puisque son œuvre et sa présence sont encore bien vivantes près de 50 ans après sa mort, ce qui est fort rare et qui atteste à la fois la profondeur et l’actualité de son œuvre. Même s’il ne fut pas très connu de son vivant – il était d’une farouche humilité – quelques-uns reconnurent sa grandeur ; parmi eux, le pape Paul VI. Et les clochards le fréquentaient assidument, car il était d’une absolue générosité dans le partage.

Aujourd’hui, Zundel est reconnu comme l’un des grands auteurs spirituels du XXe siècle et l’on trouve de plus en plus de citations de ses propos dans les revues et magazines, qui font place à la dignité de l’homme, voire à la Présence de Dieu. Il est donc heureux que Lausanne lui tisse un hommage de reconnaissance ; et que la paroisse du Sacré-Cœur porte généreusement le souci de faire rayonner son œuvre et sa présence.

Pourquoi Zundel parle-t-il encore aujourd’hui, me demande-t-on souvent. Pourquoi ses écrits, très denses et dont la lecture demande un grand effort, sont-ils encore lus par de nombreuses personnes, plus nombreuses encore que de son vivant ? Un indice peut être trouvé dans le témoignage des jeunes filles, dont il eut à s’occuper à Genève de 1920 à 1925. Il les accompagnait avec une affection toute paternelle et les initiait aux grandeurs de l’esprit et de la culture ; il leur faisait lire Dostoïevski ou Victor Hugo, et bien d’autres. C’était exigeant, mais c’était le signe de la grande estime qu’il portait à leur dignité. En un mot, elles disaient : « il nous élevait ». On ne peut rêver un plus bel hommage à une pédagogie. La pensée de Zundel élève, si l’on veut bien consentir à l’effort.

Mais déclinons encore quelques raisons qui peuvent expliquer son rayonnement.

  1. L’écriture de Zundel est existentielle. Le fond de son propos, il l’a vécu dans tout son être. Il l’a même souffert, à travers l’épreuve de ses 25 années d’exil, dont il ne comprenait pas la justification ; et aussi à travers tous les soubresauts de l’histoire qui le traversaient : les deux guerres mondiales, l’avènement du communisme, les crises économiques, l’accaparement du capitalisme, et tout le cortège des mépris de la dignité des personnes. Sa foi aussi n’est pas une redite du catéchisme ou d’une froide théologie. C’est une expérience de feu et de joie au profond de son être. « Je ne crois pas en Dieu, je le vis », disait-il souvent.
  • L’écriture de Zundel est souvent poétique. C’est le langage approprié pour exprimer les expériences profondes. Elle provoque un effet assez rare : par des mots qui évoquent encore plus qu’ils n’expliquent, par l’épaisseur existentielle du propos, par le souci de rejoindre les personnes dans ce qui les concerne le plus essentiellement, l’écriture de Zundel parle au cœur avant de parler à l’esprit. Même si le lecteur ne comprend pas tout à première lecture, car l’écriture est très dense, il se sent saisi par le cœur et entrevoit un parfum de vérité et de vie.
  • La pensée de Zundel ne se présente pas comme un ensemble de principes ou de commandements qui tombent de haut en bas. Au contraire, elle essaie de conduire à l’intériorité de la personne, là où s’expriment les requêtes les plus essentielles, et à partir de là, elle part à la découverte de la Beauté, de la Vérité, de l’Amour. C’est un chemin d’approfondissement, dont le maître mot pourrait être : « peut-être que j’ai faim de choses nouvelles ».
  • La pensée de Zundel est en dialogue avec son temps. Il converse avec Sartre ou Camus, avec les grands existentialistes, sans oublier Freud ou Marx, et même son camarade d’école Jean Piaget. Il fait route avec les grands savants, comme Einstein ou Jean Rostand. Il se préoccupe des conditions de la vie humaine et des problèmes sociaux, par exemple le droit de vote des femmes (dès 1920), la question du chômage, la question du partage des biens, la nécessité que chaque personne puisse mener une vie humanisante et disposer à cet égard des biens nécessaires. Je pense qu’il serait assez favorable à ce que chaque personne dispose d’un revenu de base inconditionnel.
  • La pensée de Zundel pointe toujours vers la grandeur de l’homme, non pas à la manière de Nietzsche, mais à la manière de l’Evangile. D’ailleurs, le Dieu d’Amour, dont il parle, a le dessein d’élever l’homme vers la plus grande noblesse possible ; aucune trace chez lui d’un Dieu de la répression, de la culpabilité, de l’humiliation ou de la servile soumission. L’un de ses propos les plus clairs à cet égard, c’est : « on peut dire et je tiens à dire que, pratiquement, le premier article du Credo chrétien, c’est : je crois en l’homme ». Et il faut ajouter que Dieu le premier croit en l’homme qu’il a créé, que Dieu le premier offre la lumière qu’il faut pour un homme de réconciliation, de partage, de respect et de paix.
  • Le Dieu dont parle Zundel, au travers de ses approches existentielles, porte des noms évocateurs, et même attrayants : Beauté, Liberté, Amour, Esprit, Présence. Mais le nom qu’il préfère, dans la ligne de saint François d’Assise, c’est : Dieu est Pauvreté, non pas bien sûr dans le sens qu’il lui manquerait quelque chose, mais dans le sens qu’il est tout Don, tout Pardon, tout Amour, tout Cœur. Et dans ce sens encore que ce Dieu, dans la magnificence de sa Pauvreté, vient visiter le cœur de chaque personne, avec une attention particulière pour celui qui est le plus blessé, le plus nécessiteux et aussi le plus désirant.
  • Dès son enfance à Neuchâtel, pays très protestant en ce temps-là, Zundel s’ouvrit à des perspectives œcuméniques. Il comprit bien tôt que les différentes confessions peuvent s’enrichir mutuellement. Ses amis protestants lui permirent de découvrir la Bible dans toute son ampleur, ce qui n’était pas possible pour un catholique dans les années 1910. Cette fibre œcuménique, il la cultiva sa vie durant. Elle s’enrichit aussi du respect, à la fois positif et critique, des autres courants religieux, en particulier l’Islam. Ces ouvertures sont bien nécessaires aujourd’hui.

Toutes ces raisons, et bien d’autres encore certainement, marquent une profonde et vivifiante originalité pour un homme de foi et de solidarité, qui se désigne volontiers comme un « mystique réaliste », deux termes rarement liés. Il est rempli de l’infini de la Présence de Dieu qui, pour lui, donne la pleine et infinie dimension à la vie ; et en même temps, il est soucieux de l’humble quotidien des personnes, des pauvres en particulier, pour que le respect des nécessités concrètes pour déployer une vie humanisante et divinisante soit réalisé.

Cette trace originale, suggestive, élevée, poétique, spirituelle mérite bien un travail de diffusion – merci à tous ceux qui pourront y apporter une contribution – … et un hommage. Peut-être y aura-t-il un jour une rue Maurice Zundel à Lausanne ou à Neuchâtel, mais ce n’est pas si important !

Un « monument de papier »

L’une des formes de cet hommage, c’est l’édition des œuvres complètes de Zundel, en 9 tomes, dont paraît aujourd’hui le tome 2, Harmoniques.

Editer des œuvres complètes, c’est en quelque sorte réaliser un « monument de papier ». Mais c’est aussi et surtout donner accès à toutes les facettes d’une œuvre, en particulier celles qui sont les moins connues, parce qu’elles sont difficiles à trouver.

Pour ce qui concerne Zundel, il a écrit 20 livres qui furent édités ; il en reste deux, qui ne furent pas publiés, mais qui le seront dans les œuvres complètes. Il a aussi écrit une multitude d’articles de journaux et de revues, peu accessibles par définition, mais qui figureront dans les 9 tomes en ordre chronologique.

Il y a encore ce que j’appelle « l’œuvre orale », et là c’est beaucoup plus compliqué. Zundel, encore plus qu’un écrivain, était un orateur, un prédicateur. Sa parole était vraie, originale, pétrie de vie, attentive aux personnes, cohérente avec tout son être, et parfois flamboyante. Elle touchait bon nombre de cœurs et d’esprits ; et même si les auditeurs ne comprenaient pas toujours tout, ils se sentaient rejoints dans les profondeurs de leur être par cet homme qui parlait les yeux fermés, et dont les propos sortaient de l’intérieur, brûlants parfois comme des morceaux de lave. C’est pourquoi, ses homélies et ses conférences firent l’objet de très nombreux enregistrements, qui ont été retranscrits et qui offrent un ensemble considérable de « textes parlés », mais si bien exprimés qu’ils peuvent pratiquement être édités tels quels. Dans cet ensemble, il a fallu faire des choix. J’ai pris l’option d’offrir dans chaque volume un certain nombre de ces textes parlés, de façon thématique ; les thèmes sont choisis en fonction des accents principaux des livres qui figurent dans le même volume. Par exemple, dans le tome 2, est publié Notre-Dame de la Sagesse, méditation sur Marie. De ce fait, j’ai rassemblé un bon nombre de textes parlés sur Marie, qui illustrent la manière dont Zundel développe à travers toute sa vie son propos à la fois existentiel, mystique et théologique sur la mère de Jésus.

Les 9 volumes seront donc conçus de la même manière. Ils devraient paraître au rythme d’un par année, en automne. J’aimerais que le volume 9 et dernier paraisse en 2025, à l’occasion des 50 ans de la mort de Zundel.

Harmoniques

En quelques mots, j’aimerais en venir au volume 2, Harmoniques, qui paraît aujourd’hui. Il comprend trois livres. Notre-Dame de la Sagesse, qui fut publié en 1935 ; cette méditation sur Marie, à la fois fervente et sobre, fut rééditée de nombreuses… et encore au début de ce XXIe siècle, ce qui atteste de sa valeur.

Ensuite, L’Evangile intérieur. Au départ, ce livre recueille 15 causeries à Radio-Luxembourg, que Zundel tint en 1935. Elles furent éditées en 1936, et, du vivant de Zundel, se vendirent à plus de 25000 exemplaires. Des rééditions suivirent constamment. A mon goût personnel, c’est le plus beau livre de Zundel, et l’un des plus accessibles.

Enfin, Recherche de la personne (qu’en un premier temps Zundel voulait intituler Harmoniques). Ce livre visite les différents aspects de la personne humaine, pour en saisir la portée infiniment noble, qui permet à l’homme de trouver la direction de son accomplissement avec le Dieu Pauvre. Un accent particulier est mis sur les questions de l’amour humain. Accent poétique et réaliste, à la fois ; le Cantique des cantiques n’est pas loin. De pieuses âmes, y compris l’évêque, s’émurent de ces propos sur l’amour, qui auraient soi-disant pu troubler les consciences, et entravèrent la diffusion du livre. On croit faire un cauchemar devant ces obstacles, tant le propos de Zundel est noble et élevé, autant que réaliste.

Si je faisais un peu de marketing, ce qui n’est pas mon premier charisme, je dirais que trois livres en un, trois livres magnifiques qui plus est, c’est une bonne affaire pour le lecteur et acheteur. En prime, il y a des bonus : les articles de fin 1935 à 1939. Et une centaine de pages d’inédits sur Marie. Et encore bon nombre de pages sur la recherche de la personne devant la face de Dieu. 630 pages, mais ce n’est pas effrayant ; point n’est besoin de tout lire. On peut plonger dans des textes selon les besoins et les envies.

Il me reste à dire merci. A Jean-François, Vincent, André, Jean, Anne, Mariella et Leila qui ont tant contribué à mettre sur pied ce vernissage. A Pierre et Virgile pour leur apport. A la paroisse du Sacré-Cœur d’Ouchy pour son engagement magnifique et généreux à déployer la mémoire de Maurice Zundel. A la Fondation Zundel pour son soutien. A l’éditeur Parole et silence, représenté par Marie Larivé, avec qui le travail est efficace et agréable. A Madame Métraux pour son précieux soutien. Et à vous tous, chers amis.

Marc Donzé


Maurice Zundel, Œuvres complètes – Tome 2, Harmoniques, Parole et Silence, 2019