28/07/2010 – Homélie – L’humanité qui souffre est plus belle

Homélie
de Maurice Zundel le 19 février 1955 à N.D. du Valentin, à Lausanne.

L’intégralité de l’homélie vous est proposée, à l’écoute, mais à l’aide du curseur, déplacé par la souris, vous pouvez morceler celle-ci, l’interrompant et la reprenant comme bon vous semble.

Chargé pour un temps de l’aumônerie d’un grand hôpital, j’étais soumis au règlement de tous les aumôniers qui devaient se rendre à l’hôpital à 4 heures du matin pour assister les malades, avant l’entrée en service des infirmiers en sorte que j’étais à peu près le seul, le seul, le seul vivant présent dans ces murs dans cette seconde partie de la nuit où commence à s’installer chez les malades une espèce de rémission, comme s’ils sentaient l’approche du jour.

Il y avait dans cet hôpital immense un très profond recueillement qui me donnait chaque fois cette même impression que je traduisais en moi-même :  » L’humanité qui souffre est tout de même plus belle que l’humanité qui s’amuse « . Les boîtes de nuit qui n’étaient pas très éloignées offraient un contraste saisissant et on sentait bien tout de même que cette humanité arrachée au circuit de la banalité quotidienne, cette humanité souffrante et recueillie était infiniment plus près de sa dignité, infiniment plus près de l’existence authentique que l’humanité qui jouit.

Ce n’est pas, bien sûr, que de saines distractions n’entrent pas pleinement dans le programme d’une vie chrétienne, mais il est certain que ce grand couvent de malades qu’est un immense hôpital ne peut pas ne pas donner cette impression de la grandeur humaine, dans une humanité qui pourtant ne fait rien, ne produit rien et se borne simplement à faire cette chose magnifique et incomparable qui est d’exister.

Cette journée des malades nous rappelle précisément cette prodigieuse vérité : il y a dans notre vie une sorte de zone inutile, inutile et d’autant plus précieuse, où on ne fait rien, où on ne produit rien mais on existe et on rend témoignage à la dignité et à la grandeur humaines.

Cette zone inutile, où se situent précisément toute la grandeur et toute la dignité humaines, vous la connaissez bien dans une suite d’expériences qui constituent les heures les plus précieuses de votre vie : un petit enfant, ce petit enfant qui a été confié un jour à votre tendresse, cet enfant nouveau-né, qu’était-il, sinon justement un être inutile, un être qui ne produisait rien et auquel vous ne songiez, bien entendu, à rien demander d’autre, sinon qu’il soit. Il existe : comme c’est beau ! Il est là avec toutes ses possibilités innombrables. Bien­tôt surviendra ce sourire qui sera la réponse de son cœur au vôtre et votre joie sera si grande qu’il vous semblera toucher le paradis et, quand vous assisterez au sommeil de ce petit enfant, que vous verrez cette confiance qui l’enveloppe tout entier comme s’il se sentait sous la garde d’un amour infini, vous aurez de nouveau l’impression d’une valeur inépuisable, d’un spectacle qui dépasse en beauté pour votre coeur de père ou de mère tous les spectacles du monde dans cette existence gratuite et gracieuse où semble circuler une vie divine.

Et il en a été de même à l’éveil du premier amour, à cet amour en fleur qui est simplement la reconnaissance de deux êtres qui se sentent soudain intérieurs l’un à l’autre. Cela suffit. Ce monde étranger dans lequel vivent la plupart des hommes, ce monde où l’on s’avance masqué derrière des abîmes de conventions, où la vie s’asphyxie, tout d’un coup, ce monde s’est ouvert sur une intimité dans laquelle vous sentiez s’enraciner la vôtre comme si, tout d’un coup, ce moi pesant qui vous a été imposé dès votre naissance s’était dilaté dans un autre moi, un moi de surcroît, un moi librement assumé qui vous apparaissait comme un univers infini.

Et, lorsque vous avez voulu meubler votre maison, vous avez essayé de la disposer avec le plus d’élégance, le plus d’harmonie et de beauté afin qu’elle ne soit pas simplement l’abri de votre coeur, mais qu’elle permit à votre âme de respirer, à votre coeur de s’y retrouver afin que, dès le seuil, vous ayez ce sentiment d’un accueil vivant, comme c’est toujours le cas lorsque nous sommes confrontés avec la beauté. Spontanément, parce que vous avez du goût, parce que vous avez des dispositions pour les choses de l’esprit, parce qu’il ne vous suffit pas, il ne vous suffit pas de boire et de manger, vous avez fait de votre maison, selon vos moyens, un chef-d’œuvre d’harmonie et de joie.

Vous faisiez écho par-là à ce monde prodigieux de l’art qui est, par excellence, le monde inutile, ce monde qui n’a pas de valeur matérielle, ce monde qui ne sert littéralement à rien et qui est pourtant un monde indispensable à la civilisation humaine, un monde si précieux que, pour abriter les oeuvres d’art, on construit des musées qui valent des cathédrales parce qu’on savait que, dans ces oeuvres d’art, il y avait une présence, que à travers elles l’humanité pouvait faire une rencontre qui l’arrachait justement à ses limites et qui l’établissait dans sa véritable dimension en donnant le sens de sa destinée infinie.

Et vous savez bien que, tout près du monde des artistes, il y a le monde des savants et que les savants ne nous émeuvent jamais plus profondément que lorsqu’ils rendent témoignage à leur passion pour la vérité. Un astronome qui observe des nébuleuses, des nébuleuses en fuite, qui nous explique leur mystérieux destin, qui calcule leur vitesse d’éloignement, qui peut prévoir quand elles seront absolument hors d’atteinte à nos plus puissants télescopes, cet astronome ne produit rien, il n’ajoute rien à la puissance utilitaire de notre technique. Simplement, il cherche, il cherche cette vérité qui le consume d’une merveilleuse passion, il porte en lui ce jour qui le transfigure et qui nous illumine et nous lui sommes reconnaissants justement d’être un homme inutile et de nous révéler cet autre univers qui est le seul univers respirable, celui de l’enfance, de l’amour, de la grâce et de la beauté, et de l’art et du véritable savoir.

Cette journée des malades doit nous aider à recouvrer ce sens de l’inutile, cette dimension de la grâce et de la gratuité parce que rien ne nous est plus nécessaire.

Si l’Europe est dans une situation si lamentable, si nous sommes de véritables barbares, si nous ne sortons d’une guerre que pour entrer dans une autre, c’est justement parce que nous n’avons plus ce sens d’une existence qui s’accomplit sur deux registres, l’un visible, utile, où la technique se développe et triomphe – et c’est une chose magnifique – magnifique dans la mesure justement où cette technique devient une puissance de libération pour pénétrer plus avant dans le monde inutile qui est le monde de la faim, le monde des valeurs absolues, le monde de l’esprit et de la pensée, le monde du sentiment et du coeur, le monde de l’enfance et de l’amour, de l’art et de la science.

La technique n’aurait pas de sens si elle n’était pas conçue dans cet esprit de libération, si elle ne devait pas nous procurer ces divins loisirs qui permettront à chacun, qui devraient permettre à chacun de développer en lui cette dimension de grâce et de gratuité et d’atteindre à sa véritable stature d’homme, là où, justement, il devient un créateur, un centre, une origine, un commencement, où il thésaurise, où il accumule dans son coeur et dans son esprit une lumière, une bonté qui pourront circuler à travers toutes les consciences humaines et devenir pour chacune le ferment d’une libération plus rapide et plus profonde.

Personne ne s’étonnait, quand l’Inde avait le privilège de vivre sous l’égide de Gandhi, personne ne s’étonnait de ses jeûnes et de son recueillement. Tout le monde sentait que c’était précisément dans ces moments inutiles, dans ces moments non productifs où Gandhi communiait avec la divinité, où il assumait dans son jeûne les fautes et les erreurs de son peuple et, davantage peut-être encore, les fautes et les crimes de ses ennemis dont il voulait faire ses amis, tout le monde sentait que c’était là justement que se préparait la libération de l’Inde, parce que cette libération ne pouvait rien signifier si elle ne signifiait, comme c’était le cas dans l’esprit de ce grand saint, précisément l’accès de l’Inde à la dignité humaine, l’accès de tous les hindous aux valeurs de l’esprit, la possibilité pour tous de ces loisirs éternels où l’homme communie avec l’infini.

Le salut viendra pour nous de ce regard qui se meut sur ces deux plans, de cette redécouverte des deux registres de l’existence hu­maine où, finalement, c’est la puissance du coeur comme dit Françoise Pastorelli, c’est la puissance du cœur qui est la seule puissance, parce que c’est là que chacun de nous peut se retrouver, peut découvrir son vrai visage, peut s’expliquer à soi-même son émoi devant l’enfance, son émer­veillement devant l’amour, sa passion de l’art et du véritable savoir. Nous ne sortirons de notre barbarie qu’en retrouvant ce sens de la seconde et éternelle dimension. Sans doute personne plus que moi n’a horreur de l’étalage d’un prosélytisme indiscret. Il ne s’agit pas du tout de porter Dieu en écharpe. Il ne s’agit pas du tout d’assassiner les autres de ses convictions et de vouloir à la force du poignet les sauver malgré eux. Tout cela est absurde.

Le salut, c’est justement la fleur de la liberté. Le salut, c’est d’être sauvé de ses limites, c’est d’accéder à sa véritable intimité, c’est d’entrer dans ce royaume intérieur où l’on devient enfin soi-même dans le dialogue silencieux avec l’éternel Amour.

Il ne s’agit pas du tout de vouloir une société cléricale où l’Eglise tienne une place officielle et où on doive assister compulsivement à la messe ou faire ses Pâques. Tout cela est parfaitement contraire aux vœux d’une conscience chrétienne fidèle à l’Evangile. Mais non ! Ce que, ce qu’il faut à toute force, c’est simplement cette conscience de toutes les richesses de l’homme, de toute sa puissance, de toute sa grandeur et de toute sa beauté.

Et justement, la grandeur de l’homme, c’est de pouvoir, à travers les gestes les plus quotidiens, à travers le métier, la profession, à travers la technique, à travers le laboratoire, à travers le calcul, sans rien dire, de rendre témoignage en existant à un degré plus élevé, en existant comme une source et comme une origine, de pouvoir rendre témoignage à quelque chose ou plutôt à Quelqu’un qui nous attend, chacun, au fond de nous-même et en lequel nous allons réaliser notre véritable identité.

L’homme qui est ainsi enraciné, en effet, dans son intimité divine, il n’a pas besoin de parler. Il bénéficie d’un immense recul qui lui donne aussi une merveilleuse sérénité. Il sait que rien ne peut atteindre ce trésor avec lequel il s’est identifié et qu’au fond de lui-même, il y a déjà un monde éternel où toutes les valeurs qui méritent de vivre sont présentes, impérissables. C’est pourquoi il est déjà au-dessus de la mort, comme en témoigne ce grand prélat, au temps des massacres de Septembre, qui attendait, la jambe brisée, de monter à son tour à l’échafaud et qui disait, avec sa merveilleuse courtoisie, à ses bourreaux :  » Messieurs, vous voyez que je ne puis me rendre là où je dois mourir. Ayez la bonté de me rendre le service de m’y porter.  » Eh bien ! Evidemment, l’homme qui peut envisager l’échafaud avec cette sérénité et traiter ses bourreaux avec cette courtoisie, c’est que il est enraciné dans un monde imprenable, inviolable, c’est que déjà il s’est éternisé dans l’éternel Amour, c’est qu’il a atteint son visage authentique, c’est qu’il est devenu sa propre éternité.

Et c’est cela qui nous est proposé aujourd’hui. Nous sommes là au coeur de la culture authentique et de la véritable civilisation et, si nous devons garder certainement la plus grande discrétion sur les choses de l’âme, si une pudeur magnifique nous empêche de prodiguer à tort et à travers le nom de Dieu, il faut d’autant plus nous assurer ce recul sans lequel nous n’atteindrons jamais à la grandeur ni à la sérénité. D’ailleurs, ce sera le meilleur moyen de reconnaître la dignité et de promouvoir la grandeur des autres, car nous ne saurons jamais ce que c’est que l’homme, si nous prenons l’homme simplement par le dehors, si nous ne le percevons que comme un objet, si nous ne sommes pas conscients qu’au-delà de sa figure visible, il y a ce mystère adorable confié à toute conscience humaine et qui est le Dieu vivant.

Nous voulons donc ce matin, en pensant à tous les chers malades que notre prière veut atteindre, que notre compassion veut aider et que notre amour veut essayer de hausser jusqu’au niveau du Cœur de Dieu, nous voulons demander à Dieu pour nous-mêmes cette reconnaissance de notre humanité véritable, cette prise de conscience d’un univers à deux registres où le visible laisse transparaître l’invisible, où le temps s’éternise, où tout ce qui se déploie dans l’espace est l’image et le symbole et le sacrement de Dieu. Alors la vie nous apparaîtra dans toute sa beauté et nous l’aimerons d’un amour tout neuf et nous la vivrons avec un enthousiasme plus passionné parce que, justement, il ne s’agit pas de nous préparer à la mort, mais de vaincre la mort, de remonter le cours du mal et de faire apparaître sur le visage de l’homme, comme un mystère adorable, le visage de l’éternel Amour.