Au-delà du Dieu « Tout-puissant », découvrir le Dieu pauvre et intérieur

« conférence de Maurice Zundel au Cénacle de Genève le dimanche 4 février 1968. Non édité. (Les sous-titres sont ajoutés).

Résumé  Cet univers tel qu’il est, n’est pas le véritable monde. La création réelle est en avant de nous. Le seul vrai Dieu est intérieur, sa seule action est celle qu’il exerce au plus intime de nous-même, à savoir l’amour, dans lequel il se donne. Nous prenons les choses du dehors, dans un monde-objet, or Dieu nous ne pouvons le découvrir qu’au-dedans de nous, dans cette libération qui s’établit dans une réciprocité d’amour avec lui. Jésus a inscrit dans l’histoire l’échec de Dieu ; en même temps il révéla un visage entièrement nouveau de Dieu : trinitaire, pur dedans, pauvreté absolue, et Dieu agenouillé.



Enregistrement de la conférence


Commençons par une parabole : un homme construit une maison. Il construit une maison parce que, il va se marier, parce que, il veut justement faire de cette maison qu’il construit le foyer de son amour. Une maison comporte des matériaux visibles et que chacun peut voir. Mais évidemment, le sens de la maison, ce ne sont pas les matériaux. Le sens de la maison, c’est l’amour. Supposez que en cours de route, la femme qu’il aime et qu’il attend, dont il croyait être aimé, refuse, se retire, cesse de l’aimer…. Le sens de la maison est radicalement détruit.

La maison n’avait de sens que d’être le foyer de l’amour. Les matériaux étaient transfigurés précisément par cette signification dernière et ces matériaux auraient, en effet, constitué la maison au sens de valeur, avec toutes les associations affectives que ce terme comporte, à condition justement que il y ait la réciprocité de l’amour. Faute de cette réciprocité, le sens de la maison disparaît et elle n’a plus de signification.

Le Dieu créateur et le Dieu intérieur

Cette parabole nous conduit à envisager le rôle créateur de Dieu. II est évident que l’ambiguïté dont nous souffrons et qui cause en partie la crise de la foi, qui en est peut-être même l’origine, c’est que d’une part nous concevons Dieu traditionnellement comme l’auteur du monde, de toute la machine matérielle que les savants étudient du point de vue du déterminisme, et d’autre part comme un Dieu intérieur, celui que nous rencontrons au terme de cet itinéraire exprimé si magnifiquement par saint Augustin : « Tard je t’ai aimée, beauté si ancienne et si nouvelle. Tard je t’ai aimée, tu étais dedans et j’étais dehors ; et, sans beauté, je me ruais vers ces beautés qui, sans toi, ne seraient pas ; tu étais avec moi, c’est moi qui n’étais pas avec toi. » (Confessions – Livre 10 ch. 27)

Il semble qu’il soit impossible de concilier ces deux aspects : un Dieu souverain qui est à l’origine du monde physique, qui le régit, qui le soumet à son destin, qui en détermine l’histoire du commencement à la fin, et d’autre part ce Dieu intérieur que nous ne connaissons que sous l’aspect d’une libération absolue, puisque c’est en lui, précisément, que nous accédons à nous-même, que nous sommes jetés au cœur de notre intimité et que nous reconnaissons notre dignité comme fondée précisément sur cette Présence adorable dont nous sommes appelés à devenir le sanctuaire.

La création réelle est en avant de nous ; Le Dieu intérieur ne peut accomplir d’autre action que celle qu’il exerce au plus intime de nous-même, à savoir l’amour, dans lequel il se donne.

Si nous continuons la parabole, si nous l’appliquons à cette situation, nous comprendrons en effet que la création réelle est en avant de nous, que le Dieu intérieur, le seul vrai Dieu, ne peut accomplir, ni exercer d’autre action que celle qu’il exerce au plus intime de nous-même, à savoir l’amour, dans lequel il se donne.

Il ne cesse jamais d’être là. Il est toujours déjà là. C’est nous qui ne sommes pas là, comme dit saint Augustin, et il est toujours là comme l’amour qui se donne et qui s’offre. Et ce qu’il veut construire, c’est justement une maison qui soit le foyer de l’amour, ce qui n’est possible que dans la réciprocité nuptiale dans laquelle nous avons à nous engager.

Sans engagement de notre part, il nous est impossible de connaître le sens même de la création du côté de Dieu qui est encore une fois, le Dieu intérieur dont la seule action est l’amour, le don de soi dans la désappropriation absolue de lui-même. Donc de nouveau, nous prélevons sur l’infinité de l’amour, en raison même de nos limites dans lesquelles nous sommes empêtrés, nous prélevons une image du créateur que nous projetons au-dehors, dans un espace imaginaire, et que nous dotons d’une souveraineté qui soumet le monde à son empire.

Il faut réintégrer cette image. Il n’y a qu’un seul Dieu, c’est le Dieu intérieur, et de sa part la création est toujours ce qu’elle est au fond de nous-même, quand nous le découvrons dans notre libération : un don d’amour fondé sur la désappropriation radicale de lui-même.

Tout cela est à prendre d’un seul tenant : le monde et nous.

L’univers aurait une signification entièrement différente, si, il était couronné par un univers de valeur, si toute réalité était illuminée par notre libération. Le monde physique, le monde extérieur, le monde sur lequel se basent toutes nos associations déterministes, ce monde-là est un monde tronqué, comme nous-même, nous sommes un être tronqué. Le monde est aussi bien embryonnaire que nous-même. Car tout cela est à prendre d’un seul tenant : le monde et nous. Nous ne faisons qu’un, nous avons nos racines dans l’univers physique, et l’univers physique se continue en nous, et doit s’achever finalement dans cet univers de valeur, lequel ne peut pas se constituer sans nous, sans notre engagement.

Cela ne veut pas dire que, il n’existe pas sans nous, dans ce sens précis que, dès que nous rencontrons Dieu au plus intime de nous, nous savons qu’il est déjà là, nous savons que c’est lui qui a fait le premier pas, nous savons que c’est son amour qui s’est annoncé au plus intime de nous en provoquant le nôtre.

Cette valeur, bien sûr, ce n’est pas nous qui la constituons en lui, mais nous ne pouvons la reconnaître, en lui comme en nous, que par cet engagement où jaillissant de nous-même dans un élan d’amour, nous nouons avec lui cette relation nuptiale qui fait de notre vie et de la sienne une réciprocité d’amour.

C’est parce que, justement, on fait toujours ce découpage, et c’est inévitable : un satyre qui viole un enfant, qu’est-ce qu’il fait ? Il prélève sur cet enfant — et c’est ça le sacrilège — des éléments biologiques auxquels il est accordé parce qu’il ne connaît pas autre chose. II se taille un univers à sa mesure, celui qu’il est, et il ignore tout le reste qui est l’essentiel : la santé, la dignité de l’enfant.

Cet univers tel qu’il est, n’est pas le véritable monde.

Il est donc certain — et saint Paul d’ailleurs l’avait entrevu lorsqu’il parle de la création comme « étant en gémissements dans l’attente de la révélation de la gloire des fils de Dieu » (Rom. 8:23) —, Saint Paul a une intuition profonde et magnifique que cet univers tel qu’il est, n’est pas le véritable monde, comme Rimbaud disait : « Nous ne sommes pas au monde, la vraie vie est absente. » Il est donc certain que, précisément, le sens de la création ne pourra se livrer que dans la découverte du Dieu intérieur à nous-mêmes, au moment où nous atteignons, à travers lui, à notre libération.

Et cela est capital parce que, si Dieu se tient et n’est connaissable dans sa réalité essentielle que comme la suprême valeur, c’est-à-dire comme le bien absolu, comme l’amour sans limites, le sens de la création ne peut pas être de nous imposer à un univers mais de nous le donner, comme il nous donne à nous-même en se donnant à nous.

Il nous donne à nous-même de la plus belle façon en nous établissant dans ce dialogue où notre relation avec lui est une relation de désappropriation, où, dans le vide que nous faisons en nous, surgit l’espace que sa Présence remplit.

Il est donc impossible de prendre l’univers déterministe, que l’on peut atteindre sans engagement, comme un badaud peut voir les murs de la maison s’élever sans comprendre qu’il s’agit d’un foyer d’amour, sans soupçonner que au fond, l’édifice ne se construit que parce que, il y a comme horizon un foyer d’amour à établir.

On ne peut donc pas se tourner vers ce monde et dire « ça c’est le monde que Dieu a fait ». Ce monde de catastrophes, ce monde de règne de destruction, ce monde où la vie prospère sur la mort, ce monde où toutes les espèces se dévorent, où les hommes s’entre-tuent, ce n’est pas le monde créé par Dieu. C’est un monde tronqué, dont Dieu non seulement ne porte pas la responsabilité, mais dont il est victime, comme Jésus nous l’apprendra.

Nous prenons les choses du dehors, dans un monde-objet… Dieu, nous ne pouvons le découvrir qu’au-dedans de nous, dans cette libération qui s’établit dans une réciprocité d’amour avec lui.

Donc l’ambiguïté vient de ce que nous superposons de nouveau deux ordres : nous prenons les choses du dehors, dans un monde-objet et nous voulons que Dieu en soit responsable ; et d’autre part, ce Dieu nous ne pouvons le découvrir dans une expérience effective et sans cesse renouvelable, que au-dedans de nous, dans cette libération qui s’établit dans une réciprocité d’amour avec lui.

Dieu est toujours le même Dieu, intérieur, désarmé, fragile, donné, offert, toujours déjà là. C’est nous qui ne sommes pas là.

Nous allons retrouver d’ailleurs toutes ces données en abordant le problème du Christ. On ne peut pas l’aborder sans « crainte et tremblement » (Eph. 6:5). C’est certainement un des sujets qui a été le plus mal traité, non seulement par ceux qui s’opposaient au Christianisme, mais par les chrétiens eux-mêmes. Aucun sujet n’est plus difficile que celui-là. Qui est Jésus et comment l’atteindre ?

Le problème du Christ —, les documents

Il faut tout de suite remarquer que l’histoire est partagée en deux, selon que, elle précède ou suit la naissance de Jésus-Christ. Qu’elle est l’événement colossal qui peut justifier une telle partition de l’histoire, une telle division de l’histoire, avant et après Jésus-Christ.

Pour nous éclairer, nous avons l’expérience chrétienne, d’aujourd’hui, et celle qui nous a précédés. Nous avons l’expérience apostolique. Nous avons les documents qui constituent le Nouveau Testament. Les documents étrangers au Christianisme sont très rares, et ils ne sont que le reflet déformé des documents chrétiens. Donc nous sommes finalement limités aux documents chrétiens, c’est-à-dire aux témoignages de la foi chrétienne sur elle-même. Il ne faut pas démordre de cette position : les documents dont nous disposons sont des témoignages de la foi.

Il ne s’agit nullement d’écrits scientifiques, c’est-à-dire d’écrits dans lesquels l’auteur ne serait pas engagé. Les écrivains du Nouveau Testament, quels qu’ils soient, sont engagés à fond dans ce qu’ils écrivent, puisque, ils n’écrivent que pour témoigner de leur foi, la confirmer et la répandre.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 14’ 40’’]

Il sera donc extrêmement difficile d’en avoir l’intelligence sans la foi. Sans la foi, on pourra évidemment établir la date des manuscrits, la filiation éventuellement d’un texte à partir d’un manuscrit primitif retrouvé ou supposé. Et comme on n’a pas de manuscrit qui date de l’époque même où le Nouveau Testament, a été pour la première fois, mis sur un parchemin ou sur un papyrus, comme on n’a pas de documents de l’époque même, disons du premier siècle, tels quels, je veux dire matériellement conservés, on remontera par des textes, mettons des Pères Apostoliques, par des citations qu’ils font, on remontera aux tous premiers témoignages. Mais de toutes façons, on ne sortira pas de là : ce sont des témoignages de foi que, finalement, la foi peut seule entendre.

Il n’en reste pas moins que il est très précieux d’avoir recours à l’épigraphie, de dater exactement les manuscrits, de classer les genres littéraires : les lettres ne sont pas des récits, les récits peuvent être des paraboles, peuvent être des apocalypses, peuvent être des midrash ou des midrashim. Il y a plusieurs genres littéraires qui sont associés dans les documents du Nouveau Testament. Il importe de les distinguer.

On peut imaginer une tradition orale, être probablement, c’est ainsi que l’Évangile a circulé d’abord : oralement, comme une tradition qui s’est peu à peu fixée par des écrits probablement très fragmentaires, qui se sont agglutinés, et qui ont subi finalement une rédaction définitive par des auteurs connus ou inconnus, qui avaient leur théologie, qui avaient leur pensée, qui avaient leur visée, qui avaient alors leur conception de l’apologétique.

Vous n’avez qu’à ouvrir saint Matthieu pour voir que, il est constamment préoccupé de la vérification des prophéties. Ces documents d’ailleurs se situent à des époques différentes. Vous savez que saint Marc est bien plus primitif par rapport à saint Jean. Et on le sent, c’est-à-dire que ces documents reflètent l’état de la foi à l’époque où ils ont été écrits.

Il est de toute évidence que l’Évangile de saint Jean a une tendance à dérober, à masquer le caractère de faiblesse de Jésus. Il ne nous rapporte pas l’agonie de Jésus-Christ parce que son Évangile se situe à une époque où déjà l’affirmation de la divinité de Jésus-Christ semble être incompatible avec des manifestations de faiblesse, comme ceux dont nous donnent le spectacle les Évangiles Synoptiques, devant l’agonie et dans la crucifixion.

Il y a des mots qui ont été omis. Le fameux mot de saint Marc : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? » dit Jésus au jeune homme qui vient l’interroger sur le sens de la vie éternelle. « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Dieu seul est bon. » (Mc. 10:18) Ce mot n’a pas été retenu par les autres Évangélistes, qui l’ont édulcoré, qui l’ont transformé, précisément parce que ils ont écrit à une époque où ce mot avait quelque chose de choquant par rapport à ce que la foi reconnaissait en Jésus-Christ.

Nous avons donc là affaire à une foi qui se déplace, qui se précise, qui s’explicite, qui se propage, qui se défend, qui argumente, et qui argumente certainement selon l’occasion. Les adversaires que supposent l’Évangile de saint Jean ou les lettres de saint Jean, qu’elles soient de lui ou d’un d’autre peu importe, mais enfin les documents qui portent ce nom, supposent d’autres adversaires que saint Matthieu, dont l’horizon est beaucoup plus juif et supposent une polémique anti synagogale.

Ces documents donc, sont très composites. Ils sont faits d’amalgames, ils remontent à des époques différentes. Ils constituent différents seuils de la foi. Mais, de toute façon, ils sont des témoignages de la foi et cette foi, sur quoi porte-t-elle ?

Et là, nous allons nous trouver devant un paradoxe, c’est que tout le Nouveau Testament, et les Évangiles en particulier, sont ambigus. Parce que d’une part, ils reflètent la foi du moment où ils ont été écrits, et parce que d’autre part, ils reflètent la vie de Jésus qu’ils prétendent bien narrer et nous présenter, à travers la foi du moment.

Jésus, c’est Quelqu’un dont on vit actuellement… Comme il est naturel que vivant dans le présent de Sa présence, il est normal qu’on le voie à travers la foi du moment.

C’est bien naturel puisque Jésus, c’est Quelqu’un dont on vit actuellement. Ce n’est pas quelqu’un que l’on va chercher dans le passé comme si il n’existait qu’au passé. Comme il est naturel que vivant dans le présent de Sa présence, puisque il est au centre du culte et de la vie chrétienne, il est normal que, on le voie à travers la foi du moment.

La situation historique

Mais si nous pouvons essayer de ressaisir ce qui appartient à la couche la plus primitive, l’ambiguïté ne fait que s’accroître et vous allez comprendre immédiatement si vous vous rappelez la situation dans laquelle se situe la carrière publique de Jésus. Nous sommes dans un pays occupé. Le joug de Rome se fait sentir. Ce joug est particulièrement odieux, parce que c’est le joug des païens, des incirconcis, des impurs dont la seule présence est une souillure.

Vous vous rappelez comment, dans l’Évangile de Jean, les autorités se tiennent à l’égard du prétoire, au moment du procès de Jésus. Ils ne veulent pas entrer dans ces lieux où se tient le Gouverneur qui est obligé de sortir de son tribunal pour prendre langue avec eux, parce que ils ont le sentiment le plus aigu et le plus douloureux de l’impureté. La suprême déchéance pour eux, c’est d’être les sujets d’un peuple païen et impur. Que leur reste-t-il d’autonomie ? Ce qui leur reste d’autonomie, c’est leur foi religieuse ; ce sont leurs traditions, ce sont leurs coutumes, c’est le Temple, les sacrifices du Temple, les prédications synagogales, les écoles synagogales, tout ce qui se rattache enfin et gravite autour de la religion. Et c’est leur seule défense !

Quand ils veulent créer une affaire à Rome, ils prennent immédiatement un prétexte religieux. Ils se soulèveront lorsque Pilate fera entrer les aigles romaines dans la région sacrée où se trouve le Temple (Josèphe, La guerre des Juifs, II; 9,3), et finalement le pouvoir romain les aura retirées.

Rome sait très bien que la dernière chose qu’il faille susciter chez un peuple sujet, c’est le fanatisme religieux. Les Romains sont donc prudents, ils se gardent d’entrer dans ces affaires, d’exciter le sentiment religieux qui constitue le seul moyen, pour les juifs occupés, d’affirmer encore une certaine autonomie.

Dans cette situation, évidemment, de pays résistant, il y a des maquis, il y a des révolutionnaires, il y a des gens qui se présentent comme Messie appelé à délivrer le peuple, il y a une attente, un miracle qui se produira. Enfin, la toute-puissance de Dieu doit se manifester un jour en faveur de son peuple élu. Il ne sera pas rejeté pour toujours. Il y aura une intervention qui, à la fois, liquidera les pécheurs juifs et boutera les romains hors du territoire. Alors commencera un âge de pureté dont Sion, une Jérusalem restaurée, est redevenue fidèle à son Dieu, qui couronnera son peuple, en fera le premier peuple du monde. « Toutes les nations accourront à Jérusalem » (Jer. 3;17) pour y puiser la Sagesse, sachant que là, coule d’une façon débordante, la Parole de Dieu.

La mission : inscrire dans l’histoire l’échec de Dieu

Comment, dans cette situation, le Christ pourra y introduire sa mission, car quelle est sa mission ? Sa mission est cette chose absolument paradoxale, folle a priori et selon les conceptions humaines. II va inscrire dans l’histoire l’échec de Dieu. C’est précisément cela sa mission : d’inscrire dans l’histoire l’échec de Dieu.

Il est donc absolument impossible qu’il parle de cet échec de Dieu sans se faire lyncher immédiatement. Sans que, il ne puisse faire aucun disciple. Il sera donc obligé constamment de louvoyer, de s’appuyer sur des espérances, pour susciter justement un mouvement qui un jour prendra la relève, et en même temps de dépasser ces espérances, de les démentir éventuellement, ce qu’il ne fera qu’avec une extrême prudence en face de ses disciples, qui d’ailleurs, renâcleront, refuseront la perspective même de la croix dès que elle est énoncée par Jésus.

Il y aura donc un mouvement continuel de bascule, ou une tentative d’ouvrir une brèche dans l’attente messianique, qui devra être compensée par des promesses, tirées d’ailleurs de la Tradition, où le “Fils de l’Homme” apparaîtra triomphant, encore qu’on ne sache pas bien sûr qui est ce “Fils de l’Homme”. Tout cela demeure très ambigu, nous voyons dans la foule, au moment de ce que les Synoptiques appellent “les Rameaux”, dans saint Jean, des gens qui disent : « Mais qui est ce Fils de l’Homme ? Qui est ce Fils de l’Homme ? On ne sait pas bien qui c’est. Est-ce que c’est Jésus qui parle du Fils de l’Homme, est-ce que c’est lui ou un autre ? » (Jn. 12:34)

Tout cela demeure en suspens et vous savez que le Baptiste lui-même est dans l’anxiété la plus profonde au cœur de sa prison. Il se demande finalement, si c’est bien celui qu’on attendait. Car enfin, il avait annoncé, lui, le Baptiste, précisément, ce jugement foudroyant qui devait manifester la toute-puissance de Dieu, anéantissant à la fois les pécheurs et les occupants, et restaurant sa royauté sur un pays purifié.

Jésus n’en fait rien. Il atermoie. Rien ne se passe, rien ne se produit de ce qu’on attendait. Est-il vraiment celui qu’on attendait ? Et vous vous rappelez la réponse de Jésus qui fait appel à Isaïe, avec une ironie pleine d’amour et de douleur, qui fait ensuite l’éloge du Baptiste dans des termes incroyables, pour conclure de la manière la plus abrupte : « Oui, le plus grand, le plus grand des prophètes, mais le plus petit dans le Royaume est plus grand que lui. » (Mt. 11:11)

Donc il y a un clivage. La Nouvelle Alliance est tellement différente de l’Ancienne, elle dépasse tellement l’Ancienne qui lui est ordonnée d’ailleurs comme le pédagogue [par rapport] à l’âge adulte, que le plus grand des prophètes qui touche à la réalisation des promesses est plus petit, étant donné l’ordre auquel il se rattache, que le plus petit dans la Nouvelle Alliance parce que elle va révéler de Dieu un visage tout à fait inconnu.

La mission de Jésus donc ne peut progresser que par une suite d’ambiguïtés qui fait que rien n’est plus difficile que de trouver à travers les textes le cheminement de cette Révélation incroyable dont saint Paul dira avec raison qu’elle est « un scandale pour les juifs et une folie pour les païens ». (1 Cor. 1:23)

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 29’ 30’’]

En Jésus lui-même, comment tout cela s’articule-t-il ? À voir le récit de la passion, il est clair que si Jésus avait une connaissance dans une zone intemporelle de son Esprit, une connaissance assurée de la catastrophe finale — qu’il a laissée entendre à plusieurs reprises —, quand elle s’est produite, il l’a vécue avec toute la nouveauté d’un événement atroce, si atroce d’ailleurs qu’il a demandé à en être délivré.

Jésus, sa mission était de révéler l’échec de Dieu. Cela veut dire qu’il révèle de Dieu un visage entièrement nouveau.

Mais justement, sa mission était de révéler l’échec de Dieu. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il révèle de Dieu, un visage entièrement nouveau que nous pouvons saisir immédiatement dans le monothéisme trinitaire.

Révélation du monothéisme trinitaire

On dit facilement que le monothéisme de l’Islam, celui du Judaïsme et du Christianisme constituent un fonds commun. Massignon, notre ami, le disait volontiers, on le répète après lui et le Cardinal König l’a dit au Caire. Est-ce bien vrai ?

Il est certain que, il y a une distance énorme entre un monothéisme solitaire où un Dieu se regarde et s’admire et se pose comme le souverain, et un monothéisme trinitaire où Dieu ne se regarde jamais et où toute la vie [divine] est pure désappropriation, pur élan de l’Un vers l’Autre dans la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Et c’est justement cela qui est l’arrière-plan de l’Évangile éternel, c’est que Jésus-Christ nous apporte de Dieu une Révélation profondément et entièrement nouvelle. Le Dieu qu’il nous révèle, le Dieu qu’il expérimente au plus profond de son être — je parle de son humanité — est un Dieu trinitaire, c’est un Dieu qui est une communion d’amour, c’est un Dieu qui n’atteint à soi que virginalement dans la désappropriation totale. C’est un Dieu qui est Dieu parce qu’il est cette suprême valeur d’amour où tout est radicalement donné. Et c’est un Dieu intérieur à nous-même, dont il parle à la samaritaine comme une source qui jaillit en vie éternelle et c’est un Dieu dont notre âme est le sanctuaire et devant laquelle Jésus lui-même est à genoux au lavement des pieds.

Le vrai Dieu n’est pas là-haut, dans un ciel spatial, développé en dehors de nous, mais au-dedans de nous.

Là, nous atteignons le sommet de la Révélation dans ce brusque développement fulgurant parce que maintenant tout est perdu, il n’y a plus rien à ménager. Nous sommes à la veille de la passion, à la veille de la catastrophe. Il faut mettre les disciples qui se berçaient d’illusions, de s’asseoir sur des trônes, de juger les tribus d’Israël, de partager la gloire de leur maître, il faut les mettre en face de l’évidence : tout va finir dans la catastrophe. Alors Jésus est à genoux devant eux pour qu’ils sachent que, justement, le vrai Dieu n’est pas là-haut, dans un ciel spatial, développé en dehors de nous, mais au-dedans de nous. Susceptible d’être découvert seulement quand nous passons du moi possessif au moi oblatif, quand nous devenons enfin nous-même, que nous cessons de subir notre existence en la donnant à celui qui se donne au plus intime de nous.

[mots effacés : Il n’est pas question de] se scandaliser de ce fait que l’échec de Dieu soit au centre et au cœur de l’Évangile, parce que justement, le Dieu que nous atteignons dans notre libération est un Dieu qui est totalement donné, un Dieu qui ne s’impose pas, un Dieu qui était déjà là sans nous contraindre, un Dieu qui se révèle au moment justement où nous sommes délivrés de toute contrainte, de toute limite, de toute frontière et où nous ne sommes plus qu’un élan d’amour vers lui.

Ce Dieu qui est l’assise fondamentale de toute valeur, qui est la suprême valeur, qui est donc l’amour, qui n’est qu’amour, il est normal qu’il échoue si son action ne peut s’engager qu’à travers une réciprocité d’amour. Où l’amour peut-il se poser, sinon dans l’amour ? À qui une intimité peut-elle se révéler sinon à une autre intimité qui l’accueille ?

Dieu pur dedans

Et Dieu, comme dit Augustin, est «intus» il est un pur dedans C’est donc au dedans, seulement au dedans qu’il peut se révéler. Et, dès là que nous ne sommes pas au dedans, il échoue. Il échoue tous les jours dans notre vie, à chaque instant du jour, il échoue.

Il est toujours là, et pourtant nous ne l’exprimons pas. Il est là, et nous faisons comme s’il n’était pas là. Il est là, et ce que nous voyons dans les autres, c’est la surface de leur être. Nous les atteignons du dehors, en les blessant, ou en leur faisant violence, ou en les maintenant à la surface d’eux-mêmes. Il échoue tout le temps dans la mesure même où nous ne sommes pas encore authentiquement nous-même.

Nous voyons donc par-là, et c’est ce que les documents du Nouveau Testament manifestent mal, parce que ils ont été justement écrits par des hommes élevés dans l’Ancien Testament, élevés dans le monothéisme unitaire.

« on va au Père par Jésus-Christ », comme si le Fils n’était pas Dieu à l’égard du Père… Il est clair que Dieu est Trinité, ou rien ; indivisiblement, parce qu’il n’est qu’une communion d’amour.

Nous le voyons d’ailleurs jusqu’aujourd’hui dans les oraisons liturgiques de l’Église, « on va au Père par Jésus-Christ », comme si le Fils n’était pas Dieu à l’égard du Père, comme si la divinité pouvait être divisée, comme si le Père était plus créateur que le Fils et le Fils plus rédempteur que le Saint-Esprit et le saint Esprit plus sanctificateur que le Fils ou le Père ! Toutes ces divisions sont des appropriations qui tiennent à nous. Il est clair que Dieu est Trinité, ou rien. Indivisiblement, parce qu’il n’est qu’une communion d’amour et qu’en lui toute la vie, toute la vie est donnée.

Nous, nous sommes des personnalités inchoatives (1), commençantes, intermittentes. Nous sommes accrochés à la vie parce que nous sommes portés par des forces cosmiques. C’est très rare que nous nous portions nous-même. Notre personnalité transparaît que de temps en temps. Mais l’épine dorsale de notre existence nous est fournie, presque toujours, par l’univers ; en Dieu, si l’on peut dire, l’épine dorsale est fournie par la désappropriation radicale.

Dieu ne subsiste que dans ce vide infini qui fait qu’il est entièrement libre de soi parce qu’il n’adhère à soi que virginalement, à travers le don qu’il est le Père au Fils, le Fils au Père dans l’unité du Saint-Esprit qui respire l’un et l’autre. C’est ce Dieu-là qui est le Dieu de Jésus-Christ et l’erreur qu’on a commise de nouveau ici, c’est de superposer deux ordres incompatibles. En partant du Dieu extérieur, posé comme le créateur de l’univers matériel, on s’est demandé comment il était venu sur la terre, comment il s’était fait homme et on a posé là, quantité de problèmes inexistants qui ont troublé l’esprit.

Que justement, ce que Jésus nous apprend : le Dieu qu’il nous révèle est toujours déjà là. C’est nous qui ne sommes pas là. Il est dedans, c’est nous qui sommes dehors, comme dit Augustin. Il n’avait donc pas à venir à l’homme, c’était à l’homme à aller à lui. Mais comment l’homme pourra-t-il aller à lui ? Et nous le voyons bien : nous allons à lui quand nous nous désapproprions de nous-même, quand nous ne sommes plus que un regard d’amour vers lui. Et puis nous refluons, nous retombons dans notre moi et tout s’éteint. Pour que l’homme allât parfaitement à Dieu, il fallait qu’il fût radicalement désapproprié de lui-même, et c’est cela que signifie l’Incarnation.

On a tant parlé de la divinité de Jésus-Christ ! C’est celle qui est en nous comme en lui, autant en nous qu’en lui, mais c’est nous qui ne sommes pas en elle.

On a tant parlé de la divinité de Jésus-Christ. La divinité de Jésus-Christ, c’est celle qui est en nous comme en lui, autant en nous qu’en lui, mais c’est nous qui ne sommes pas en elle.

Donc cette éternelle divinité, toujours présente, toujours déjà là, nous l’atteindrons toujours au fond de nous-mêmes dans l’humanité de Jésus-Christ. Elle a été parfaitement, souverainement révélée, parce que cette humanité a été constituée dans une dépossession radicale, du fait précisément que, elle n’est plus liée à soi, que par la pauvreté infinie qui est Dieu, puisque justement l’Incarnation, dans la perspective du dogme chrétien — je veux dire l’expérience chrétienne exprimée dogmatiquement — la divinité de Jésus-Christ est conçue comme une union de l’humanité de Jésus avec la personnalité du Verbe, sans confusion de la nature divine et de la nature humaine, comme dit le Concile de Chalcédoine.

Qu’est-ce que c’est que la personnalité du Verbe ? C’est l’offrande éternelle où le Verbe se désapproprie en se donnant au Père et c’est ce don qui constitue toute la personnalité du Verbe. C’est cette désappropriation infinie qui est l’épine dorsale, si je puis dire, de l’humanité du Christ.

Il subsiste, il se tient dans l’être, il n’a de rapport à soi-même — je parle l’humanité n’a de rapport à elle-même — que à travers cette pauvreté radicale, infinie, absolue, qui fait que elle ne peut dire “je” et “moi”. Elle le dit “je” et “moi” que dans l’Autre, selon le pressentiment de Rimbaud : « Je est un autre. » (Rimbaud, lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871)

À travers la pauvreté absolue se dégage le visage de Jésus

C’est donc à travers la pauvreté absolue que se dégage le visage de Jésus-Christ. Dieu transparaît en lui, le Dieu intérieur, le Dieu-Esprit, le Dieu-vérité, le Dieu-amour, le Dieu qui nous attend, le Dieu qui est à l’horizon de toutes nos aspirations, le Dieu en qui nous avons notre vrai moi, mais par intermittence, tandis que Dieu n’en a pas d’autre. Et c’est pourquoi Jésus-Christ est la Révélation parfaite dans cet univers interpersonnel où la connaissance répond à l’engagement.

L’engagement en lui est total, infini, absolu, indépassable puisque il n’a d’autre lien avec soi — je parle toujours de l’humanité — que ce moi divin. Nous, nous sommes liés à nous par notre complicité, presque toujours, et qu’aucun lien n’est plus obscur, plus tyrannique et plus éloigné de notre libération.

Quand nous sommes libérés, c’est que Dieu devient le lien avec nous-même. Sporadiquement, par intermittence, mais il devient le lien avec nous-mêmes: « Je deviens un Autre » pour un moment, en Jésus-Christ. Il n’y a pas d’autre expression de la personnalité que cette désappropriation qui résulte de la subsistance dans la personnalité, c’est-à-dire dans l’éternelle pauvreté qui constitue le Verbe de Dieu.

Nous voyons donc que, en Jésus nous sommes à la limite de nos aspirations. Nous aspirons tous, finalement, à être délivrés de nous-même. Nous voudrions bien subsister dans cette libération totale et nous voyons bien qu’il faut la reconquérir sans cesse en Jésus. Elle est absolue, mais cela veut dire, du coup, que Jésus est chargé de tous les autres.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 45’ 00’’]

Toute grâce est une mission et les biens de l’Esprit ne subsistent qu’en étant donnés. Jésus, l’humanité de Jésus-Christ, qui a reçu cette plénitude, est aussi engagé à fond dans l’histoire, dans l’univers, dans la création. Il en est la réponse. Il en est le répondant, il en est le responsable en quelque sorte, et il va le payer du prix de cette passion inimaginable où toutes les fautes de l’histoire se totaliseront et tomberont sur ses épaules jusqu’à la nuit obscure, absolue de cette agonie effroyable qui n’a pas de nom, qui se terminera par le cri : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt. 27:46)

Nous voyons donc clairement que Jésus-Christ ne peut se confondre spirituellement, ne peut s’atteindre du dedans et ne se présente à la foi — à la foi, c’est-à-dire à la connaissance de la foi — que sous cette forme d’échec, de désappropriation, de pauvreté absolue, et comme dit Pascal : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là » (Pensées, Le Mystère de Jésus), c’est-à-dire que nous voyons clairement maintenant que Dieu ne peut être que du côté des victimes ; que le mal, ce n’est pas la désobéissance à un ordre, comme le récit de la Genèse le donnait à entendre au commencement du film pédagogique ; que le mal, c’est une blessure faite à un amour, une blessure faite à un amour qui est sans défense et qui, au moment où il est tué par le refus d’amour, offre sa vie pour celui qui le tue.

Dans l’histoire de Jésus-Christ, la divinité apparaît comme elle apparaît au plus intime de nous-même : fragile, désarmée, sans pouvoir faire autre chose que de continuer de s’offrir pour ceux-là même qui la refusent.

C’est dire que dans l’histoire de Jésus-Christ, dans la carrière de son humanité, la divinité apparaît justement comme elle apparaît au plus intime de nous-même : fragile, désarmée, toujours susceptible d’être refusée, sans pouvoir faire autre chose que de continuer de s’offrir pour ceux-là même qui la refusent… jusqu’à en mourir… [manquent ici quelques phrases non enregistrées] … et je sais bien que Jésus est le vainqueur de la mort dans la foi apostolique. Il est le vainqueur de la mort, mais encore il y a une énorme ambiguïté : il faudrait définir ce que c’est que la mort.

Il y a toute une expérience de la mort à vivre, et de la mort du Christ en particulier, qui est un événement spirituel, car Jésus est mort, non pas de ses blessures visibles, il est mort de cette nuit intérieure qui comme dit saint Paul dans une intuition fulgurante : « Jésus a été fait péché. » (2 Cor. 5:21). Il a été fait péché, il s’est senti identique avec le mal dont il était absolument innocent, mais il était le contrepoids d’amour qui devait le neutraliser, le réparer, et nous faire virer vers l’amour, en nous révélant le vrai visage de Dieu.

Comme sa mort est au fond en contradiction, la mort est la meilleure contradiction avec sa subsistance [?…]. Comme il est, en raison même de cette union si profonde, en raison de cette pureté absolue qui est en lui, comme il est selon le mot de saint Pierre « le Prince de Vie » (Act. 3:15), il ne devait pas mourir. Mais il est mort pour nous, il est mort de notre mort, il est mort d’une mort de substitution, et il retrouvera la vie d’ailleurs, sous une forme impossible à définir dans des termes objectifs.

De nouveau, qu’est-ce que c’est que la vie ? Qu’est-ce c’est que l’amour ? Comment se révèle une intimité à travers un visage ? Que signifie la survie dans un monde où l’on est détaché des besoins matériels ? Il y a là quantité d’aspects qui ne sont même pas évoqués dans le Nouveau Testament, mais qui naturellement seront suggérés à l’âme attentive, une fois [qu’elle est] en Jésus, la suprême révélation d’un Dieu tout intérieur à nous-même et qui est le visage de l’éternelle pauvreté.

Jésus second Adam

De là d’ailleurs que [de] cette pauvreté absolue, surgit la stature du second Adam. Et c’est une chose prodigieuse, justement, que Jésus-Christ soit le Fils de l’Homme, cette fois en l’entendant au sens le plus fort, c’est-à-dire l’Homme pas seulement un homme, mais l’Homme, l’Homme qui contient toute l’humanité. Et en effet Jésus-Christ contient toute l’humanité dans la mesure où il est radicalement désapproprié de soi. Notre univers à nous est tout petit. Il tient exactement aux êtres qui nous sont nécessaires pour vivre. Aux quelques êtres qui nous sont nécessaires pour vivre. Les autres font partie du décor, et au fond n’existent pas.

C’est pourquoi, tant que ceux qui nous sont nécessaires ne sont pas atteints et que nous-mêmes sommes préservés, tout va bien, le monde est heureusement construit. Jésus-Christ, lui, précisément parce que il n’a pas de frontière, parce que il est un vide infini, peut totaliser toute l’histoire dans sa personne, toute l’humanité dans son amour, rendre contemporaines toutes les générations et introduire dans le monde un autre espace, un espace d’amour qui tient en un seul point et qui est hors du temps.

Lorsque vous rencontrez un être désespéré et que vous entrez dans sa souffrance physique ou morale, vous pouvez percevoir l’identité de la valeur qui se joue en lui et en vous. Le grand péril chez un désespéré, c’est que justement il s’ôte la vie, qu’il mette un terme à l’expérience et qu’il empêche en lui la manifestation de cette valeur dont chacun est appelé à être le révélateur.

Et vous sentez bien que cette valeur en lui et en vous, c’est la même, c’est la même : vous n’êtes pas dehors, je veux dire en dehors de lui, ni en dehors de vous, vous coïncidez en un seul point, en une seule Présence, en un seul trésor qui nous est confié à l’un et à l’autre, et à tous.

Jésus, second Adam, c’est la même chose que de dire Jésus Fils de Dieu, et ce sont deux aspects de cette pauvreté radicale, absolue…, le rendant présent à toute l’humanité… Lui seul peut être le rassembleur…, en raison de cette immensité d’amour qui le rend intérieur à tous et à chacun.

Jésus peut justement réaliser cet espace qui tient en un point en condensant le temps dans le même point, parce que, il est intérieur, intérieur à toutes nos dispersions, qui vient [?] de l’expansion matérielle. L’intériorisation vient de la désappropriation qui est le sommet de l’amour. Jésus, second Adam, c’est la même chose que de dire Jésus Fils de Dieu, et ce sont deux aspects de cette pauvreté radicale, absolue, infinie, indépassable, qui va jusqu’à la racine de son humanité en le rendant présent à toute l’humanité, à toutes les générations, à toutes les créatures, à tout l’univers, à tous les mondes.

C’est pour cela qu’il peut être, comme nous le voyions ce matin, qu’il peut être le rassembleur. Lui seul peut être le rassembleur en raison même de cette illimitation, en raison de cette immensité d’amour qui le rend intérieur à tous et à chacun. C’est dans cette mesure que Jésus-Christ nous atteint dans l’actualité la plus brûlante, il nous atteint précisément comme le ferment d’une libération qui n’a de sens que dans l’amour.

J’ai dit mille fois que le Lavement des pieds constituait la plus haute transmutation des valeurs, puisque elle nous montrait un Dieu agenouillé — à travers l’humanité de Jésus-Christ — agenouillé devant l’humanité et nous appelait à une grandeur pareille, c’est-à-dire dans la même direction, une grandeur d’amour dans le dépouillement qui est simplement l’espace où l’amour respire.

C’est quelque chose d’infiniment important, si nous devons être les créateurs de nous-même, c’est-à-dire établir ce réseau de relations où notre liberté s’accomplit dans une libération totale de nous-même.

Ce n’est pas en concurrence avec un Dieu qui est le maître et le souverain de l’univers, parce qu’Il ne l’est pas. Il est celui qui donne l’univers en se donnant à lui. Et qui nous appelle à être ce qu’Il est : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mat. 5:48). À être ce qu’il est, justement en faisant le vide en nous.

Et il n’y a pas donc de prétention absurde et déséquilibrante à aspirer à être le créateur de soi et de l’univers, à totaliser en nous l’histoire et à lui donner un achèvement, puisque c’est au prix d’une désappropriation radicale que cela doit s’accomplir. Nous avons soif de grandeur. Et où est la grandeur, si elle n’est pas dans un espace infini. Et comment susciter un espace infini, sans faire le vide infini en nous ? Et qu’est-ce que faire le vide infini sinon nous donner jusqu’à la racine de l’être à cette Présence qui nous habite et qui nous attend.

Voyons donc clairement que l’Évangile, finalement, ce ne sont pas les livres, encore que ils soient très précieux. Ce ne sont pas les paroles dites et recueillies dans les livres : beaucoup ont un horizon contingent, beaucoup sont ambiguës, beaucoup ménagent les temps, orientent vers un dépassement, demeurent volontairement voilées.

L’Évangile c’est rencontrer Jésus-Christ

L’Évangile est [?… un appel à rencontrer] Jésus-Christ lui-même, dans sa personne, dans son humanité transparente, dans sa Présence au plus intime de nous. Et jamais le monde dispersé comme il l’est aujourd’hui, qui va bien plus facilement à la lune qu’à soi — comme il est facile d’aller jusqu’aux astres, ce n’est rien, il suffit d’enchaîner des déterminismes —, mais jusqu’à nous-mêmes… c’est l’aventure infiniment difficile, puisqu’il faut sans cesse se surmonter, sans cesse recommencer, à bousculer ce moi complice et le transformer en un moi offert, en un moi oblatif.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 60’ 06’’]

Mais Jésus-Christ justement, est avec nous, au-dedans de nous, pour être le ferment de notre désappropriation ; et nous pouvons dire précisément que, dans la perspective de la foi, Jésus-Christ [?] dans cette lumière intérieure, Jésus-Christ [?], à travers la Présence divine au plus intime de nous, à travers cette libération qui consacre notre dignité, on peut dire que c’est Jésus — dans l’expérience qu’il est et dans le témoignage qu’il rend par sa Présence même à ce qu’il est —, qui nous rend possible la solution même du problème humain.

Sans lui, nous n’aurions jamais su comment équilibrer à la fois nos dépendances, notre soif de grandeur, notre appétit de dignité, notre besoin d’estime et de respect, notre volonté absolue d’échapper à toute contrainte et l’équilibre de l’humilité totale qui ne peut pas se «monter le bourrichon<» parce que, justement, cette grandeur à la fois prend naissance et grandit en proportion même de notre démission. Mais comment consentir à cette démission si Dieu n’était pas le premier à se démettre ?

Le Dieu «Maître et Souverain», c’est un Dieu agonisant et crucifié. II n’y en a qu’un : c’est le Dieu amour intérieur, silencieux, désarmé et qui est remis entre nos mains, Jésus-Christ.

II y a quelque chose d’intolérable à imaginer un Dieu qui nous contraint, qui nous doterait d’intelligence, simplement pour que nous constations que nous sommes esclaves. Par bonheur, Jésus-Christ qui inscrit l’échec de Dieu dans l’histoire, cet échec que nous vérifions, hélas ! Tous les jours dans notre propre existence, Jésus nous délivre enfin de ce dualisme affreux d’un Dieu extérieur qui ne peut pas s’accommoder avec le Dieu intérieur. Le Dieu «Maître et Souverain», c’est un Dieu agonisant et crucifié. II n’y en a qu’un : c’est le Dieu amour intérieur, silencieux, désarmé et qui est remis entre nos mains, Jésus-Christ.

Sous cet aspect, on ne peut que le découvrir dans une expérience que l’on devient. Et les textes qui nous orientent au moins dans l’apothéose imprévue et scandaleuse de l’agonie et de la crucifixion, s’il nous orientent, ils sont souvent des obstacles, étant donné que justement ils appartiennent, ces textes, à une pédagogie la plus serrée et la plus tragique qui fût jamais, puisqu’il fallait à la fois s’insérer dans un milieu dépassé, faire éclater toutes les institutions, rendre le Temple caduc et inutile, desceller cette croyance en un peuple élu, qui n’a jamais été dans la pensée de Dieu, c’est un prélèvement de nouveau fait sur l’infini.

Un groupe, puisque une religion du groupe il y avait, pouvait naturellement se croire élu et interpréter la Présence de Dieu en lui comme une élection particulière, alors que le sacrifice d’Abraham pourtant nous avertissait que ce n’est pas la postérité de la chair et du sang qui compte, mais celle de la foi qui comporte justement un appel fait à la personne et non pas au groupe.

Eh bien que Jésus soit précisément dans cette époque et dans ces circonstances et avec toutes ces traditions derrière lui qu’il respecte, évitant surtout de scandaliser des êtres sans défense, notre Seigneur ne pouvait parvenir à cela que, à travers des ménagements infinis, dont justement les Évangiles, écrits comme les lettres apostoliques, rendent le témoignage.

Aucune histoire n’a été plus déchirée que celle de Jésus-Christ, aucune n’est plus actuelle pour nous, puisque elle nous ramène à l’essentiel : nous faire homme et nous délivrer de nous-même. Je veux dire, c’est naître de nouveau comme Jésus le dit explicitement à Nicodème, c’est naître de nouveau dans la lumière d’une Présence qui nous invite spontanément au don de nous-même, parce qu’elle n’est pas autre chose qu’un don infini et éternel.

En Jésus-Christ enfin, Dieu cesse d’être une limite, une menace. La création cesse d’être une contraindre, elle est en sursis, elle attend, elle est en suspens, elle est dans les « gémissements des douleurs de l’enfantement » (Rom. 8:22). Le monde n’est pas encore, il ne sera jamais, tant que nous ne serons pas. C’est à nous de le faire, de l’achever et de lui donner en nous des racines spirituelles, comme nous avons en lui des racines charnelles.

Une basilique du silence

Tout cela bien sûr, est inintelligible à quiconque n’a pas commencé de percevoir le poids écrasant du moi-complice. C’est quand on l’a perçu, aussi peu que ce soit, quand on a senti tout l’artifice, quand on a compris que ce moi complice est le grand obstacle au devenir personnel, à la dignité et à la libération, à la grandeur, à la création humaine, c’est à ce moment-là que Jésus-Christ commence à devenir une Présence infiniment éclairante, parce que elle se situe précisément dans cette ligne. Elle au cœur de notre problème.

Elle nous le révèle, elle nous en fait prendre conscience et puis, elle n’en parle pas mais, elle est elle-même cette humanité de Jésus-Christ le contrepoids d’amour infini qui fait basculer nos possessions et nous appelle à faire de toute notre vie une offrande d’amour.

Bien sûr, tout cela ne peut pas donner lieu à un prosélytisme qui viserait le moins du monde à s’imposer. Il n’y a qu’une seule manière de diffuser cet Évangile, c’est de le devenir. Et il n’y a pas d’autre chose. Jésus-Christ n’apporte pas une doctrine. Il n’apporte pas une vision philosophique du monde. Il apporte son témoignage, ou plutôt il est ce témoignage d’une vie humaine, qui enfin à atteint sa plénitude dans une union unique avec la divinité et qui se révèle à travers elle dans cette symbiose incroyable de la pauvreté divine et de la pauvreté humaine.

Cela ne prendra sens en nous donc que dans la mesure où nous le vivrons, en entrant toujours plus profondément dans ce silence, ce silence infini qui est le Christ, qui traverse précisément les siècles dans le mystère eucharistique, dans cet espace réduit en un seul point, dans cet espace d’amour et de lumière.

Dans cet espace d’éternité réduit à un seul point, Jésus traverse tous les siècles, silencieux, parce que c’est dans le silence seul que peut éclater cette Parole divine dont saint Ignace [d’Antioche] disait : « Mystère de clameur dans le silence de Dieu. » (Eph. 19:1)

Toute l’immensité de l’Évangile retentit dans ce silence que nous avons à devenir en construisant en nous cette basilique du silence dont je rêve et que je n’ai pas construite, mais qui ne peut être construite finalement qu’au plus intime de nous-même.


(1) Se dit d’une forme verbale qui indique que l’action est envisagée soit dans son commencement, soit dans sa progression.

sfn 68 0203

publié le 19/01/2020 – janvier 2020

Déjà publié sur le site le : 16-24/12/2014

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