27-29-01-2014 – Homélie – Connaissance et humilité

Homélie
de Maurice Zundel au Val St François près de Thonon en 1938. Inédit.

 

Nous ne sommes pas chrétiens quand nous ne sommes pas humains. Il est nécessaire que le chrétien développe son intelligence.

 

Laissez tarir la vie de l’esprit, cessez de se passionner pour les problèmes de l’intelligence et vous serez fermés aux problèmes de Dieu qui est toute lumière, toute intelligence et toute sagesse.

 

Si la vie d’une âme est stagnante, c’est que l’intelligence sur le plan humain n’est pas développée. Nous ne conserverons le Verbe en nous que dans la mesure où nous aurons recueilli toute lumière à même l’univers, à même la vie en nous initiant autant que possible à la connaissance du monde. Toute science est une restitution d’amour, une des plus belles choses humaines.

 

Dieu n’a pas pu ne pas laisser dans l’univers les vestiges de son esprit : le secret des choses et de la nature est toujours un secret spirituel. Il y a dans la science une confidence de Dieu. Ouvrir son esprit à la splendeur des choses, c’est faire communiquer l’univers avec Dieu, le rendre à Dieu dans le don de son amour.

 

Etablissez un programme d’étude : les livres durs, ceux qui demandent le plus sont ceux aussi qui donnent le plus. Si l’écorce est dure et amère, tant mieux, à ce contact, l’esprit s’épure, devient comme un diamant. Il est possible que l’effort que vous ferez ne rende pas dans le moment. La maturation se fera lentement et vous en recueillerez tout de même les fruits. Ne pas toucher à tout et ne s’arrêter à rien une vague lumière sur toutes choses, mais rien qui ne soit descendu jusqu’au fond de vous.

 

L’homme qui comprend tout n’est pas celui qui a tout étudié, c’est impossible, mais celui qui a été en profondeur avec une grande discipline, là où toutes les harmonies se rejoignent dans la même réalité.

 

Poursuivez une étude, ne la lâchez pas avant de l’avoir achevée, en vous inspirant de vos goûts, de votre attrait.

 

Etudier une langue, c’est beaucoup plus que d’apprendre des mots, c’est recréer la pensée d’un peuple étranger, c’est voir comment les hommes ont vu la vie à travers leur esprit. Et puis, les mots familiers sont souvent figés dans l’accoutumance, ils reprennent alors dans une autre langue une toute autre couleur.

 

Le chrétien doit assumer tout l’univers et en faire une offrande d’amour.

 

Première condition en face de l’étude : l’humilité.

 

L’humilité n’est pas ? comme une fausse dévotion l’a souvent montré ? l’aplatissement de la créature devant Dieu, cela ne répond à rien, Dieu n’est pas honoré, parce que l’homme s’aplatit devant lui, il a créé des fils et non pas des esclaves… Dire à Dieu : « Je ne suis rien », c’est lui dire : « Vous ne m’avez rien donné. »

 

L’humilité est effacement de l’amour qui fait qu’on invite un être aimé chez soi, qu’on lui donne la meilleure chambre et qu’on se retire en se disant à son service. On lui donne le meilleur, avec cette réserve de l’amour pour lui assurer l’espace où il respirera à son aise : effacement de l’amour.

 

Ne pas mêler à notre étude nos propres ténèbres, mais l’accueillir tellement qu’elle respire à son aise. C’est ainsi que vous obtiendrez la certitude d’une chose qu’il faut vivre. On n’a pas obtenu de certitudes parce qu’on a découvert la merveilleuse ordonnance d’un raisonnement. Il faut devenir transparent, il faut enfanter la lumière, l’amour. On ne peut être savant sans être en état de don, de grâce. Il y a des virtuoses de la science, comme il y a des virtuoses de la musique qui ne sont pas des musiciens, qui jouent de façon matérielle, en automates, sans pénétrer la beauté de l’œuvre. Il y a des savants qui ne sont que des sacristains de la science.

 

C’est comme quelqu’un qui dicterait des lettres d’amour : rien n’y manquerait, pas une virgule, mais le sens de ces confidences n’existe que pour celui qui aime à qui elles sont destinées. Le technicien, c’est l’éditeur des lettres d’amour, il manipule la science avec une certaine suffisance, mais il ne la connaît pas. Celui-là seul qui sait s’effacer devant la vérité, devenir transparent, avoir cette ingénuité enfantine, celui-là permet à la science de progresser, parce qu’il est dedans, il porte l’accent du dedans et il peut nous révéler des choses que nous ne pouvons connaître, parce qu’il est plus transparent que nous. Cela est vrai dans tous les domaines.

 

Dieu me garde de désirer que vous deveniez des femmes intellectuelles, car le bon sens d’une paysanne est parfois bien supérieur à ces « bas-bleus » qui sont au courant du dernier livre paru ? ce qui ne signifie rien : il manque le regard qui voit dans les profondeurs, l’intelligence qui luit au-dedans.

 

Il faut, pour connaître, un immense respect, une immense humilité. Rien n’est plus pénible que ces affreux clichés au sujet des livres, cela fait mal d’entendre parler des livres qu’on aime : « c’est beau. » « C’est bien écrit… » Eh ! Quoi ? C’est tout ?…

 

Si la connaissance scientifique requiert cette résonance personnelle, la coïncidence de l’être avec la réalité vivante et éternelle, la connaissance religieuse plus encore.

 

La doctrine chrétienne a affreusement souffert de la polémique, on a tout assuré, tout réfuté, mais l’amour n’a pas progressé. Que n’a-t-on pas échafaudé sur la prédestination ? C’est abominable… Si nos principes ne sont pas agenouillés devant l’infinie réalité de Dieu, alors ce n’est pas la peine.

 

La logique mécanique est un attentat, un blasphème à la vie, à Dieu. Pour connaître un homme, on ne le démonte pas comme un système. On ne peut l’étiqueter : il est ceci, donc il arrivera à cela. Comprendre un homme, c’est au contraire être agenouillé devant son mystère, lui laisser tout l’espace d’infini pour qu’il vive et puisse se manifester.

 

Lorsqu’il s’agit de la connaissance de Dieu, il faut alors un respect et une humilité plus grands encore. Définir, avec le sens de l’insuffisance des mots, avec l’ouverture qu’ils présentent, avec cette réserve de saint Thomas d’Aquin qui n’a jamais achevé sa somme théologique.

 

Nous pouvons recourir à des méthodes philosophiques pour nous aider, mais afin de plonger dans les abîmes de l’inconnaissable.

 

Le Christ ne peut être qu’une pierre d’achoppement pour ceux qui le voient du dehors. Il faut exposer sa vie si on veut mériter de connaître.

 

Quand l’évènement, quand la vie fondra sur vous avec tous ses problèmes, toutes ses passions, les certitudes inertes ne vous suffiront pas. Il nous faut avancer dans la connaissance à tâtons, à genoux, car nous ne sommes pas encore dignes d’entrer dans la lumière et le moindre rayon est une grâce infinie. Le miracle n’a jamais convaincu personne, que les âmes de bonne volonté : elles ont perçu là la puissance divine, mais sans leur disposition intérieure, le signe n’aurait rien pu.

 

Ces affirmations brutales d’apologistes maladroits sont l’arsenal des rationalistes. Si la religion est cette petite école de démonstration, ce n’est rien : comme si l’on voulait prendre Dieu la main dans le sac ! Les miracles sont des signes, des invitations à « regarder « . Parce que des âmes étaient droites, elles ont deviné ce qui était, mais sans cette pureté du regard, sans ce commencement d’amour, elles n’auraient rien vu. Les hommes qui ne veulent relever que de la raison ont oublié que la nature n’est que l’expression d’un ordre intelligible à travers lequel se joue la liberté de Dieu. Toutes les doctrines ne valent que si elles se centrent sur la vie, si elles s’appuient sur une expérience intérieure. S’il n’y avait, entre le message du Christ et la vie, d’idéal vécu, le christianisme n’aurait aucune raison d’être. C’est la coïncidence intime de la vie avec les propositions évangéliques qui est toute sa lumière. Le dogme est le vitrail où la vie du Christ est offerte, mais sans lumière qui le traverse, il ne serait rien.

 

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