Anomyme – Témoin de la tendresse divine

Nous
vous donnons ce témoignage à partir d’un texte dactylographié en raison de sa qualité et de sa justesse, bien que l’auteur nous soit inconnu.  Il s’agirait du témoignage oculaire d’une personne en Suisse proche de Zundel, peut-être l’une de ces « femmes qui le suivirent » comme l’auteur l’écrit, une personne présente jusqu’à la fin de sa vie.

Les notes en bas du texte dont de l’auteur inconnu. « Recherche du Dieu inconnu », compilation de leçons de catéchisme, n’a pas été écrit en Egypte comme il est dit dans ce témoignage mais plusieurs années avant. 

Le Père Zundel fut plus que bon, il fut tendre. Dans la vie d’un homme une ligne de crête peu à peu se dessine. Chez les plus grands, elle monte sans cesse au point d’être visible de toutes parts. Chez le Père Zundel, cette ligne de crête qui préside à l’ordonnance de sa vie, c’est la tendresse. Cette tendresse est une qualité de l’amour. Elle est plus que la bonté qui aime à donner. Elle est autre chose que la miséricorde qui se plaît à pardonner, à chérir la misère pour la combler. Le cœur et tendre, s’il se dilate de joie à se laisser pénétrer par l’autre, par ses qualités, ses lacunes et ses défauts. À son tour, il aimera à pénétrer dans l’autre si celui-ci le lui permet, et quel que soit son état, il est prêt à solliciter son amitié.

De la part de Dieu, cette tendresse n’avait fait dans l’Ancien Testament que de rares, mais éblouissantes apparitions. La source en demeurait nécessairement en Dieu. Lorsque le Fils de Dieu se fit homme, cette source de la tendresse divine, tout en demeurant en Dieu, fut remise à l’homme. Ce fut Jésus et le Cœur Sacré de Jésus ! De quelle émotion de devrions-nous pas être saisi lorsque ce Jésus, Cœur de Dieu au cœur de l’homme, debout, lança à pleine voix dans la foule des grandes fêtes juives ce cri : « si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive, celui qui croit en moi » selon le mot de l’Ecriture : « De son sein couleront des fleuves d’eau vive ». Il parlait de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croient en lui, car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas été glorifié. (Jean:7,37-40)

Au fond de tout homme, nous le savons maintenant, se trouve donc scellée une source de tendresse. Il nous faut partir à sa découverte et chez nous et chez les autres, l’aider à jaillir en fontaine d’eau vive. Jésus nous révèle ce chemin secret des cœurs dans sa conduite avec la Samaritaine, avec la femme pécheresse, avec la femme adultère. Le savons-nous ? Le Père Zundel l’avait appris. Son ministère ne fut-il pas celui d’un chercheur de sources divines ? Il en découvrit de nombreuses qui coulèrent d’abondance.

Dans cet art de la vie à faire surgir, le Père Zundel devait être un précurseur. L’Eglise avant lui sans doute connu la tendresse. Mais aujourd’hui la tendresse n’aura plus la même le même statut auparavant, si l’on peut parler de statut en parlant de la tendresse. Dans les siècles passés, l’Eglise dut s’établir et se répandre. Elle s’implanta comme une force et parfois même comme une forteresse. Malgré quelques écarts, peut-être le fallait-il ! Aujourd’hui, malgré d’autres écarts, la liberté redoutant jusqu’à l’apparence de la contrainte, n’aurait d’autre refuge que l’athéisme. Méconnue, cette tendresse de Dieu s’est pourtant déployée sur la terre pour que dans sa béatitude nous respirions notre propre liberté. Or, même des chrétiens se laissent gagner par une telle peur de la contrainte qu’ils voudraient reculer les interventions de Dieu le plus loin possible dans l’histoire et dans les affaires humaines. Quel drame que celui de notre temps !

Le Père Zundel vivait ce drame. Son cœur en été déchiré. Il consacra son ministère à dissiper cette fatale erreur. Il voulut être le témoin d’une Eglise, qui sans rien renier de sa foi apostolique, ni rien abandonner du pouvoir que lui a remis son Sauveur, serait tout entière : dans ses structures, dans ses déclarations, dans sa manière d’être et de faire, comme dans ses ministres et ses fidèles, la voie de la tendresse de Dieu, la voie d’une Mère humble et magnanime auprès du cœur de tous les hommes.

Est-ce impossible ? Nous ne le croyons pas. Sur ce point-là le Père Zundel est plus qu’un précurseur, il est un initiateur. Son modèle n’est pas Jean-Baptiste qui s’arrêta au seuil du Royaume, mais Jésus-Christ qui « né d’une femme, né sous la loi », dans la servitude, instaura dans la sainteté même de Dieu, par sa mort et sa résurrection, le Royaume de la Tendresse. C’est de cette classe de disciples que parlait Jésus en disant : « que le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que Jean-Baptiste. » (Mathieu 11,11)


Le Père Zundel connut la lutte de ses déterminismes originels aux prises avec la tendresse divine. C’est cette lutte avec sa victoire que nous voudrions éclairer, car cette lutte est aussi la nôtre. La nature avait doué le Père Zundel d’une énergie et d’une santé robustes, d’une intelligence et d’une imagination vives, d’un cœur et d’une sensibilité aux vibrations infinies. Dès son adolescence, dans cette terre riche de passions, Dieu avait semé le goût de l’Évangile. La Vierge lui avait fait pressentir, mystérieusement, que la libération de la tendresse ne s’accomplirait en lui que dans la désappropriation de soi qui est la vraie virginité. Elle-même voulut, semble-t-il, se charger de cette tâche si délicate. (« Quel homme et quel Dieu », p. 163)

Sous l’effet de cette tendresse divine, il s’est arraché chaque jour à ces forces obscures de son « moi préfabriqué » : « Je ne peux pas subir mon être,… subir mon histoire, subir cet univers passionnel installé en moi. Car tout cela ce n’est pas moi. Tout cela est une contrainte… Comment pourrais-je trouver un secours dans les autres qui sont comme moi-même ! À moins de rencontrer justement un Autre. Un Autre infini, illimité, un Autre intérieur à moi-même… « Je et un Autre ». C’est la nouvelle naissance dont Jésus parlait à Nicodème. » (Sermons de première messe dans la revue « Choisir », mars 1977, Genève, p. 9) Ce fut le combat personnel du Père Zundel, ce fut aussi son perpétuel – ne pourrait-on pas dire – et unique témoignage. A-t-il dit, écrit, souffert autre chose toute sa vie que ce qu’il exprime dans l’introduction à son dernier livre (« Quel homme et quel Dieu », p. 25) : « l’homme naît de ce dialogue silencieux avec l’Hôte mystérieux qui l’affranchit de soi, en le faisant passer du donné qu’il subit au don où il s’accomplit ».

Rien dans sa jeunesse ne paraît annoncer la bataille dont sa nature ardente va être le champ. Il eut une belle enfance auprès de parents excellents. L’abbaye d’Einsiedeln laissa dans son âme le goût de la prière et de la liturgie. Au séminaire de Fribourg il fut un élève plus que studieux, mais il y reçut une formation et quelques lignes de pastorale qui se voulaient directrices et qui pour lui furent un piège. Tout commencera avec son premier ministère. Nommé vicaire à Saint-Joseph à Genève, il y mènera de front une double tâche : celle de pasteur durant le jour et celle de « bûcheur » durant la nuit. C’est ainsi qu’il a acquis une vaste culture.

D’emblée, l’abbé Zundel comme on l’appelait alors, s’engouffra dans l’immensité divine de la liturgie. Elle était pour lui cet espace vital, hors duquel il ne pouvait respirer. Il célébrait la messe avec lenteur et une ardente piété. Il soupirait. Il assiégeait le Ciel. Lorsqu’il chantait les innombrables messes de requiem à l’église paroissiale, il poussait sa voix d’une façon si forte et si pointue en la laissant s’évanouir dans sa retombée, qu’il paraissait plus crier vers le Seigneur que chanter. La liturgie semblait le travailler intimement. L’abbé y recueillait d’intenses joies transformantes qui pourtant n’allégeaient que de peu sa marche sous la Croix des autres et de lui-même. Plus il avançait en Dieu, plus l’accablait le poids de la multitude des gens qui « n’étaient pas nés » comme il disait en gémissant.

On lui confia entre autres tâches le patronage des filles. Elles ont de dix à seize ans. Ce fut sa première œuvre. Elle marqua son cœur et orienta sa vie. Volonté de fer, il va tout organiser. De cet humble patronage il veut faire une école de sainteté. Exigences et autorité en traceront le cours. On change de nom. C’est maintenant un foyer. Il y ouvre une chapelle qui sera dédiée à la Sainte Trinité. Il est piquant de voir qu’il refonda cette œuvre à rebours de ce qu’il était et qu’il devint. Il établit un Petit Conseil dont les membres furent les personnes déjà vouées à cette œuvre et qui étaient admirablement prêtes à entrer dans cette spiritualité et ce remue-ménage. Au-dessous, siégeait un Grand Conseil composé de jeunes filles déjà grandes et dont chacune devait suivre un groupe de plus jeunes. L’abbé, tout naturellement, se plaçait au sommet de cette pyramide. Il était le chef.

Il ne consentait pas à plier la dignité de Dieu et celle de l’homme, confondues pour l’occasion avec sa parole, à une adaptation facile. Il fallait s’arracher à l’ignorance, à la vulgarité pour s’élever jusqu’à la hauteur d’une vocation divine. Il ne supportait non plus, ni rouge à lèvres, ni fleurs à la boutonnière, ni bas couleur chair. Il était sévère, exigeant et cependant, il fascinait les enfants par sa force, son intelligence et sa volonté. On avait peur de lui. Un signal d’alarme avertissait de son arrivée. On éleva même quelques barricades faites de bancs, pour lui interdire l’accès d’une salle, où ses « petites » se trouvaient réunies.

Après deux ans de ce régime, l’abbé Zundel sortit, comme il leur confia : « de sa tour d’ivoire », remis en question « les avis pastoraux reçus naguère » et « repartit » à zéro pour venir à la rencontre de « ses enfants ». Il leur disait plus tard : « vous êtes mes expériences, c’est à travers vous que j’ai connu l’âme de la femme ». Le patronage des Filles, au 9 de la rue de la Flèche, fut son premier héritage. Il y découvrit l’une des perles de sa vocation : comprendre à ce point la nature de la femme, sa force sous les apparences de la fragilité, en même temps que cette source d’inépuisable tendresse, capable d’héroïques renoncements, qui peut tout-à-coup jaillir en elle, alors que tout semblait perdu.

Comme il comprenait ces femmes de l’Évangile et comme il comprenait Jésus en face d’elles ! Je n’ai jamais rencontré de prêtres ou de laïcs, qui valussent l’abbé Zundel dans cette connaissance de la femme. Les femmes nombreuses qui le suivirent ne s’y trompèrent point et leur fidélité accompagnera leur Père, j’en suis sûr, jusqu’à leur tombe.

Ces filles du Foyer qui resteront pour lui « ses petite » l’aimèrent alors profondément. Quand, douloureux, il dut quitter Genève pour Rome, il passait une partie de ses nuits romaines à écrire à beaucoup d’entre elles des lettres hebdomadaires. Il les aima au point de les surprendre quand il leur livrait ses souvenirs. À l’une d’elles, il disait : « voici 40 ans que je vous ai vue pour la première fois… Vous étiez vêtue d’une jaquette tricotée en laine brune avec un bonnet assorti d’un pompon sur le côté. » Les petites filles du Patronage avaient signifié à l’abbé Zundel que la tendresse ne s’imposait pas. À leur tour les pauvres vont lui faire éprouver que la tendresse « excuse tout, croit tout, supporte tout. » (1 corinthien 13,7)

Peut-être n’est-ce-pas chose redoutable que de tomber entre les mains de la pauvreté ! Mais de tomber entre les mains des pauvres, c’est une autre affaire. Bientôt dans toute la ville de Genève ont connu l’abbé Zundel. Son cœur fut mis en état de siège, auquel seule mettra un terme la mort de l’assiégé. Il essayait de se défendre. Un billet apparaissait sous sa porte : Inutile de sonner, l’abbé Zundel n’a pas le sou. On sonnait quand même. Le pauvre abbé se faisait alors quémandeur. Il sollicitait ses collègues qui s’efforçaient, croyaient-ils, de lui ouvrir les yeux : « Ils abusent de vous »« Je n’ai pas le droit de les juger » gémissait l’abbé. Quelquefois, il s’amusait de leur esprit. Un ancien étudiant en droit qui finissait de travers, l’importunait. Alors à table l’abbé amusé nous contait un dialogue tout chaud, servi à peu près dans ces termes :

l’abbé : Vous deviez chercher du travail !

– l’autre : j’ai présenté ma requête, Monsieur.

Mais, où en est cette affaire ?

Elle suit son cours, Monsieur.

– À qui donc vous êtes vous adressé ?

– À qui de droit, Monsieur.

L’abbé se fâchait parfois, mais il cédait toujours. Pour quelqu’un dans le besoin, il vendit le calice précieux qu’on lui avait donné. Il ne gardait rien pour lui : un jour n’ayant pas d’argent, il donna son couvre-lit, tout neuf, qu’on venait de lui offrir. N’était-ce pas quand lui retentissait sans cesse l’ordre évangélique, une fois pour toutes accepté, tranchant comme un couperet qui n’en finit plus de couper : « À quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien ne le réclame pas. » (Luc:6,50) Et l’abbé donnait à qui demandait. Et que ne lui demandait-on pas ? Des conseils, des prédications, des confessions, de la disponibilité à corps perdu.

Après les « petites » du Foyer qui lui apprirent la tendresse et les pauvres de tous les points cardinaux de la pauvreté qui lui apprirent la désappropriation, il restait à la divine tendresse de libérer la personnalité de l’abbé Zundel de lui-même, et de son tempérament. Il l’avait autoritaire, entier, absolu et volontaire jusqu’à en être têtu. Il le gardera même dans la mort. Mais dorénavant il le tiendra en main sous le sourcilleux regard de son cœur.


C’est à la rue de la Flèche que commença ce dépouillement de soi qui devait mettre l’abbé Zundel sur la voie de sa vocation. Cependant, tout ne fut pas fait d’un coup. Son autoritarisme qu’il tempérait spontanément des élans de son cœur, déformait portant dans son esprit le vrai sens de l’autorité légitime.

De ce fait, l’abbé Zundel éprouvait beaucoup de sympathie pour l’Action Française. Il lisait et commentait aux plus grandes de « ses petites » des articles de Charles Maurras et de Léon Daudet. La condamnation par Pie XI de ce journal et de son mouvement le consterna. Mais elle le délivra aussi. Elle le força à découvrir l’erreur religieuse dans les tendances Maurrassiennes. Cette délivrance dans le champ temporel l’aida à démasquer une tendance analogue en certains systèmes théologiques.

Envoyé à Rome, il s’éprit d’abord d’une scolastique qui venait de se renouveler. Il y trouva – selon l’expression de Garrigou-Lagrange, je crois – « de quoi y faire son nid » : allusion à l’appréciation finale de Saint-Thomas d’Aquin [1] sur son œuvre, disant au frère secrétaire qui le pressait de la continuer : « Ce n’est que de la paille. » Pourtant, interrogé plus tard sur ce qu’il avait retiré de le scolastique étudiée à Rome, il disait joyeusement : « C’est excellent, à condition qu’on en sorte. » Et sortir de quoi ? Non d’une théologie rigoureusement authentique, mais d’un système théologique qui à force de rigueur et de bonne foi, voile la foi tout court et son esprit évangélique. Par cette dernière victoire, il sortait de tout système et de tout esprit systématique. Il n’y rentra jamais. Il était libre.

Mais on ne l’est profondément que par la Croix.

Le Père Zundel commença de goûter la Croix lorsqu’il dût quitter la paroisse de Saint-Joseph. À cette époque, il ne savait pas tout ce qui le concernait. Il en devinait assez cependant pour souffrir cruellement d’une injustice et d’une décision de l’autorité ecclésiastique, mal informée et maladroite. En ce temps-là, l’évêque pouvait déplacer un simple vicaire, sans explication. Il était nommé, comme le Droit Canon le prévoyait : « ad nutum episcopi », c’est-à-dire : selon la volonté de l’évêque. C’est ainsi que l’abbé Zundel fut déplacé. On l’envoyait à Rome pour y passer sa licence en théologie dogmatique. D’aucuns pensaient préserver sa foi en le gardant dans le thomisme. Mais Zundel, curieux de toutes vérités, ne se sentait à l’aise dans la pensée de personne.

À la fin de sa dernière messe au foyer, auprès de « ses petites filles », on le vit dire ces paroles angoissées : « Priez, priez… Pour que je ne perde pas la foi… » Puis, il se retourne brusquement contre la muraille. L’assistance est bouleversée. Après quelques instants tourné vers elle, de nouveau, et le regard fixe, perdu en haut dans le lointain selon une attitude qui lui devint familière, il laissa tomber ces mots résignés : « De toute façon, il vaut mieux être broyé dans l’Église que broyé hors d’elle ».

Et il s’en va, sans se plaindre.

Ce n’est que vingt ans plus tard qu’il apprit de la bouche même de son évêque la cause de sa mise à l’écart : il était accusé d’une faute grave qu’un autre prêtre avait commise. À quoi faut-il s’attendre de la part de l’abbé Zundel ? À une démarche invraisemblable et qui désormais lui paraîtra comme la règle même de l’Évangile. Il alla tout droit vers ce prêtre coupable et le pria d’entendre sa confession. Ce prêtre ignorait que son pénitent d’occasion savait tout.

Bien loin de condamner le coupable, l’abbé Zundel s’humilia devant lui. Et quand ce prêtre fut mort et sans le nommer, il confiait avoir découvert ce jour-là le sens du sacrement de pénitence : « Il s’était, disait-il, humilié devant toute l’humanité, et sentit coupable de tous les péchés du monde ». C’est là le mystère même du Christ. Participant à sa mort, nous portons avec lui le péché du monde ; ou alors nous n’avons point de part en sa mort pour le péché. Que nous sommes loin de réflexions, en apparence, plausibles qu’on entend quelquefois : « Pourquoi irai-je porter mes péchés à un homme pécheur comme moi ! » L’abbé Zundel qu’on appelait déjà Père, l’est alors devenus pour n’importe qui et malgré n’importe quoi.

Quel chemin parcouru ! Est-ce encore le même homme que l’ancien aumônier du Patronage des filles ? Comment expliquer maintenant des paroles d’alors comme celle-ci : « Il est inadmissible qu’on reçoive le prêtre à la cuisine. Chacun a au moins une chambre. Qu’on le reçoive là. » Et ces gosses d’un milieu ouvrier n’osaient lui répondre : « Monsieur l’abbé, en hiver chez nous, c’est la seule pièce chauffée. » Cette transformation radicale dans les perspectives et la vie de l’abbé Zundel semble marquer aux chrétiens le nécessaire changement d’esprit.


Cette tendresse divine, une fois délivrée, pouvait déployer progressivement dans le cœur du Père Zundel sa paix communicative. En lui, sa nature s’était définitivement retournée. Son geste et son attitude, sa parole et son regard pouvaient encore exercer quelque empire autour de lui, mais ce n’était plus que l’affirmation catégorique d’une grâce de liberté. Le monde de l’intériorité divine devenait chez lui perceptible. L’âme de sa prédication, de son contact et de sa confidence m’exprimait plus que la tendresse de Dieu pour les hommes. Le mystère de la Sainte Trinité était devenu le foyer de son intimité et celui de son rayonnement. C’était le mystère de l’Autre, hors duquel nul autre ne pouvait accomplir intégralement sa personne et sa paix.

Personne ne pourra décrire comment cette osmose spirituelle, entre les trois Personnes divines et la personnalité toute en devenir du Père Zundel, s’est produite. Lui qui, au début de son ministère de la parole confiait sa peine essentielle : « Comment parler, disait-il, de la Sainte Trinité, sans avoir au moins quelle expérience de Dieu ? » Maintenant, le pas semble franchi. Sa parole en sera l’écho direct et sa conduite, les témoignages irrécusables.

Quoiqu’il fût d’un abord austère, mystérieux et presque distant, son humble tendresse en quête d’hospitalité dans l’âme d’autrui, sut toucher des pauvres, des artistes, des hommes et des femmes de tous les milieux. Les enfants, en particulier s’émerveillaient à sa lumière. Le Père Zundel excellait à leur parler. Un petit garçon qui aujourd’hui a huit ans, se souvient de cet abbé en soutane blanche qui, il y a quatre ans, jouait au ballon avec lui et qui après le jeu lui avait révélé qu’un soleil brillait dans son cœur. Dans ce rayonnement, l’enfant devient rayonnant à son tour. Voyant sa mère préoccupée et triste, il lui disait naguère : « Maman, viens te réchauffer près de moi. » « Celui qui éclaire et réchauffe » ne serait-ce pas la parole qui dit Dieu de la meilleure façon pour nous.

C’est la révélation de Dieu que le Père Zundel voulais apprendre à cet autre petit garçon en lui demandant un jour : « Quand rencontres-tu le bon Dieu ?…  » Et le Père achevait, en disant : « Quand tu es bon. »

Ce mot est le programme même des croyants et de l’Eglise. Quand donc serons-nous apôtres ? Quand donc la liturgie communiquera-t-elle Dieu ? Non quand seulement on parlera doctrine, qu’on mènera des actions, qu’on modifiera indéfiniment les cérémonies ou les chants de la liturgie. Mais quand ceux qui parlent, ceux qui agissent, ceux qui célèbrent la messe ou qui y prenne part seront bons. Car ils seront comme Dieu, communicatifs. Et si leur bonté est tendre, ils seront pénétrants ou mieux ils seront déjà presque introduits dans le cœur des autres.

La providence prit soin qu’un tel le message fut entendu en haut lieu. Paul VI, dont la fine sensibilité avait deviné, dans le Père Zundel, l’homme qui pouvait parler de « la problématique de notre temps », l’invite à prêcher la retraite annuelle de 1972 au Vatican. Celui-ci n’a pour se préparer qu’un mois, déjà fort chargé de ministère, dont il ne peut plus se dédire. Choisi à l’improviste, le Père Zundel ne pourra parler que d’abondance, c’est-à-dire de ce qui chez lui est vie. Ces circonstances convenaient à son ultime et suprême témoignage. Qu’on relise les pages de cette retraite (« Quel homme et quel Dieu », chez Fayard), apparemment sans lien entre elles, et l’on verra avec joie que tout Zundel s’y trouve, si émeut et s’y livre.

Devant cet auditoire, « le plus auguste de la terre », comme il l’écrit, il n’omet rien des exigences de notre temps, du chemin sûr qu’est la conscience de l’homme délivré des contraintes, respectée dans son inviolabilité, comprise dans ses aspirations profondes qui ne sont que les appels et les touches de la grâce. Il n’atténue rien de sa conviction acquise par son expérience. Avec piété, car il a horreur de la contestation, il demande à l’Eglise de renoncer à tout ce qui relève du système, aussi bien dans l’enseignement du dogme, de la morale et de l’exégèse que dans la pratique d’une pastorale et d’une juridiction. Cette retraite, croyons-nous comptera dans l’évolution de la Curie romaine.

On peut regretter qu’une proposition faite aux Père Zundel par Paul VI n’ait pas été suivie d’effet. En prenant congé du Vatican, le Père Zundel fut reçu dans une deuxième audience particulière par le Pape qui, en le remerciant, lui dit cette parole chaleureuse : « Sachez que vous avez en moi un ami. » Puis, désignant le catéchisme que le Père Zundel avait écrit en Égypte [2] et qui se trouvait sur sa table, le Pape lui demanda s’il ne pourrait pas remettre sur le métier cet ouvrage.

Je demandai au Père Zundel : « Dans la pensée du Pape, ce catéchisme devait-il contrebalancer le Catéchisme hollandais ?

– Je ne sais pas, répondit-il, le Pape ne m’en a rien dit.

– Si vous entreprenez ce travail, continuai-je, irez-vous aussi loin que les auteurs du Catéchisme hollandais ?

– Le Père Zundel partit d’un grand éclat de rire et me déclara : j’irais beaucoup plus loin ! Mais ces audaces n’alarmeraient point le Vatican, parce qu’elles procéderaient toutes du Mystère même de la Sainte-Trinité. Cependant, ajouta-t-il, il est probable que je n’écrirai jamais ce catéchisme ; je n’en aurai pas le temps. »

Ce catéchisme eût marqué, une fois de plus, que les difficultés qu’on oppose à l’Eglise ne trouve pas leurs solutions dans des altérations qu’on ferait subir à la foi où à sa doctrine. Une synthèse théologique supérieure répond mieux à la part de vérité que charrient les tendances et les récriminations du monde, parce qu’en les dépassant, elle les contient, les redresse et les comble toutes. Une spiritualité plus profonde achèverait cette tâche, en nous faisant mieux connaître par le cœur Celui en qui toutes choses s’harmonisent.

Faut-il regretter que ce catéchisme n’ait pu voir le jour ? Peut-être que non. D’abord, parce que son éventuel contenu se trouve déjà dans les œuvres du Père Zundel. D’autre part, un catéchisme est une sorte de manuel. À ce titre, il devait répugner à l’esprit du Père, comme il aurait répugné à tous ceux que la contrainte d’un exposé systématique rebute.

Il restait au Père Zundel à couronner dans sa mort la victoire de sa foi en l’homme par sa foi en Dieu. Alors qu’aux environs de 1971, il se sentait si jeune, disait-il, qu’il pourrait entreprendre encore de grandes choses ; tout à coup en février 1975 il déclare à un ami : « J’ai le pressentiment que je mourrai cette année. » De fait, il mourut le 10 août suivant. Une période de cinq mois cependant s’intercala entre le premier coup de la maladie (hémorragie cérébrale) et le dernier qui fut subit. Dans cet intervalle, il perdit en partie l’usage de ses membres, mais surtout il perdit la mémoire des mécanismes du langage, tandis que la possession de ses facultés demeurait parfaite. La parole qui chez lui jaillissait à même sa pensée lui manqua.

Bien que son tourment fut grand, je ne perçu qu’une fois au début une infime impatience. Très vite, il se plia aux exigences de son mal. Avec âpreté, il voulut lutter contre lui en s’imposant des leçons d’orthophonie aussi épuisantes qu’inutiles. Le temps était révolu où il menait son corps à sa guise. Il s’agissait maintenant de remporter une autre victoire, la dernière, qui accomplirait toutes les autres : la tendresse de Dieu allait-elle chez lui triompher de l’angoisse des hommes ?

Le Père Zundel fut un grand sensible, souvent inquiet et, malgré sa foi enivrante et enthousiaste, il connut une angoisse qui s’accrut avec les années et les consolations qu’il prodiguait. Sa conscience délicate et scrupuleuse aiguisait cette angoisse jusqu’à l’infini devant l’infinie tendresse de la Majesté divine. Durant ces mois d’épreuves, il répétait souvent à quelques amis prêtres : « j’ai peur… J’ai peur. » Cet aveu de petit enfant était déchirant sur les lèvres de cet ardent lutteur. Il avait alors besoin de la parole, si pauvre qu’elle fut, d’un autre pour lui donner l’apaisement d’un instant.

Dans les moments de grande souffrance, on l’entendait crier aussi : « Maman, maman… » D’un cri instinctif appelait-il sa mère terrestre décédée depuis longtemps ? N’appelait-il pas plutôt la Vierge Marie, sa Mère du Ciel ? Sans doute ! Mais, dans sa retraite au Vatican, il s’est expliqué sur le rôle irremplaçable de Marie : elle « est incomparablement capable de nous rendre maternellement sensible la tendresse indéfiniment maternelle de Dieu et de nous autoriser à le prier – au féminin – comme notre Mère. Ainsi ce petit mot « maman » peut devenir, dans un cri de notre être, la prière qui dit tout, qui demande tout qui donne tout. » (« Quel homme et quel Dieu », p. 164,165)

Et le Père Zundel mourut sans agonie : l’angoisse originelle de l’homme s’étant subitement résorbée dans la tendresse de Dieu. Peut-on parler d’héroïcité à propos du Père Zundel ? Sans aucun doute, il la pratiqua par les deux bouts de son être : dans la désappropriation de soi pour accueillir parfaitement l’Autre.


Que restera-t-il de lui ? Une fois décanté de son style de vie, parfois déroutant, le Père Zundel restera le mystique moderne qu’il faut à notre temps. Il connaît notre époque. Il en a étudié les meilleurs représentants, penseur, hommes de lettres et de science. Bien mieux, il est lui-même moderne. Épris de savoir et d’action, résolument tourné vers le devenir du monde, passionné de liberté, rejetant toute contrainte, il avait une âme tumultueuse à la façon peut-être de Lammenais. Il aurait pu finir dans la révolte, il finit au contraire dans la tendresse. Pourquoi ? Lui qui au sujet de ses ouvrages lutta pas à pas avec que des théologiens jusqu’en des nuances de mots, comme pour sauver son bien suprême : la liberté de la conscience et celle de la Vérité, indissolublement liées en lui comme elles le sont en Dieu. Pourquoi ?

Il a pu profiter des exemples malheureux d’utiles devanciers et d’ambiguës révolutions. Cependant, la raison de cette victoire de la tendresse sur son tempérament est à chercher plus au fond de lui, là où se joue le sort de la personne, dans cet espace de vérité où la liberté et la foi se reconnaissent et s’embrassent. C’est dans son expérience intime que le Père Zundel trouvait la lumière pour défaire les nœuds des imbroglios humains. Il avait à ce sujet un mot sibyllin, mais qui résout en profondeur ce qui reste à résoudre en surface : « En Dieu, il n’y a pas de problème et hors de Dieu, il n’y a pas de solutions. » Ce sont dans ces altiers parages qu’éclôt la liberté ; c’est en eux déjà que c’étaient nouées les deux alliances de Dieu avec les hommes.

Le Père Zundel s’ouvre ainsi un chemin entre l’objectivité pure qui conduit au totalitarisme et la subjectivité pure qui conduit au suicide. Notre époque touche à ces deux extrêmes. Dans les deux cas, c’en est fait de la liberté et de la tendresse. Au milieu, en haut ou en profondeur – c’est la même chose – passe le sentier, la voie étroite : celle du cœur. Cette voie n’est pas nouvelle dans l’Eglise, mais il faut sans cesse en retrouver la trace et la reconstruire aujourd’hui avec un matériau moderne.

On diminuerait le Père Zundel en l’isolant. On découvre mieux le sens de sa vocation en le remettant dans le courant profond qui renouvelle l’Eglise de ce temps et que le concile Vatican II vient d’authentifier. Le Père Zundel ne se meut-t-il pas dans ces espaces infinis ou pénétra Newman qui fut peut-être le seul (Jean Guitton, Dialogue avec Paul VI, page 160), comme on l’a écrit, à comprendre, au siècle passé qu’on pouvait explorer la conscience… Qu’elle ne nous mènerait pas au néant, mais à l’Etre, que la science du devenir de nous mènerait pas à dissoudre le christianisme, mais à le comprendre dans ses profondeurs ?

Sans doute science et conscience se sont développées dans les siècles derniers hors de l’église et parfois contre elle. Est-ce en tous points un malheur ? Faut-il que tout ce qui est humain trouve son origine dans l’Eglise hiérarchique ? Ne risquerait-on pas alors de confondre Eglise et Développement humain ? Ne vaut-il pas mieux que le monde selon sa vocation – car il en a une aussi – découvre en lui des aspirations que l’Eglise après-coup reconnaîtra pour vraies et qu’elle assumera, pour leur permettre d’aboutir en Dieu qu’elles cherchent souvent sans le savoir. N’est-ce pas là le sens même de l’existence du Père Zundel, et le souffle de sa vie : permettre à Dieu de réaliser en nous le mariage parfait de son infinie tendresse avec notre liberté d’homme ? À ce titre, la théologie dogmatique et morale, la prédication, la pastorale, surtout dans le contact spirituel avec l’homme tout entier, pourront faire leur profit d’une attention particulière portée à la spiritualité du Père Zundel. Sans doute, celui-ci n’a pas tout expérimenté, ni tout dit. Ce n’était pas sa mission, son rôle était d’ouvrir à nos contemporains la porte du fond : celle du mystère. Après lui, ceux qui s’attelleront à des tâches plus organiques discerneront en lui un guide sûr et compréhensif.

Il s’agit de construire du nouveaux dans l’Eglise. Le Père Zundel en était conscient. Il a accompli son travail. [3] Nous avons à accomplir le nôtre. Ne serait-ce pas la victoire de l’Eglise, crucifiée de nos jours, que le monde puisse en celle dont on se détournait, voir paraître vivante la tendresse de ce Dieu rejeté, qu’on croyait mort à jamais.



[1] Il n’a cessé de vénérer Saint-Thomas, qui, remarquait-il, dominait son système rationnel par le mystère même de Jésus dont il vivait.

[2] Ce catéchisme par demandes et réponses fut d’abord ronéotypé, publié, si je ne me trompe par les soins du Père Moos O.P., puis il le fut dans son état primitif de manuel, car le Père Zundel n’eut jamais le temps de le retravailler.

[3] Il y aurait intérêt à voir comment le Père Zundel par les deux pôles de sa spiritualité (désappropriation de soi et accueil de l’Autre) trouve habituellement sa place dans la haute et moderne sainteté de cette admirable Thérèse de Lisieux.