29/06/2011 – Se ressourcer dans le silence de Dieu

A
Lausanne, le dimanche 2 octobre 1960.

 

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte:

 

Ce matin, à cinq heures, le jour se levait dans une lumière indécise, verte ou bleue, comme s’il semblait sortir d’un écrin. Les montagnes se profilaient, vaporeuses, sur l’immobilité du lac et le silence régnait sur toute la nature. On n’entendait que les premiers chants des oiseaux. Il semblait que l’homme ne fût pas encore né. Aucun bruit ne signalait sa présence. La nature semblait renouvelée, et respirer dans l’aube virginale. Et je songeais que, tout à l’heure, les bruits de l’homme allaient recommencer, que les journaux, la radio allaient nous apporter toutes ces nouvelles passionnées qui signalent par toute la terre ces foyers de haine et de ressentiment: qu’il nous faut entendre ces coups de poing sur la table, en évoquant chaque jour de nouvelles menaces de guerre.

            Et je pensais qu’en effet, seul, le silence, le silence des choses, ce silence de la nature, ce silence de la lumière, ce silence du chant des oiseaux lui-même, que ce silence seul pouvait faire contrepoids à toute la folie des hommes qui se servent de leurs plus belles découvertes pour se mesurer et se menacer.

Et il me semblait que la leçon qu’il fallait tirer, tirer de tout ce spectacle, c’était justement que seul, le silence, le silence vécu, le silence respiré, le silence qui est une vie, que seul le silence pouvait sauver l’humanité de la destruction et de la folie. Et je songeais à cet homme, cet homme unique peut-être dans notre siècle, cet homme qui s’appelait Gandhi, Gandhi qui, pendant quarante ans au moins, pendant quarante ans a pu tenir dans sa main un peuple de 400 millions d’hommes qui réclamaient justement leur liberté, sans se livrer jamais à aucune violence de fait ni de langage, traitant ses ennemis comme des amis, voulant les amener à réaliser la justice qui était la seule chose qu’il réclamait, et puisant toute sa force dans cette petite voix qu’il ne cessait d’écouter au fond de lui-même.

Car c’est là l’immense grandeur de cette aventure unique dans notre temps, qu’un homme fragile, dont la santé tenait à un fil, ait manifesté une puissance unique, ait pu vaincre un empire et préserver tout un peuple de l’injustice et de la violence parce que, il écoutait continuellement en lui le silence de Dieu.

C’est dans ce silence de Dieu, en effet, que les débats peuvent se dépassionner, car dans le silence de Dieu, on apprend la dignité de l’homme, on apprend que, une seule chose importe, c’est d’être vrai, c’est d’être juste, que le Royaume de Dieu, c’est l’homme lui-même quand il est ouvert à la lumière et à l’amour et que tous les hommes ont en eux cette capacité de devenir le Royaume de Dieu.

Et c’est justement ce que voulait Gandhi : il ne voulait pas que son peuple parvînt à la liberté illusoire par le ressentiment, par la haine. Il savait que, seule en nous mérite la liberté, cette dignité humaine qui est la source de tout ce qu’il y a dans le monde de grandeur et de beauté. Il savait que cette dignité humaine, elle repose sur un sens aigu de la justice et de l’amour; et que l’homme qui a conquis cette dignité, que l’homme qui est au-dessus de la violence et de la haine, obtiendra nécessairement ses droits, c’est-à-dire le droit d’être dans l’humanité un espace de lumière et d’amour.

Pour nous, il est absolument indispensable, si nous voulons garder notre équilibre et si nous voulons être, dans le monde, le ferment d’une paix chrétienne, il est indispensable de revenir continuellement au silence. Il est impossible de lire les journaux, impossible d’entendre la radio, sans avoir cette impression que toutes les nouvelles sont empoisonnées, parce qu’elles sont toujours présentées, sous un aspect ou sous un autre, comme un conflit qui, à travers les peuples qui cherchent aujourd’hui à affirmer leur liberté, oppose continuellement ces deux blocs, factices, artificiels, où les hommes s’opposent et se déchirent, en oubliant qu’ils ont un intérêt essentiel en commun qui est justement celui, justement, d’être des hommes, de pouvoir parvenir à la même dignité et d’échanger, les uns avec les autres, ces trésors de la vérité et de l’amour.

Nous ferons une oeuvre infiniment plus utile à la paix du monde en nous recueillant tous les jours, en cherchant à retrouver au plus profond de nous-mêmes la Source éternelle, en écoutant comme Gandhi la petite voix qui ne cesse de parler à celui qui écoute. Nous ferons une oeuvre infiniment plus utile qu’en nous lançant dans de vaines discussions, dans des propos stériles qui ne font que, envenimer les passions.

Car les hommes, très aisément, pourraient se rencontrer. Ils se retrouveraient frères infailliblement, dans la mesure justement où chacun consentirait à se démettre de lui-même en écoutant l’appel de sa vie intérieure.

Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus justement doit toute sa grandeur, qui est immense, au fait que, elle a donné sa vie en se cachant dans le silence de Dieu. Elle avait compris l’appel du monde, elle avait entendu le cri de toutes les détresses humaines, elle avait entendu plus profondément encore le cri de la douleur divine et elle voulait collaborer, avec tout l’élan de sa foi et de son amour, collaborer à l’établissement du Règne de Dieu ; et c’est pourquoi elle se cachait dans le silence du Christ. Et, dans ce couvent, où elle accomplissait les travaux les plus quelconques, les plus insignifiants, elle émettait dans le monde toutes ces vagues de lumière et d’amour, ces ondes de lumière et d’amour qui devaient le soulever vers Dieu.

Vous voyez quand un enfant joue au bord du lac, qu’il jette un caillou dans l’eau, la chute de la pierre amène la formation de ces cercles qui s’élargissent de plus en plus et qui finissent par gagner, à peine visibles, l’autre rive. Eh ! bien, notre vie, elle est justement le foyer d’ondes de lumière ou de ténèbres, selon notre choix, qui se répandent sur le monde entier.

Demandons à Dieu, en lisant le journal, en écoutant la radio, demandons à Dieu, de faire tomber toutes les barrières qui séparent les peuples en faisant d’abord tomber toutes les frontières qui empêchent notre âme et notre cœur d’être universels.

Car, si nous arrivons chaque jour à retrouver le trésor du silence, si chaque jour, nous allons jusqu’au fond, jusqu’à la rencontre avec la source éternelle, si notre prière est d’abord une audition de la parole intérieure, une attention donnée à la petite voix de Dieu, au plus intime de notre coeur, nous aussi, nous porterons, comme sainte Thérèse, nous porterons la lumière du monde, nous diffuserons ces ondes de clarté et d’amour qui, peu à peu, purifieront l’atmosphère de ses débats passionnels et amèneront les hommes à comprendre qu’ils peuvent se rencontrer dans le respect du bien infini qui est confié à toute conscience humaine.

Nous voulons donc ce matin, dans ce pays de merveilles où il nous est donné de découvrir toute la splendeur du monde, nous voulons demander à Dieu d’entrer dans le silence de l’aube, dont la lumière commence à renaître, d’entrer dans le silence des chants d’oiseaux, d’entrer dans le silence de Gandhi, dans le silence de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, dans le silence infiniment profond et bouleversant du Christ-Eucharistie, afin que, cachés dans la lumière de Dieu, nous apportions au monde ce ferment de paix et d’amour qui peut seul le sauver. Quelle merveille si chacun de nous pouvait ce matin, en se recueillant au plus intime de lui-même, se charger de toute la lumière du Christ et écouter, comme dit saint Ignace d’Antioche : les mystères de clameur qui s’accomplissent dans le silence de Dieu !