31/12/09 – De l’Emerveillement comme expérience essentielle dans l’oeuvre de Maurice Zundel (2)

Avec la permission de Monsieur Michel Fromaget , que nous remercions vivement.

Monsieur Michel Fromaget est Anthropologue, Maître de Conférences à l’Université de Caen, auteur de nombreux ouvrages sur les représentations de la vie et de la mort, (vous pouvez consulter la rubrique « mourir & naître » /Présentation, sur le site).

L’enfance et l’adolescence sont dans l’œuvre de Forest Reid des thèmes privilégiés. Ce trait n’est pas sans importance. Le témoignage qui nous intéresse est le suivant, rapporté par William James, dans Les formes diverses de l’expérience religieuse :

« On eût dit que je n’avais encore jamais ressenti toute la beauté du monde. J’étais couché dans l’herbe chaude et sèche, et j’écoutais l’alouette chanter en s’envolant des champs proches de la mer dans le ciel sombre et pur. Nulle musique ne m’avait jamais donné un tel plaisir que ce chant plein d’une joie passionnée. C’était une sorte d’extase bondissante, exultante, un son éclatant, pareil à une flamme, se réjouissant en lui-même. Et alors, une expérience curieuse m’advint. Il me sembla que tout ce qui avait paru être extérieur autour de moi se trouvait soudain à l’intérieur de moi-même. Le monde entier me semblait être en moi. C’est en moi que les arbres agitaient leurs branches vertes, c’est en moi que l’alouette chantait. C’est en moi que brillait le chaud soleil et que l’ombre était fraîche. Un nuage s’éleva dans le ciel et une légère averse tomba sur les feuilles : je sentis sa fraîcheur pénétrer dans mon âme, et j’éprouvai dans tout mon être l’odeur délicieuse de l’humus, de l’herbe, des plantes, de la terre brune et grasse. J’aurais pu sangloter de joie. »

Ce n’est pas toujours vrai, mais le plus fréquent est que les récits d’émerveillement isolent une circonstance première qui se trouverait comme à l’origine de l’état qu’ils tentent de décrire. Ce peut être une impression visuelle, un jeu de lumière à travers des persiennes, une impression olfactive, la fragrance d’une fleur… Ici il s’agit d’une perception auditive : le chant d’une alouette, en qui se décline toute la beauté du monde.. Quelques traits sont ici significatifs que vous voudrez bien noter :

  • – l’expérience curieuse « advient », elle n’est ni recherchée ni pressentie.
  • – le donné extérieur devient intérieur, le dehors devient un dedans ;
  • – le sentiment de dualité dans le quel s’enracine le moi ordinaire disparaît,
  • – le principe de « non-contradiction » est disqualifié ; il s’agit de l’accès à
  • – un autre ordre de réalité ;
  • – l’expérience s’assortit d’une joie immense.

Henri Bosco est habité par le sens du mystère, du ‘numineux’, par le sens du thambos_comme disaient les anciens grecs. Doué de ce sens qui comporte aussi une aptitude exceptionnelle à l’émerveillement, il écrit à Jean Lambert : « Hé bien ! ce que je pense de Dieu, c’est qu’ayant ce sens devenu rare, j’éprouve Dieu. Et cela me suffit. » Et c’est bien la marque de cette sensibilité et aussi certainement le souvenir d’expériences personnelles que nous retrouvons dans nombre de récits qu’Henri bosco place dans la bouche de quelques personnages essentiels de ses grands romans. En voici un que j’extrais du Rameau de la nuit :

« Je me souviens parfaitement que j’éprouvai alors un grand sentiment de tranquillité. Je sortis du bois et fis quelques pas sur l’esplanade. Jamais je n’avais eu l’esprit si clair. Tout ce que je voyais s’y dessinait en lignes simples et illuminées. Je ne pensais à rien, mais penser m’était inutile, car il me semblait tout comprendre facilement. Je jouissais d’une intelligence mobile qui s’épandait dans la clarté lunaire pour tout voir, tout entendre, tout saisir, sans même composer une pensée, par vertu du rayonnement qui m’enveloppait de sa flamme éblouissante (…) Mais il y faut la nuit, une lune amicale, des lieux favorables au songe et une présence réelle. Présence dont on ne sait pas quelle est la nature cachée ; mais présence sensible à travers l’ombre et la clarté, l’odeur des bois, la brise dans les feuilles. Elle n’est cependant ni l’ombre ni la forêt, mais sans elle toutes ces choses ne seraient que sensations pures, alors que l’on sent l’être même dans cet être inconnu que nulle image ne figure et dont l’émanation fait rayonner la terre, les eaux, les arbres et le silence de la nuit qui l’aime, car il en est le cœur actif et inaccessible. Or cet être était là : et n’en pouvant trouver le nom ni définir la nature secrète, je me contentais de la paix nocturne. Dans cette paix, l’être circulait du sommet des collines jusqu’aux paisibles étendues de la campagne ».

Cinq caractères de ce récit doivent être ici soulignés :

  • – l’authentification d’une intelligence, d’une pensée qui n’est plus celle du moi ordinaire ;
  • – le sentiment net d’une « présence ‘réelle’ et ‘essentielle’, on y sent ‘l’être même » ;
  • – la paix indissociable de cet instant ;
  • – le fait que cette présence n’est pas immédiatement perceptible : elle n’apparaît pas ; elle transparaît à travers le sensible.
  • – Henri Bosco dit enfin de cet être qu’il ‘circule’. Le mot m’arrête car, comme nous le verrons peut-être, Maurice Zundel, à propos des heures émerveillées, parle de « circulation  » de l’être.

Samivel, dans L’œil émerveillé, rapporte ce souvenir de son enfance. Nous sommes en fin de journée, le soir vient déjà et la neige commence à tomber :

« Après tant d’années, ces détails sont encore précis, preuve d’un état exceptionnel de surprise et d’attention chez un enfant de treize ans. Par un effet de dédoublement assez rare, je me revois en cette fin d’après-midi, à la fois exaltante et mélancolique, le nez écrasé contre la vitre, regardant palpiter l’espace et se former un nouveau paysage réduit à quelques pans géométriques, un tracé aérien de lignes, deux ou trois touches discrètes, dans l’ensemble une œuvre de synthèse conforme aux ellipses d’un art de suggestion. Tout cela, je l’ai raisonné plus tard. Néanmoins, je ressentais avec intensité les effets de cette métamorphose, comme si une telle vision pourtant neuve, insolite, répondait à un vœu profond. L’allégresse allait bien au-delà du simple plaisir des yeux. Sans doute qu’un aspect particulièrement énigmatique de la beauté de l’univers m’était révélé en cette soirée mémorable, car je discernais vaguement qu’il voilait et livrait tour à tour, un secret subtil et grave ».

Ce bref récit est riche de notations, d’une grande valeur. Parmi elles :

  • – l’émerveillement rapporté consiste en un état exceptionnel de surprise et d’attention ;
  • – cet état est porteur d’une allégresse insolite ;
  • – à la faveur de cette vision c’est la beauté de l’univers qui se dévoile, qui transparaît, mais sans apparaître totalement ;
  • – ce dévoilement répond à une attente, il étanche une grande nostalgie, il répond à un vœu profond. (à suivre)