Discussion sur le mystère de Jésus

« Suite à la conférence de Maurice Zundel en l’école Saint-Erembert à Saint-Germain-en-Laye, le dimanche 6 octobre 1974, il y eut — fait exceptionnel — une discussion que voici. (Non édité — enregistrée par le père Bernard de Boissière).

Résumé : échanges sur la Trinité, le péché et l’enfer, humilité et royauté de Jésus, les expressions « tuer Dieu » et « Dieu-victime », l’expérience transformante, la création, la science, la réalité, la question de comment être plus humains, la toute puissance de Dieu versus la pauvreté et l’amour, la souffrance.


Enregistrement de la discussion

Discussion

X. D’après ce que vous avez dit, [début audio] la Trinité c’est presque quelque chose qui allait de soi, qu’on ne pouvait pas ne pas concevoir. Or il semble que l’Ancien Testament et Israël ont pendant des siècles vécu avec un Dieu qu’ils considéraient vraiment comme solitaire… et que ce n’ait pas été si évident que ça !

M. Z. Mais je n’ai pas dit que c’est évident. J’ai dit que une fois la Révélation accomplie, ça donne une telle lumière que, on comprend que ça ne pouvait pas être autrement. C’est la seule manière de concevoir la sainteté de Dieu : la sainteté de Dieu peut être conçue comme un éloignement d’avec nous. Aghios, celui qui est « sans terre ». La sainteté, au contraire, peut être conçue comme un dépouillement, comme une désappropriation, comme une vie d’amour. Et c’est justement ce que nous révèle le Christ qui est adossé à la Trinité. Il nous révèle un Dieu qui est tout amour, ce qui change complètement tous nos rapports avec lui et tous ses rapports avec la création. On ne conçoit pas la passion de Jésus-Christ, c’est-à-dire la mort de Dieu, si Dieu est ce potentat exilé loin de nous, qui a barre sur nous et qui écrit notre histoire sans nous.
La Trinité une fois révélée dans une expérience qui est l’expérience du Christ, la Trinité une fois révélée, c’est une telle lumière que nous ne pouvons plus revenir en arrière. Nous concevons alors que l’unicité de Dieu vient précisément de ce qu’il n’est pas solitaire, de ce qu’il est une communion d’amour dans laquelle nous retrouvons nos aspiration les plus profondes puisque nous-même nous n’accédons à la vie de l’esprit que par la désappropriation et la pauvreté intérieure. Nous concevons que Dieu soit la plus haute sainteté en raison même d’une désappropriation infinie qui est le mystère même de sa vie intime.
Il est remarquable que la Bible de l’Ancien Testament, en effet, comme le Coran, ne s’inquiète pas de la vie intime de Dieu. Dieu est vu dans ses rapports avec l’humanité et non pas en lui-même. Au fond, on pourrait accorder qu’il est le maître tout-puissant et qu’on dépend essentiellement de lui, qu’il est d’ailleurs clément et miséricordieux – ce sont les attributs que le Coran ne cesse d’affirmer – mais ceci vaut dans ses rapports avec nous. Il pourrait en user autrement s’il le voulait, car il est le maître incontesté. Et pourquoi l’est-il ? Et qu’est-ce qui fait qu’il est Dieu ? Pourquoi n’est-ce pas moi qui suis Dieu? De quel droit est-il Dieu ? Toutes ces questions que Nietzsche a posées avec une telle vigueur, comme l’archange de la négation qu’il est ! Toutes ces questions ne trouvent de réponse que précisément dans la Trinité divine. C’est dans cette innocence infinie et dans cette enfance éternelle que notre esprit trouve enfin sa lumière originelle. Nous sommes d’accord ?

X. Cela répond à la question. Oui.

M. Z. J’imagine qu’il y a d’autres questions, d’autres suggestions ?

Y. Père, hier au soir à propos du mal et de ce que vous répondiez justement sur Camus, je voudrais poser ceci : lorsqu’un individu… En Russie, il y a le lavage de cerveau et on dépersonnalise totalement l’individu. Alors dans ce cas, comment peut-il retrouver l’autonomie qui le mène vers Dieu ? Et comment celui qui a fait le mal, comment peut-on retrouver l’amour de Dieu en lui ? Je me pose le problème du mal dont vous-même disiez que Dieu est la première victime.

M. Z. Oui, oui, précisément, si vous éteignez dans un homme l’esprit, vous éteignez Dieu. C’est ça le crime des crimes. Ce qui constitue l’homme dans sa différence, c’est sa capacité d’infini, c’est ce qui fait qu’il est esprit, c’est qu’il est capable de ne pas se subir et de faire de tout son être une donation en relation avec le don qui est Dieu au plus intime de lui-même. Donc ce que vous signalez, c’est le crime des crimes précisément parce que c’est la méconnaissance la plus explicite du sacré dans l’homme.

Y. Oui, justement, comment peut-on retrouver l’amour dans celui qui a fait le crime des crimes. L’amour de Dieu, je veux dire.

M. Z. L’amour de Dieu, ce sera la passion de Jésus-Christ qui fait contrepoids à ce crime. Jésus est en agonie jusqu’à la fin du monde, comme dit Pascal. Il faut dire qu’il l’est depuis le commencement du monde. Dieu est toujours victime. Il peut échouer. Et il échoue chaque fois précisément, que la dignité de la création est bafouée parce que c’est lui-même finalement : il s’est identifié avec cette création et il ne la suscite que pour se communiquer à elle. Non ?

X. Que pensez-vous de l’enfer, Père ? Est-ce que c’est un rêve ? Ce contrepoids du Christ est finalement victorieux de ceux qui semblent apparemment refuser… enfin…

M. Z. Je pense que l’enfer ne peut être envisagé que comme l’enfer de Dieu. C’est Dieu, de nouveau, qui est victime. Dans un être qui se refuse totalement à lui, il ne cessera jamais de l’aimer et de mourir pour lui mais il ne peut pas débloquer cette volonté s’il s’obstine malgré lui… malgré elle plutôt.
L’enfer mesure l’immensité de notre responsabilité qui est la responsabilité de la vie divine en nous. Et c’est là notre jugement. Qu’est-ce que nous faisons de cette vie divine ? Qu’est-ce qui lui advient en nous ? Alors, il se peut que il y ait un refus définitif. Comme il n’y a pas de contrainte, comme la liberté joue inviolablement, il se peut que cette liberté s’obstine dans le mal, c’est-à-dire dans le refus de l’amour. Et l’amour est crucifié. Rappelez-vous le tympan de Notre Dame de Paris, n’est-ce pas ? Vous voyez ces mains de Jésus, ces mains transpercées qui dominent toute la scène et qui signifient : « S’il y en a qui sont perdus, ce n’est pas moi qui les perds, c’est parce que je les aime, je les aime infiniment, je ne cesserai jamais de les aimer. »
Ce qu’il y a d’effroyable dans la conception de l’enfer, qui est simplement un des aspects de l’infinité de notre liberté, c’est que Dieu est éternellement crucifié ! Alors, est-ce que ce sera le dernier mot ? Ca, nous n’en savons rien ! Est-ce que ce sera le dernier mot? Il y a peut-être un autre plan derrière qui nous échappe, n’est-ce pas, mais, en tous cas, l’enfer signifie d’abord essentiellement cette capacité d’infini qui est la nôtre, qui est chargée de Dieu et qui peut tuer Dieu. Il faut éviter l’enfer pour lui, pas pour nous, si vous voulez : il faut sauver Dieu de nous et de nos limites.

X. Mais, Père, ce n’est pas nous qui agissons, c’est l’esprit du mal à ce moment-là. L’esprit du mal existe dans l’Evangile. Le mal a tenté Dieu, a tenté le Christ.

M. Z. Mais l’esprit du mal, ça ne fait que reculer le problème, parce que l’esprit du mal est une créature et comment est-ce que l’esprit du mal est l’esprit du mal ? Ca ne fait que reculer le problème ! Si Dieu est victime de Satan – si vous voulez pour entrer dans votre perspective – c’est le problème des problèmes… mais c’est toujours le même problème. Dieu est esprit, il veut créer un monde-esprit. C’est à dire un monde qui est en réciprocité d’amour avec lui et qui peut le tenir en échec : c’est la signification de la croix. Si la croix est notre unique espérance, c’est précisément parce que, elle atteste cette fragilité de Dieu.

X.W. L’enfer n’est donc pas une volonté de Dieu ?

M.Z. Bien sûr que non !

X.W. On trouve dans l’Evangile : « La branche qui ne produit pas de fruit, coupons-la… et les sarments qui ne fortifient pas la vigne, qu’on les coupe et qu’on les jette au feu. »

M. Z. Bien sûr, mais Jésus, encore une fois, Jésus est un prophète et il parle en prophète. Il prend des images qui sont des images moyennes et imparfaites pour se faire entendre d’un auditoire qui n’est pas au niveau de la vie mystique, qui est le terme évidemment de l’initiation chrétienne. Quand ce terme est atteint, il ne s’agit plus de se sauver, mais de le sauver.

Y. Est-ce qu’il ne s’agit pas justement, parce que, dans les moments où le refus d’amour est tout à fait conscient, parce que tout le monde vit le refus d’amour, et la plupart du temps il est inconscient. Et puis on ne sait pas qu’on est dans le péché. On n’en sait pas la gravité…

M. Z. Oui, bien sûr. Le péché c’est plus, un acte qui engage tout l’être, qui engage tout l’être… C’est un acte rare : nous sommes rarement des hommes ! Il est rare que nous accomplissions un acte qui aille jusqu’à la racine de nous-même et qui nous engage tout entier. La plupart du temps, nous vivons à la surface de nous-même et nos actes ne sont pas des actes profondément humains. Mais il suffit qu’il y ait une fois un acte humain, cet acte humain alors décide de Dieu et de nous.

Y. Je voulais dire dans le cas des sarments coupés; il faut vraiment qu’un homme soit déjà tout à fait homme et tout à fait conscient.

M. Z. Oui…

Y. Et qu’il refuse, qu’il refuse tout à fait l’amour. Mais un fait conscient, ce qui n’arrive dans l’absolu pratiquement jamais, puisque l’homme est toujours un peu inconscient […?].

M.Z. Oui, la plupart du temps c’est vrai !

Y. Vous avez parlé de la pauvreté du Christ qui se présente comme humble. Mais en même temps, il se dit Roi, et ses disciples l’appellent : Rabbi, Kyrios, Maître, Seigneur, Dominus. Alors, ce qui fait problème pour moi, c’est justement cette contradiction entre son humilité et sa royauté.

M. Z. Mais c’est la Royauté de l’amour ! Que ce langage, n’est-ce pas, c’est un langage qui est encore ambigu du fait précisément que les disciples se meuvent sur un terrain vétéro-testamentaire. Pour eux, c’est la Bible qui a été leur catéchisme. Ils en vivent, ils la savent par cœur, c’est la grande référence ! Et Dieu apparaît naturellement dans la Bible le plus souvent comme le maître, comme le tout-puissant, comme celui qui tient en main notre destin. Et il est naturel que Jésus-prophète, encore une fois, avant que les derniers secrets soient livrés, il est naturel qu’il recoure à ce langage pour qu’ils l’acceptent et ce langage d’ailleurs durera longtemps encore car, comme je le dirai dans un instant, la distinction entre la synagogue et l’Eglise se fera très lentement.
Le Nouveau Testament je dirais, prendra très lentement conscience de lui-même. Il y aura une imbrication de la mission de Jésus dans un cadre vétéro-testamentaire avec les mots qui sont en usage dans l’Ancien Testament. Mais il est évident que la royauté du Christ est une royauté d’amour. D’ailleurs la messe du Christ-Roi commence par la vision de l’Agneau immolé, n’est-ce pas ? C’est ça la royauté. Et la royauté dans saint Jean, dans le procès de saint Jean ou vu par saint Jean, c’est : « Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la Vérité. » Il ne s’agit plus d’une royauté autre que spirituelle. Non ?

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 14’ 50’’]

Autre personne : Mon Père, le langage que vous venez d’employer m’invite à vous poser une question qui a trait à la toute première partie de votre exposé hier après-midi. Je m’explique. J’ai suivi, je crois assez bien, la lente montée progressive de votre démonstration, partant de la dignité humaine et aboutissant à Dieu par degrés tellement insensibles qu’on ne – je n’ai pas pu percevoir à quel moment Dieu s’introduit. Mais ça, ce n’est pas un inconvénient ! Donc Dieu est présenté de cette façon-là : à mon avis comme plus subjectif qu’objectif… et ça semble expliquer le langage qui me surprend chez vous où vous dites qu’il faut sauver Dieu, qu’il ne faut pas tuer Dieu.
Isl semble que la créature ait tous pouvoirs sur Dieu alors que 50 ans de fréquentation assidue du monde catholique m’avaient complètement formé à l’envers, en me disant : c’est la créature n’est-ce pas qui est le sujet, qui accepte ou n’accepte pas à ses risques et périls. Mais parler de « tuer Dieu » et de « Dieu-victime », c’était quelque chose qui était complètement étranger à mon esprit !

M. Z. Oui, mais prenez simplement la première [lettre] aux Thessaloniciens, prenez ce mot de saint Paul, cette petite phrase : « N’éteignez pas l’Esprit… N’éteignez pas Dieu en vous ! » Prenez l’expérience de tous les jours, ce pouvoir que nous avons d’occulter Dieu en nous repliant sur nous-même, en faisant un geste discourtois, en laissant se répandre notre mauvaise humeur, en fermant la porte enfin à toute cette découverte de la personne est comme vous dites « subjectif ».
Je pense que le mot « subjectif » est ambigu, de nouveau : le langage auquel je recours est un langage personnel, il n’est pas subjectif. Ce n’est pas du tout la même chose. Il y a une subjectivité passionnelle qui se situe en dehors du réel humain et qui est l’explosion de cet inconscient, enfin de tout cet univers cosmique que nous portons en nous… Ca, c’est la subjectivité par excellence. Puis, il y a une objectivité scientifique qui est une méthode où l’on se propose d’instituer un langage commun qui pourrait être admis par tout le monde en vertu d’une instrumentation et d’un calcul accessible à tous ceux qui sont compétents…

Même personne : Je me suis fait mal comprendre.

M. Z.…et avec justement le lange scientifique est un langage qui exclut tout engagement ! Tous les problèmes de la vie sont exclus du laboratoire, tous les problèmes sur la mort, sur le sens de l’amour sont exclus du laboratoire.
Votre sagesse personnelle doit rester au vestiaire, parce que si vous voulez faire une expérience qui soit communicable à tous les hommes de science, il faut justement faire abstraction de toute option personnelle. Alors là, nous aurons une objectivité strictement délimitée.
Et nous avons une subjectivité strictement délimitée dans l’univers passionnel. Et nous avons au-delà une connaissance qui est personnelle ou interpersonnelle, c’est-à-dire une connaissance engagée où l’on connaît autant que l’on aime, comme c’est le cas dans les relations humaines. Toutes les relations humaines sont fondées sur une connaissance inter-personnelle qui n’est ni subjective, ni objective mais qui est personnelle, c’est-à-dire qui suppose un engagement, un don de soi qui nous met en face de l’intimité d’autrui sans d’ailleurs la violer, par l’engagement même de notre propre intimité.

Même personne : J’ai l’impression que je me suis mal fait comprendre et que ce n’est pas cela que j’ai voulu dire. Je connais cette acception des mots et l’utilité, mais ce que je voulais dire, c’est qu’il me semble qu’il y a abus de langage quand on dit que la créature « tue Dieu » par le fait qu’elle refuse ou qu’elle se laisse déborder par ses déterminismes. Elle se retire de Dieu, mais ça n’empêche pas Dieu d’exister indépendamment de la créature. C’est ça que j’appelle « objectif ».

M. Z. Mais elle tue Dieu en l’homme ! Elle tue Dieu en l’homme !

Même personne : Dieu n’est pas fonction de l’existence dans la créature. C’est plutôt le contraire !

M. Z. Dieu évidemment existe en lui-même, mais il n’existe, dans l’expérience humaine, que dans la mesure où il vit en nous. Comment le connaissons-nous, sinon comme un événement de notre vie et quand nous sommes sûrs de l’atteindre ?

Même personne : C’est encore un abus de langage ! Dieu existait avant toute création. Ce n’est pas à la création de décider si Dieu existe ou si Dieu n’existe pas ! L’existence est une qualité. Enfin, Dieu n’est pas contingent !

M. Z. Dieu n’est pas contingent, mais encore une fois, je ne le connais que dans la mesure – il s’agit d’une réciprocité – je ne le connais que dans la mesure où je m’ouvre à lui. Si je ne m’ouvre pas à lui, il reste un concept abstrait et sans efficace. Je peux affirmer son existence, ça ne fait ni chaud ni froid, ça ne change rien à rien ! Il ne devient vraiment le Dieu vivant que dans la mesure où je le laisse vivre en moi. Et si je ne le laisse pas vivre en moi, eh bien, il meurt en moi. Et la passion de Jésus-Christ n’est pas un abus de langage ! La passion de Jésus-Christ, c’est l’acte de fondation du Christianisme. Qu’est-ce que veut dire la passion de Jésus-Christ, sinon que Dieu meurt ? Dieu meurt, bien sûr… Encore une fois, j’ai dit dans la Trinité, il ne peut pas mourir, parce qu’il est déjà complètement donné. La mort suppose une liquidation d’une chose que l’on possède encore et le Christ dans son humanité sera la figure et le symbole de ce dépouillement choisi qui est éternel et infini.

Quelqu’un : Il n’y a qu’une seule personne dans le Christ ; il y a deux natures mais c’est bien le Fils de Dieu qui est mort sur la croix.

Toujours le même : On dit le fils de Dieu mais c’est quand même Dieu ! Pourquoi dire le Fils de Dieu et pas Dieu ? [discussion dans la salle] On se heurte à un vocabulaire qui n’a pas les mêmes résonances chez moi que chez vous.

Quelqu’un : On se heurte au mystère de l’lncarnation !

Le même : C’est un vocabulaire !

M. Z. En tous cas l’expérience, l’expérience que j’ai faite plusieurs fois, l’expérience d’un être qui est acculé au désespoir et qui vient à vous comme à sa dernière ressource, vous sentez nettement que, si vous l’abandonnez, il y a quelque chose d’infini qui va périr ! Et bien c’est ça qu’il faut sauver ! Et cet infini dans l’homme, c’est Dieu.

Le même : J’aimais mieux la démonstration de ce matin s’appuyant sur les lumières qui nous parviennent à travers l’étude de l’univers ! Enfin, tout ce qu’on voudra, mais du réel ! Je perçois Dieu à travers ça, mais pas à travers l’infini de nous-même. Tout cela est tellement un rêve ! Les rêves, on peut dire que ça existe, mais ça n’a pas de caractère réel. Il ne manque pas d’ailleurs de choses qui n’aient pas de caractère réel. Une hypothèse scientifique n’a pas de caractère réel tant qu’elle n’a pas été considérée comme commode ou parce qu’elle collait par extraordinaire à certains aspects de la nature. Mais une hypothèse est une construction mentale qui n’a aucune valeur en elle-même comme l’a dit Poincaré. […]

M. Z. Je pense que on ne peut pas dire que le mot d’Augustin : « Tard je t’ai aimée, beauté si antique et si nouvelle, tard je j’ai aimée.. Pourtant tu étais dedans et c’est moi qui étais dehors… », que ce soit simplement un jeu de mots ! C’est une expérience transformante radicale qui le fait passer du dehors au-dedans et où il accède précisément à un moi tout à fait neuf, où il perçoit Dieu comme la vie de sa vie, comme celui qui fait de lui une source et une origine.

Le même : Ce genre d’illumination n’est pas propre au Christianisme. Il y a l’illumination bouddhiste où ils ont exactement les mêmes impressions et la même force.

M. Z. Mais pourquoi le contesterais-je ?

Le même : Bien oui, mais elle ne mène pas aux mêmes conclusions ! Donc je me méfie beaucoup, je ne sens pas la prise du réel à travers ces arguments là. Je la sens à travers le thème que j’ai étudié pendant 20 ans. Alors là, j’ai été absolument en accord, à l’unisson, avec ce que vous avez dit ce matin. Mais hier, ça ne marchait pas !

M. Z. Bien. Mais je pense que c’est une expérience à vivre et que le seul fait de croire à la dignité humaine nous amène à retrouver la Présence de Dieu dans un être humain. Non ?
[Discussion dans la salle]

XW. Est-ce que vous accordez une certaine consistance à la connaissance poétique ou symbolique ? Est-ce que c’est des rêves ?

Y. Qu’est-ce que vous appelez « consistance ? »

XW. Enfin, la poésie est-ce que pour vous c’est vraiment une connaissance vraie ?

Y. C’est comme le bleu d’une flamme.

XW. Eh ! bien, le bleu d’une flamme est-il plus vrai pour vous que les atomes qui la composent ?

Y. La flamme s’éteint, le bleu avec.

XW. Ce sont deux aspects différents, mais non moins réels. Le bleu est aussi réel que ce qu’on peut dire mathématiquement des atomes !

Y. Mais, malheureusement, on a des exemples innombrables d’harmonies et de cohérences qui ne sont pas réels. Et certains êtres mathématiques n’ont jamais eu d’existence réelle, bien que ce soit porté dans le langage quand même chez les mathématiciens. Mais il y a des êtres mathématiques qui n’ont pas de consistance matérielle, qui ont été créés parce que c’est harmonieux et que c’est cohérent. Mais le cohérent n’est pas forcément vrai, alors que le vrai est toujours cohérent ! Le vrai, toujours cohérent ! La création de Dieu est imprégnée de cohérence. […] La connaissance scientifique humaine c’est une approche à l’aide de nos propres moyens humains, ce qui ne veut pas dire qu’on cerne la vérité ! On a la permission par Dieu de faire des constructions mentales qui ont la chance, par la volonté de Dieu probablement – et ça j’y crois – de s’adapter à des phénomènes naturels et d’en prévoir les conséquences alors qu’aucun autre moyen n’aurait pu nous les laisser savoir. C’est ça leur commodité au sens où Poincaré l’entendait. C’est la commodité de l’hypothèse.

Y. C’est un critère de vérité finalement ?

XW. Non. Le critère de vérité, c’est l’adaptation exacte du modèle sur la nature. Une hypothèse est d’autant plus proche de la vérité qu’elle ne laisse échapper aucune expérience qu’elle n’explique pas.

Y. En fait, ce n’est pas tellement du modèle à la nature que du modèle à notre perception de la nature ?

XW. Oui, exact, exact.

XZ. Oui… Mais enfin l’expérience d’un amour par exemple, vous ne pouvez pas le cerner ! Si vous l’avez vécu, c’est une réalité !

XW. Il ne faut pas confondre le matériel et la réalité. Une chose que vous vivez, vous l’avez vue, elle a existé, vous ne la touchez pas. Vous pouvez à la rigueur ne pas la communiquer mais vous, vous l’avez vécue, donc vous lui avez donné l’existence. Et vous ne pouvez pas la vérifier. Vous ne pouvez pas la faire vérifier par quelqu’un d’autre. C’est la différence entre l’existence et ce que vous appelez la nature ou le matériel. C’est deux choses tout à fait différentes. La vie est infiniment plus importante que le simple matériel.

XZ. Oui, mais une autre créature à votre place aurait réagi différemment et l’aurait perçue différemment.

XW. Elle aurait existé.

XZ. Elle aurait perçu autre chose que vous. Elle l’aurait amené à l’existence. Je crois que l’existence est différente de cette simple vie matérielle qu’on peut coucher sur un…La différence entre les deux domaines tient simplement au fait que dans la connaissance scientifique, nous avons des d’outils qui donnent suffisamment de définitions pour serrer le problème avec précision tandis que dans la réalité vécue, à ce moment-là, les outils se mêlent à la réalité elle-même si bien que l’imprécision de la définition est beaucoup plus grande.
C’est d’ailleurs ce que la science appelle le principe de l’incertitude. Quand vous arrivez à avoir un moyen d’investigation qui est à la même échelle que la réalité. A ce moment-là, vous ne pouvez plus mesurer avec précision la réalité. C’est le principe d’incertitude d’Heisenberg.

Une femme. Je pense à l’observation scientifique. Une grande partie est basée sur nos sens, sur nous-mêmes qui utilisons les instruments, mais nos sens nous instruisent et nous trompent à la fois.

Un homme. Bien sûr. C’est pour cela qu’il faut faire attention.
[Discussion dans la salle]

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 29’ 20’’]

YZ. Je constate que moi, j’adhère, j’ai l’impression, enfin j’ai le sentiment d’adhérer beaucoup plus totalement à ce que dit le Père Zundel que certains catholiques traditionnels qui ont des réticences. Et je pense que ça vient peut-être d’une ambiguïté sur la notion de vérité révélée, de Révélation. Je crois que… Je m’excuse si je parle de ces personnes mais, pour beaucoup de mes amis que je connais, mes amis catholiques, la Révélation s ‘est faite une fois pour toutes et son contenu est appris comme quelque chose qu’on apprend à l’école ou dans les livres alors que, évidemment, je conçois davantage une Révélation perpétuelle, enfin sans cesse remise en question et qui se fait à l’intérieur de chacun de nous et je pense au fond que, si la Révélation a un sens, elle n’est pas faite une fois pour toutes et elle n’est pas donnée comme une chose objective et apprise mais elle est une chose à conquérir sans cesse dans l’intimité de l’être.
Mais cela pose tout de même le problème que disait Monsieur et que je posais hier soir implicitement, à savoir que cette expérience « qui est quelque chose en moi plus intime que moi-même », on peut la faire effectivement dans le Samahdi, le brahmanisme et le bouddhisme, le satori, c’est-à-dire que à côté du Dieu unipersonnel, enfin, unitaire des musulmans à côté du Dieu trinitaire des chrétiens, il y a un Dieu impersonnel qui est celui des bouddhistes ou des brahmanistes.

YA. Il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre, c’est cette notion de Dieu n’existant que par nous. Mais alors donc, il est tout amour, il ne peut pas être juge à ce moment-là ! Donc la damnation n’existe pas !

M.Z. Mais la damnation, c’est la condamnation de Dieu par l’homme. Ce n’est pas la condamnation de l’homme par Dieu !

Y. Mais les hommes qui n’ont jamais eu de contact avec Dieu, ce n’est pas de leur faute.

M.Z. Comment savoir qu’ils n’ont jamais eu de contact avec Dieu ? Il suffit qu’un homme s’éveille devant son propre enfant, devant le mystère de la vie de son propre enfant et use de respect, de délicatesse vis-à-vis de la conscience de son propre enfant pour être sur la route de toutes les découvertes.

YA. C’est entendu ! Mais s’il refuse la notion de Dieu, disons même, avec une certaine haine, s’il hait son prochain jusqu’au profond de lui-même – et ça existe, ça existera toujours – que devient cet homme ?

M.Z. Mais ça ne porte pas contre le vrai Dieu. […] Comment ?

YA. Si elle existe contre le prochain ?

M.Z. Il faut savoir quel est le degré de sa responsabilité, comme disait Madame, à quel moment l’homme pose un acte humain, vraiment humain qui l’engage à fond. A quel moment est-ce qu’il n’est pas simplement submergé par son inconscient au point que ses actes ne sont plus des actes originels ? Il est très rare que nous posions un acte vraiment originel.

Une voix : Est-ce qu’on pourrait revenir sur cette idée-là qui m’a beaucoup frappée au passage quand vous l’avez énoncée tout à l’heure ? Nous sommes rarement des hommes, nous sommes à la surface de nous-mêmes ! Est-ce que vous pourriez un peu développer ça ? Est-ce que dans le fond nous avons à rechercher d’être le plus souvent possible humains ? Est-ce qu’il y a un progrès possible dans ce sens-là ?

M.Z. Nous sommes dans un cercle vital n’est-ce pas. Celui qui a perçu une fois ce passage du dehors au-dedans, qui a vécu une fois cette Présence en lui qui le fait passer du dehors au-dedans, il sait qu’il y a une dimension selon laquelle il peut s’épanouir, qu’il y a un chemin qu’il a à parcourir ou qu’il peut parcourir qui est toujours dans la même direction, dans la direction de l’ouverture, du dépouillement, de la désappropriation, de la transparence.
[le son de notre casette est déformé durant quelques secondes : Il lui appartient de se tenir au niveau de cette transformation. S’il n’y a pas une discipline en nous, une discipline de l’attention et du silence intérieur] qui nous met seule au niveau de l’expérience spirituelle, toute la vie se volatilise. Elle devient une vie purement superficielle ou purement passionnelle qui est manœuvrée par l’inconscient, par les impulsions cosmiques et où l’homme cesse complètement d’être l’origine et la source de lui -même.
Je pense qu’il y a une attention d’amour à la Présence divine en nous qui est absolument capitale. C’est cette attention d’amour à la Présence infinie en nous et dans les autres et dans l’univers qui constitue justement la contemplation essentielle. Dès qu’on quitte cette Présence, on retombe en soi-même. C’est inévitable !
Je ne cesse de répéter aux gens qui s’accusent que ce dont ils s’accusent n’est pas leur faute véritable, que la faute véritable, c’est ce décrochement de Dieu, c’est cette absence à l’égard de Dieu, cet oubli de Dieu, cette négligence de lui, ce fait que ils ne sont plus en réciprocité d’amour avec lui et qu’alors ils sont nécessairement livrés à eux-mêmes, c’est-à-dire à leurs limites et à leur moi passionnel.
Parce que le bien est Quelqu’un, n’est-ce pas, le bien est Quelqu’un. Le bien n’est pas quelque chose à faire d’abord, mais c’est Quelqu’un à vivre. Comme le mal est une blessure faite à Quelqu’un !

La voix : La notion de péché n’existe alors que pour celui qui a eu connaissance de Dieu ? Une personne qui n’a pas découvert, qui n’a pas découvert le Christ dans lui-même ou dans les autres, il ne peut pas avoir notion du péché ?

M. Z. Ah ! Je pense que l’homme qui a le sens de la dignité humaine, il est donc sur la route de toutes les valeurs spirituelles et si il méconnaît cette dignité, si il en a eu conscience, il est capable de transgresser. Il commet une faute, parce que il a déjà le sens d’une valeur dont il a fait l’expérience.

Une femme : Jésus a dit : « Si je n’étais pas venu, ils n’auraient pas de péché. »

M. Z. Mais il s’agit de ceux qui s’opposent à lui obstinément.

La femme : « Si je n’étais pas venu, ils n’auraient pas de péché. » C’est quand même énorme !

Un homme : Je crois que saint Paul l’a écrit, en disant : « Le péché est entré dans le monde par la Loi », si je ne me trompe.

M. Z. Ce ne serait pas « Est entré dans le monde par un homme » ? – Non par la loi – Par un homme, mais il dit aussi que la loi en effet, que la Loi provoque le péché, elle allume la concupiscence ! Du moment que je ne dois pas convoiter, je convoiterai précisément pour me libérer de la Loi, pour me montrer plus fort qu’elle, pour refuser enfin cette hétéronomie.

La femme : L’avènement de Jésus-Christ justement invite immédiatement à la connaissance du péché ?

M.Z. Oui, certainement.

La femme : Mais si nous ne nous inquiétons pas d’atteindre, de voir le Christ, Dieu entre nos mains, n’est-ce pas parce que nous ne voyons pas en nous tous, le signe de sa toute puissance, qu’il est le seul qui puisse porter le mal que nous faisons ?

M. Z. Oui, à condition de, d’identifier la toute puissance avec l’amour.

La femme : Voilà, bien sûr ! […?] Je disais : c’est pourquoi nous avons si peur de voir Dieu entre nos mains. Nous croyons le diminuer, en pensant qu’il est entre nos mains parce que nous ne voyons pas en réalité que c’est une perception de sa toute puissance dépouillée. Nous n’avons pas la notion de sa pauvreté autant que de sa grandeur.

M. Z. Oui, parce que sa pauvreté, c’est sa grandeur.

La femme : Je crois que c’est parce que nous ne voyons pas cet autre aspect qu’on a peur de le mettre en pratique.

M. Z. Peut-être.

Autre auditrice : Père, quelle explication donner à la souffrance, non pas la souffrance qui est donnée par l’autre, mais la souffrance fortuite, gratuite, par exemple la souffrance physique. Quelle explication dans le plan de Dieu ? Là, ce n’est pas celui qui a fait un refus d’amour puisque la raison n’est pas de l’autre, ne vient pas de l’autre. Alors quelle est l’explication ?

M.Z. Mais l’explication – si l’on peut parler d’explication d’un mystère aussi redoutable – ce sera toujours que le monde n’existe pas encore, comme nous-même n’existons pas encore. Le monde tel que Dieu le conçoit et le veut n’existe pas encore : c’est un monde disloqué, comme nous sommes disloqués à l’intérieur de nous-même. Le vrai monde serait un monde justement, où toutes les forces convergeraient vers la vie et vers la joie. Si le monde est disloqué et que Dieu en soit l’auteur, d’ailleurs, ce n’est pas lui qui l’a voulu. C’est que il y a une opposition de la part de cette créature, de cette création, angélique ou humaine, une opposition à l’effusion de lui-même, à la communication de lui-même.

Animateur : Est-ce qu’on pourrait peut-être en venir aux dernières questions ? Il y a un problème d’horaire, nous voudrions pour ceux qui veulent célébrer la messe vers midi, il faudrait que le père puisse faire son dernier exposé. […]

Quelqu’un : Est-ce qu’il serait possible de revenir sur le problème de l’enfer, parce que, pour ma part, je le considérais comme un peu un risque et je crois que dans le pari de Pascal, Pascal faisait un peu la même chose. Or vous, vous inversez tout à fait le problème et vous dites que…

M. Z. C’est Dieu qui risque ?

L’interlocuteur : Oui, et ce que l’homme risque finalement, c’est de crucifier Dieu. Mais alors, quel est le problème pour nous ?

M. Z. Mais c’est cela le problème d’amour, précisément. Nous sommes acculés à ce choix : ou de crucifier Dieu ou d’entrer dans le jeu de la grâce et de l’amour.

L’interlocuteur : J’accroche pas.

Voix de femme : C’est dans le jeu de l’amour et de la grâce que Dieu est crucifié?

M. Z. Du monde qui se rebelle.

La même femme : C’est bien dans le jeu de l’amour et de la grâce que Dieu est crucifié?

M. Z. Oui.

Fin de la discussion.

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Publié le 02/05/2018 mai 2018

Déjà publié sur le site le : 03-06/12/2014 – 03/12/2014

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