30/12/09 – De l’Emerveillement comme expérience essentielle dans l’oeuvre de Maurice Zundel

Avec
la permission de Monsieur Michel Fromaget , que nous remercions vivement.

Monsieur Michel Fromaget est Anthropologue, Maître de Conférences à l’Université de Caen, auteur de nombreux ouvrages sur les représentations de la vie et de la mort, (vous pouvez consulter la rubrique « mourir & naître » /Présentation, sur le site).

Voici longtemps que je réfléchis aux questions posées à l’anthropologie par l’expérience, ou l’état, de l’émerveillement et que je suis intimement convaincu de la valeur décisive des intuitions et des analyses proposées par Maurice Zundel concernant précisément ce sujet. Ma tâche, ce matin sera, vous le voyez, d’essayer de vous faire partager cette conviction.

L’émerveillement, cela est certain, est un état psychologique tout à fait particulier, suscité par l’intuition saisissante d’une beauté admirable, qui tout à coup se révèle à travers la réalité contemplée – la danse d’un flocon de neige, l’éclat d’un regard, la réminiscence d’un parfum… – il se caractérise par le paradoxe d’une attention extrêmement vive, accordée tant aux données sensorielles qu’à leurs consonances intérieures, ainsi que par le sentiment d’une joie inouïe et indicible, qui comble l’être au-delà de toute mesure. Je viens d’employer l’expression « d’état psychologique », bien qu’elle s’avère ici particulièrement maladroite puisque précisément la psychologie s’avère tout à fait incapable de comprendre et d’expliquer l’émerveillement véritable. Car, en fait, celui-ci témoigne comme nous allons le voir de l’éveil en l’homme de sa dimension de profondeur, ainsi que de l’affleurement de la totalité de son être. Or, tous deux sont certainement hors d’atteinte des raisonnements et concepts de la psychologie, puisque cette dimension et cette totalité, qui toutes deux dépassent l’ordre du psychique et du biologique, relèvent de l’esprit. Oui ! Il appartient à l’émerveillement d’être, par nature, un événement spirituel. En Occident du moins, peu de penseurs ont compris cela, de même que la signification exceptionnelle que revêt cet événement – d’apparence si modeste – pour celui à qui il échoit. Moins encore se sont avérés capables de l’analyser et de l’expliquer avec des mots simples et des notions justes. A ma connaissance, ces hommes sont sans doute moins nombreux que les doigts des deux mains. Et, d’après moi, de ceux-là assurément Maurice Zundel est le plus grand.

Mais pour que vous puissiez prendre une juste mesure de l’héritage si précieux légué par le grand prédicateur suisse à l’herméneutique, à la compréhension de l’émerveillement, le mieux sera me semble-t-il de vous donner, dans un premier temps, un aperçu de quelques-uns des « récits émerveillés » les plus remarquables, tant par la finesse et la délicatesse de leurs observations que par la pertinence des débuts d’interprétation qu’ils proposent parfois. Tel sera l’objet de la première partie de cet exposé pour laquelle j’ai choisi, au sein d’une collection de quelques quarante documents que j’ai en réserve, cinq témoignages d’émerveillement en tous points significatifs. Il se trouve que nous devons ces cinq récits à quatre écrivains de métier ce qui n’est pas un hasard. J’ai nommé Forest Reid (1876-1947) écrivain britannique, ami d’Henry et William James, Henri Bosco (1888-1976) l’écrivain poète, chantre du Rhône et du Lubéron, Samivel (1907-1992) le peintre des montagnes et des abîmes et enfin Marcel Proust (1871-1922) qu’il est inutile, je pense, de présenter. Je me contenterai de vous lire ces récits et d’en souligner brièvement les traits essentiels, ce qui suffira déjà à vous donner une idée juste de la phénoménologie classique de cette expérience si étrange et stricto sensu, si mystérieuse, qu’est l’émerveillement. Nous pourrons alors, dans un deuxième temps, grâce à l’effet de perspective permis par la connaissance acquise dans la première partie, faire ressortir avec toute la clarté et la force nécessaire, tant l’originalité que la profondeur de l’apport de Maurice Zundel à l’intelligence de l’expérience émerveillante.

A cette fin, dans cette seconde partie, comme dans la première, nous accorderons la plus grande place aux textes eux-mêmes. Des développements de Zundel concernant directement l’émerveillement et qui tous méritent attention, je connais pas moins d’une trentaine, répartis dans une quinzaine d’ouvrages. Et je suis loin, certainement, de les connaître tous. Bien évidemment, même ceux-là seuls que j’ai répertoriés ne pouvaient être tous mentionnés ce matin, il m’a fallu faire un choix. Celui-ci pourrait, bien sûr, être discuté mais j’ai en définitive retenu de vous présenter, successivement, et dans cet ordre : les grandes considérations de Zundel concernant son expérience-source de Florence en 1926, puis celles relatives à l’émerveillement principalement saisi comme manifestation d’une Présence, tout à la fois intérieure et transcendante, et qui, simultanément, mettent en lumière que le temps de l’émerveillement est celui du plus grand mystère anthropologique qui soit. Je veux dire celui de la naissance de l’homme à sa propre humanité, de sa naissance à son être total, à son être essentiel et achevé, seul réel et seul immortel. Cette naissance est celle que les grandes traditions religieuses, dont le christianisme, désignent comme seconde ou nouvelle naissance.

Or l’émerveillement est l’une des premières, plus belles et plus aimables manifestations de cette nouvelle naissance sans laquelle l’homme ne demeure jamais que l’ombre ou le simulacre de lui-même. Pour bien comprendre cela et bien le voir, pour pouvoir par suite bien l’expliquer et bien mettre en lumière les grands enseignements de l’émerveillement, il faut soi-même non seulement être sujet à l’émerveillement, mais aussi parfaitement connaître les arcanes de l’anthropologie spirituelle, les secrets de cette conception de l’homme qui a compris que pour que l’homme soit, sa seconde naissance lui est aussi indispensable que sa première. Mais les âmes émerveillées ayant une grande maîtrise de l’anthropologie spirituelles sont rares. De nos jours encore plus. Or Zundel est l’une d’elles. De là vient la valeur sans précédent de sa contribution à l’éclairement de l’expérience merveilleuse. Mais, trêve de considérations apéritives, c’est la part substantielle du sujet qu’il nous faut maintenant aborder.

I – Cinq récits « émerveillés très remarquables » :

Les cinq récits suivants appartiennent tous à la littérature. Ce qui ne signifie nullement que l’expérience dont nous parlons échoit de manière privilégiée aux écrivains. Mais il y a que ceux-là, mieux que d’autres, savent relater de manière suggestive les affleurements subtils qui en forment la substance. (à suivre)