Comment ne pas répondre à la tendresse de Dieu ?

Proust
raconte, dans Le Temps retrouvé, qu’ayant trempé une madeleine dans une tasse de thé et la voyant s’effriter en miettes, il s’est souvenu d’une parente chez laquelle il avait autrefois pris le thé et qu’au fond de cette tasse de thé, il avait retrouvé tout son passé.

II y a là quelque chose d’extrêmement émouvant : ce pouvoir d’évocation qui fait qu’un cheveu, une photographie, le nom d’une station de chemin de fer, tout cela évoque les mille souvenirs de notre passé qui se reforme et nous transporte à une époque, et vous la fait présente, alors qu’un instant auparavant vous n’y étiez pas.

Je ne sais si cela vous est arrivé de retrouver des visages oubliés, évoqués par une tasse de thé, une silhouette, un journal, un nom, qui a fait jouer les casiers de votre mémoire et vous a replacées en face d’événements oubliés. II est certain que nous sommes notre passé et que si nous l’oublions pour la commodité – nous ne pouvons pas nous charger de tout notre passé – il resurgit parfois d’une façon émouvante ou catastrophique, suivant les cas. Ce peut être un repos de retrouver son enfance, mais cela peut être aussi une catastrophe, parce qu’on peut être envahi par ce passé comme par une condamnation.

Nous sommes nous-mêmes le passé, et ce passé demeure ouvert. Comme le temps est nous et comme ce temps peut se recueillir dans l’éternel, le passé peut se retrouver dans l’éternel.

Sartre, dans Les Mains sales, a donné une très belle image de cette révélation du passé dans le présent lorsqu’il nous représente un révolutionnaire communiste, venu du monde bourgeois et qui se donne au parti communiste, parce qu’il a foi dans la justice et qu’il a rêvé la suppression des deux humanités.

Mais, dans le parti communiste, on se défie de cet intellectuel, on ne croit guère en lui, on lui donne des besognes subalternes, ce qui n’engage à rien. On ne lui confie pas une action, on craint qu’il se dégonfle. Si on accueille volontiers sa conversion au communisme, on se défie de ses capacités. Et Hugo – c’est son nom – enrage d’être ainsi traité.

Enfin, une action se présente, celle d’assassiner un secrétaire du parti dont la politique déplaît. On le délègue, avec sa jeune femme comme secrétaire de ce grand patron, avec mission de l’assassiner. Il est donc accueilli par ce grand patron qui, d’ailleurs, n’est pas sans se douter de quelque chose, qui joue le jeu avec une grandeur magnifique, mais qui demande quand même que Hugo soit fouillé pour savoir s’il ne cache pas d’arme.

Comme il voit que Hugo, portant effectivement sur lui les armes pour le tuer, répugne à être fouillé, il lui dit :  » Donne-moi ta parole d’honneur que tu n’as pas d’arme « . Et comme Hugo la donne :  » Eh bien ! ça va, nous allons travailler ensemble « . Hugo est tellement séduit par ce chef qu’il finit par l’aimer et qu’il tarde à l’assassiner, jusqu’à ce que le parti se fâche et envoie quelqu’un d’autre jeter une bombe sur la maison. Heureusement, cela ne tue personne, mais Hugo comprend qu’il doit faire vite.

D’ailleurs une femme qui, elle aussi, s’est donnée tout entière au parti, Olga, et qui l’aime et veut le sauver, lui dit : « Fais vite, si tu ne le tues pas d’ici à demain, c’est toi qui seras tué  « . II se décide donc, finalement, à faire le coup et pénètre chez le grand patron. Celui-ci, qui sait qu’il va être assassiné, qui a tout deviné, lui dit :  » Ecoute, donne-moi ton pistolet, je me tuerai moi-même « parce qu’il sent que Hugo ne peut pas se résigner à le faire. Mais Hugo refuse et sort, décidé à être plutôt tué lui-même.

Tout serait terminé si la femme de Hugo, qui était cachée sous une table pendant cette discussion, n’avait pas fait au grand patron une déclaration d’amour. Alors celui-ci lui dit :             » Puisque cela te fait plaisir, tu peux bien m’embrasser « . Et il l’embrasse. Au même instant, Hugo entre dans la pièce. Il a l’impression qu’il est joué à son tour et il tue le patron, il le tue parce qu’il croit que celui-ci n’a été magnanime que pour avoir sa femme.

Voilà qu’après deux ans, toute l’histoire revient sur le tapis, parce que le parti communiste a repris exactement le programme préconisé par le grand patron que Hugo avait eu ordre de tuer justement à cause de ses idées. Du coup, Hugo devient gênant, parce qu’il connaît l’histoire. On tâche d’obtenir de lui qu’il affirme avoir tué ce chef non à cause de ses idées, mais parce qu’il en voulait à sa femme. On tâche de transformer cet assassinat en crime passionnel. Hugo, qui est un honnête homme, est très lent à comprendre ce qu’on veut de lui. Quand il comprend, il dit :  » Ah ! non, je ne marche pas. Je comprends maintenant. Vous voulez jeter ce cadavre dans la poubelle et m’y jeter avec lui. Vous voulez qu’il soit mort pour une histoire de femme, alors qu’il est mort pour son parti, mort pour ses principes. Je ne le souffrirai pas !  » Et il se laisse tuer lui-même pour que l’autre ait la mort qu’il mérite.

Ce qui est magnifique dans cette histoire, c’est que l’acte demeure ouvert. Cette mort du grand chef communiste qu’on a voulu descendre, cette mort est en sursis. Le sens qu’elle prendra dépend du choix de Hugo, et quand celui-ci a compris, il refuse, par respect pour son chef, de laisser salir sa mémoire.

Il me semble qu’il y a là une profonde pensée : c’est que l’acte humain demeure ouvert. On peut toujours le reprendre et lui donner une autre signification. Ainsi, dans le mystère de sainte Madeleine, qui était une pécheresse : ses actes coupables, en s’ouvrant sur la personne de Jésus, sont devenus des actes de contemplation, et elle a construit la cathédrale de son amour sur son passé de misère ; et c’est en se retournant vers cette misère qu’elle a pu rendre grâces à Jésus qui était venu à sa rencontre.

Dans la pensée chrétienne, c’est justement la pécheresse qui a été la première à voir Jésus ressuscité et c’est elle qui, après la Sainte Vierge, a été la plus grande des contemplatives.

Cela veut dire que l’acte demeure ouvert et qu’on peut, sur une faute, bâtir la cathédrale de l’amour. Davantage : le péché originel, qui était un acte mortel et définitif, a pourtant appelé la Rédemption qui a été quelque chose de tellement magnifique que nous chantons : felix culpa. L’acte est resté ouvert et, repris par le Christ, il devient un foyer de lumière, si bien qu’à la messe nous disons :  » O Dieu, qui avez créé l’homme dans un état admirable et qui l’avez réformé d’une manière plus merveilleuse encore… » : II y a donc reprise de l’acte, qui lui permet de fructifier dans la lumière et dans l’amour.

Le purgatoire, c’est l’immense espérance qui fait que l’acte humain, cet acte à moitié ou pas du tout libre, qui a empêché la liberté humaine de porter ses fruits, va pouvoir se ressaisir en Dieu et se trouver en pleine lumière.

Ceci a été magnifiquement compris par ce prêtre dont je vous ai déjà parlé qui, à Pompéi, s’est mis à genoux pour faire un acte de contrition. Ce prêtre qui, en I926 ou 1927, s’est mis à genoux pour demander le pardon de péchés commis en 60 ou 70 avant Jésus-Christ, avait compris que ces âmes pouvaient être sauvées par son acte de contrition. Il a eu cette foi profonde que cet acte de contrition n’était pas inutile, et nous pouvons d’autant moins croire qu’il était inutile que nous disons chaque matin :  » Ceci est le Sang de la Nouvelle Alliance  » ; et je pense que, dans le calice, nous tenons toute l’histoire du monde, que tous ceux qui ont passé dans le monde sont rassemblés dans ce calice et que nous pouvons les conduire à la vie éternelle.

Je crois de toute mon âme que ceci s’accomplit et que toute l’histoire se rassemble dans la liturgie, que le Sang de la Nouvelle Alliance rejaillit sur tous les personnages figés dans les livres d’histoire et qui attendent le salut de cette communion que vous allez faire aujourd’hui et demain, parce que rien n’est accompli, tant que l’homme n’est pas définitivement fermé à Dieu.

Il y a là une vision admirable d’un acte qui demeure ouvert, et c’est cela qui est merveilleux dans l’examen de conscience. L’examen de conscience ne doit pas être un épluchage de ses actes en vue de les inscrire dans un grand livre avec doit et avoir pour les présenter au Seigneur au jour du Jugement.

L’examen de conscience ne doit pas se faire en face de nous, mais en face de Jésus. Il ne s’agit pas de nous regarder, mais seulement de nous exposer à l’amour du Christ, et je conçois l’examen beaucoup plus comme une exposition de l’âme à Jésus, parce que l’unique faute que nous puissions faire, c’est de nous détourner de Jésus pour nous retourner vers nous.

Tout le reste suit : dès que je retourne à Jésus, il est naturel que je me dépasse, que je me perde, parce que je suis de nouveau dans le dialogue qui est ma création, où je commence à exister. II est extrêmement important que notre examen de conscience soit seulement l’ouverture de notre action pour qu’elle soit en Dieu. Tout ce qui a été mal fait, que ce soit redressé en son amour, que tout ce qui ne lui a pas été offert, lui soit offert, et que cet amour de maintenant compense l’amour qui a manqué dans le passé.

L’examen de conscience doit rétablir le mariage d’amour plus ou moins compromis par notre fragilité, pour que le Christ illumine toutes les zones d’ombre et que tout redevienne amour.

 Le jugement, ce sera finalement non pas un bilan ; le jugement, ce ne sera pas Dieu qui soupèsera nos actions ; le jugement, c’est nous-mêmes en état d’acceptation ou de refus, et ce n’est pas Dieu qui nous juge, c’est nous qui jugeons Dieu.

II est clair que ce n’est pas l’Amour qui nous juge, c’est nous qui pouvons le crucifier, le faire souffrir, mais lui ne peut que se donner éternellement. Il n’y a donc rien à craindre du côté de Dieu, mais tout à craindre de notre côté. Non pas pour nous, mais pour Dieu !

Du côté de Dieu, ce sera toujours un cœur ouvert, cette tendresse infinie, parce que Dieu ne crée que dans un rayonnement d’amour et pour communiquer son intimité. Si cela échoue, c’est à cause de nous, et pas a cause de lui.

Le temps ne doit pas nous inspirer de terreur. Nous pouvons rassembler tout le passé, quel qu’il soit, et lui donner aujourd’hui une valeur toute nouvelle en en faisant une offrande où notre être tout entier s’engage ; et alors notre passé se recueille dans l’éternel et nous sommes ainsi tout ouverts sur Dieu.

Quant à l’avenir, c’est nous allant à la rencontre de Dieu, et plus notre coeur s’ouvrira, plus nous serons au-delà du temps et de la mort. Maintenant, nous devons constater que nous sommes loin d’éprouver à chaque instant ce sentiment de la Présence de Dieu.

Vous êtes en retraite. Vous l’avez faite avec toute votre générosité et votre attention. Vous avez une volonté de perfection sincère. Vous voulez entrer dans cette voie de sainteté. Ah oui ! Ce sera un beau souvenir qui n’aura pas fait long feu. Il ne faut pas s’en étonner. Il faut reconnaître que c’est là pour nous un grand danger de dire :  » Zut ! puisque je ne puis pas tout de suite arriver, puisque je ne puis pas être sainte ce soir, je renonce. Et puis, après tout, ce n’est pas très intéressant « . Le danger, c’est que nous nous découragions de ne pas être assez beaux pour nous regarder dans le miroir de la perfection en nous disant :  » Ça y est ! « 

Rien n’est plus décourageant. Vous venez de vous confesser, vous l’avez fait avec pleine sincérité et peut-être, justement parce que vous l’avez fait avec un grand effort de sincérité, serez-vous plus exposées après à perdre vos forces, parce que cette concentration que vous avez apportée vous a creusées. Elle a été vraiment quelque chose de difficile. Vous allez peut-être avoir un sentiment d’emportement, et vous voilà désespérées parce qu’en sortant du confessionnal, vous envoyez promener quelqu’un.

C’est là qu’il faut avoir le courage de se porter soi-même. Il faut, pour cela, se résigner à avoir été médiocre, se dire :  » C’est moi, j’aurais voulu bien mieux ! « Mais rien n’est perdu, parce que Dieu n’est pas offensé de ces premiers mouvements qui sont presque le contrepoids d’un effort généreux, voire héroïque, que vous avez fait.

Le premier pas dans la voie de la perfection, c’est d’accepter d’être imparfait, non pas pour s’y résoudre, mais c’est un point de départ. Si vous étiez parfaites aujourd’hui, vous seriez sur le point de votre mort, parce qu’il n’y aurait plus rien à faire.

La seule erreur que saint François ait commise, c’est de croire qu’il pouvait former un ordre avec des gens parfaits, et que ça a claqué. Douze pouvaient s’engager à ne posséder rien, à n’avoir pas de provisions. Ils le pouvaient à douze, mais quand il y avait cinq mille, dix mille religieux, ils ne le pouvaient plus ; et en Allemagne, en France, etc., ils ne pouvaient pas vivre comme des gens qui vivent en Toscane et à douze.

Il fallait la Règle, qui tient compte d’une moyenne générale, qui maintient une moyenne suffisante pour que les meilleurs puissent monter vers le Seigneur, mais qui tient compte aussi que tous ne sont pas des saints au départ. C’est pourquoi le gouvernement de son ordre lui a échappé, parce qu’il était impossible d’établir un ordre sur la sainteté complète, sur la perfection au départ.

Il faut accepter que, dans cette vie, nous soyons imparfaits pour tendre vers la perfection, et que la perfection ne soit jamais acquise d’une manière définitive. Il faut accepter cet écart pour la seule raison qu’il ne s’agit pas de nous, mais qu’il s’agit de Dieu. C’est tout à fait différent.

Si vous avez fait un patatras, si vous avez dit une chose qu’il ne fallait pas dire, c’est la meilleure occasion de dire :  » Seigneur, me voici, c’est bien moi ! Mais cela ne fait rien, je ne vais pas perdre une seconde à me regarder, car si j’ai eu cette défaillance, c’est parce que je ne vous ai pas regardé « . Il faut se dire :  » J’ai été distrait de Dieu, je le regarde ! « 

Chacune de nos défaillances doit être un appel à une union plus profonde avec Dieu. C’est la seule sagesse, la seule vérité, la seule marque d’une perfection évangélique, parce que justement, dans le christianisme, on ne devient pas parfait pour soi, mais la perfection dans le christianisme, c’est la charité, c’est-à-dire un mouvement vers un Autre, vers cette vie divine qui nous est confiée.

Remarquez bien ceci qui me paraît absolument capital, et je vous supplie de l’écouter comme l’essentiel de ce que je vous ai dit : le plus grand danger pour vous, pour moi, c’est justement cet amour-propre extrêmement subtil qui vient se loger dans le cheminement de notre amour pour Dieu :  » Puisque tu as fait un patatras en sortant du confessionnal, tout est perdu !  » C’est la tentation la plus dangereuse, parce que c’est elle qui fait de la perfection une question d’élégance personnelle. C’est la perversion du chemin vers la perfection, parce que, au lieu de ramener cet élan à Dieu, on le ramène à soi. Il est essentiel que nous acceptions nos défaillances. Chaque défaillance est un point de départ vers un amour plus grand.

Aucune de vous, j’en suis persuadé, ne va cuisiner une faute en face de Dieu en se disant :  » Je veux offenser le Bon Dieu !  » Cela n’existe pas. Ce qui arrive, c’est que vous êtes agacée, énervée. et qu’il vous semble que tout le monde vous en veut. Chacune croit que l’autre est mauvaise, qu’elle lui en veut à mort. Evidemment, tout cela se passe normalement et partout où il y a des hommes et où il y a des femmes qui vivent ensemble, et cela n’a rien de scandaleux. Mais si l’on comprend qu’il ne s’agit ni d’elle, ni de moi, mais qu’il s’agit de Dieu, si nous pouvons comprendre que Dieu nous est confié, tout change. Si nous avons cette sagesse, alors oui, Dieu est sauvé, et c’est cela qu’il faut sauver, pas nous, mais Dieu.

Voyez la vie du prêtre. Il n’y a pas un moment où le prêtre puisse fermer son guichet en disant :  » Maintenant, c’est fini « . Ce n’est jamais fini. Il n’y a pas de moment où il puisse dire :  » Je n’ai pas d’argent, je n’ai pas le temps « . Dieu sait s’il est assailli par des tas de gens qu’il a bien souvent l’envie d’envoyer promener. Mais voilà ! Il y a le Seigneur. Nous ne sommes pas là pour nous, mais pour lui. Comment le décevoir, si c’est Jésus-Christ qu’on vient chercher ? Quelle blessure épouvantable pour un homme de penser qu’il cherche Jésus-Christ et qu’il a trouvé un homme fatigué !

Voyez-vous, un jour, une famille de réfugiés est venue trouver le curé d’une paroisse ; et le curé, fatigué d’avoir déjà reçu ce jour-là beaucoup de quémandeurs, dès qu’il les a vus, les a expédiés. C’étaient des réfugiés alsaciens qui venaient présenter leurs hommages au prêtre. L’homme a tellement été blessé de cet accueil qu’il n’a jamais remis les pieds à l’église.

Nous sommes tous prêtres les uns pour les autres, nous sommes tous Christ les uns pour les autres, et c’est le seul motif de la perfection. Il ne s’agit pas de réforme de nous-même, pour nous-même, pour jouir de notre perfection, pour être arrivés. Il s’agit de ne pas entraver la vie divine, de devenir porteurs de Jésus-Christ et de communiquer cette Présence, en nous effaçant en elle.

Dans la vie chrétienne, il n’y a qu’une seule réalité : Jésus est venu, Jésus s’est remis entre nos mains. La vie divine nous est confiée, et Dieu ne peut se rendre présent au monde d’aujourd’hui qu’à travers nous. Comment ne pas répondre à cette tendresse, comment le laisser tomber ? Ce n’est pas possible.

Si nous ramenons le problème à cela, nous trouverons toujours l’énergie nécessaire pour retenir le mot qui peut blesser, et le Christ pourra transparaître en nous et on verra son visage, parce que, sachant qu’il s’agit de lui, nous aurons refusé de laisser tomber Dieu.