30/10/2005 – Le critère exclusif de notre appartenance à l’Evangile.

Saint
Severin – décembre 1961

Jésus nous reconnaît comme Ses disciples à ce don de nous-même à l’humanité.

 » Le dernier mot de Jésus – et c’est là le plus beau gage d’authenticité de Sa mission divine – ce n’est pas d’aimer Dieu, c’est d’aimer l’homme. Jésus savait en effet tout ce que l’on peut mettre d’imposture sous le nom de Dieu, ce nom que l’on devait invoquer pour Le condamner. C’est pourquoi II nous ordonne à l’homme et nous oriente vers l’homme : « Je vous donne un commandement nouveau, c’est que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. »

Et, pour traduire la rigueur de cette identification, Il résumera tout le jugement dernier dans cette séquence : « J’ai eu faim, j’ai eu soif, j’étais nu, infirme ou en prison. » Car chaque fois c’était moi en chacun, d’où il suit que, le sachant ou non, chaque fois que vous êtes venus à la rencontre du plus petit d’entre mes frères, c’est moi-même que vous avez secouru.

C’est trop peu en réalité de dire que Jésus nous oriente vers l’homme, en réalité Il en fait le critère exclusif de notre appartenance à l’Evangile puisqu’il nous . reconnaît comme ses disciples à ce don de nous-même à l’humanité devant laquelle II s’est agenouillé au lavement des pieds.

Et Il invente l’Eucharistie pour nous rassembler autour de Sa Table, ensemble et non chacun pour soi, ensemble comme un seul cœur, ensemble comme un seul corps qui exige pour que nous puissions l’atteindre sans Le restreindre, que nous nous fassions d’abord universels, que nous prenions en charge toute l’humanité, pour que nous formions précisément ensemble Son Corps mystique qui peut seul être en prise sur Son Chef, sur Sa Tête qui est Lui-même.

Jésus Fils de l’Homme, Jésus : l’Homme dans un sens unique, Jésus consumé dans la passion de l’homme, affirme Son Humanité, affirme Sa « philanthropie », comme le dit l’Epître à Tite, en nous ordonnant à l’homme, en faisant de l’homme le sanctuaire de la Divinité, en donnant à la liberté humaine la mesure de la Croix.

Car la Croix n’est pas un sacrifice offert à la colère d’un despote qui refuse de pardonner sans effusion de sang, mais le contrepoids d’amour qui compense tous nos refus d’amour en ouvrant une issue à l’Amour qui agonise de ne pouvoir se communiquer.

Ainsi, Jésus nous jette au cœur de cette réciprocité d’amour où il n’y a plus ni maître, ni sujet, ni despote, ni esclave, où l’amitié divine cherche la nôtre, où les fiançailles de la terre préludent à un éternel mariage. Jamais, en vérité, Dieu n’a été révélé dans une pareille lumière. Jamais l’homme n’a été glorifié avec une telle noblesse.

Jésus nous délivre du cauchemar d’un Dieu qui nous assujettit à ses caprices. Il nous ramène à la seule source d’où puisse jaillir la Vie Eternelle qui est Dieu en nous. Il nous introduit dans notre intimité. Il la consacre. Il en scelle l’inviolable autonomie dans la Présence et dans la Joie de Dieu. En bref, Il se donne Lui-même à nous en nous appelant à devenir ce qu’il est, à revêtir en Lui le Moi Divin, à graviter avec Lui dans ce soleil invisible qui ne cesse d’aimanter notre générosité.

Jésus a ainsi tout remis entre nos mains, et d’abord Dieu Lui-même ! Dieu dont la fragilité, sans cesse menacée par notre épaisseur, ne peut être protégée que par notre générosité. Et c’est justement parce qu’Il a donné à notre vie une telle dimension que nous essayons d’être Ses disciples, non pas pour rejeter tous ceux qui sont venus avant ou après Lui sans se référer à Lui, prophètes, saints ou mystiques – des Védas au Bouddhisme ou du Mazdéisme à l’Islam – qui ont pu atteindre une vie spirituelle authentique où s’atteste l’amour d’un Dieu qui est sans partialité mais, tout au contraire, parce qu’il n’exclut personne, parce que tous sont en Lui et vivant de Lui, parce que nul ne peut échapper à Son universelle tendresse, parce que Ses Bras sont étendus vers toute créature et embrassent tous les mondes.

On peut dire en effet de Jésus ce que Fénelon disait de Dieu: « Sa différence est de n’en avoir point.  » Ce qui signifie que, tandis que toute créature est enfermée dans ses limites et ne peut rien au-delà des bornes de sa nature, la différence de Dieu, c’est d’être sans limite comme la plénitude de la Lumière et de l’Amour. Il en va de même de Jésus : Sa différence est de n’en avoir point. Le Credo chrétien aussi bien tient tout entier dans le Mystère de la Pauvreté Divine révélée dans la Pauvreté diaphane de l’Humanité de Jésus.

Il ne propose pas un système du monde, une vision figée de l’Histoire. Il nous met en contact avec une Présence illimitée, universelle, pour nous identifier avec Elle afin qu’en Elle nous soyons délivrés de toutes nos frontières, de toutes nos partialités, et que toute créature trouve en nous sa patrie, sa maison, son foyer, en découvrant à travers nous le Visage de l’Eternel Amour qui n’a jamais cessé de l’attendre au plus intime d’elle-même.

Le Fils de l’Homme qui est identiquement le Fils de Dieu nous aspire à cette communion où nous nous identifions avec le Moi Divin en qui Son Humanité subsiste pour qu’avec Lui nous portions toute l’humanité, récapitulions toute l’Histoire et achevions tout l’univers. C’est pourquoi Saint Augustin peut dire : « Nous n’avons pas seulement été faits chrétiens, nous avons été faits Christ.  » Cela peut paraître excessif, cela peut paraître trop grand mais on ne peut pas dire que ce soit indigne de l’homme, que cela impose une limite à son intelligence, à sa générosité et à son amour. « 

Maurice Zundel à Saint Severin en décembre 1961