27/01 au 05/02/2013 – Conférence Paris 1966 – Quel homme et quel Dieu ?

 

 

 

 Conférence de Maurice Zundel donnée au Cénacle de Paris le 22 janvier 1966

Quel homme? Quel Dieu ?

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. (Enregistrement qui s’améliore après le premier paragraphe. Qualité générale médiocre mais compréhensible, sauf quelques mots.)

 

Je me suis souvent demandé, en lisant les comptes rendus du Concile : de quel Dieu parlons-nous ? De quel Dieu parlons-nous, et de quel Homme ? Et il me semble que cette question n’a pas été posée ; qu’il y a eu, dans le Concile, des conflits de tendances, des ambiguïtés et que, finalement, le message essentiel n’a pas été proposé qui aurait été précisément de présenter le Dieu qui ne peut se situer que dans ce monde que l’homme est appelé à créer, non seulement qui n’existe pas encore, qui ne peut pas exister sans nous et qui n’existe par nous, que dans la mesure où nous sommes engagés.

 Le Dieu dont nous parlons, je veux dire le Dieu traditionnel, le Dieu qui répond à une définition que l’on retrouve dans tous les manuels, dans tous les livres de philosophie, ce Dieu est un Dieu qui concerne le passé, c’est un Dieu qui est censé expliquer l’univers, sa genèse et son évolution. C’est un Dieu qui complète, en quelque sorte, ou qui était censé compléter les explications données par les savants. Ce n’était pas le Dieu que l’on peut rencontrer seulement dans ce monde qui n’existe pas encore et qui ne subsiste qu’à la faveur d’un engagement sans cesse renouvelé.

 

 

Et c’est là, justement, le danger, le fait que, il n’y ait pas communication entre le monde et l’Eglise ou les Eglises, le monde et les religions institutionnelles ; c’est là le point de rupture : c’est que ce Dieu qui est censé expliquer d’abord [les réalités] les plus nécessaires est de moins en moins intelligible aux savants comme tel. […] Il y a des savants naturellement qui, ont deux parts dans leur vie, qui sont des croyants par leur option personnelle et qui peuvent être de vrais mystiques, et qui appliquent dans le domaine scientifique toutes les rigueurs de la méthode, qui est, si vous le voulez, une méthode matérialiste, c’est-à-dire une méthode où les vérifications sont toujours physiques et se situent dans un monde extérieur à nous et dans un monde automatique et préfabriqué.

 

Nous pouvons passer en revue, si vous le voulez, un ensemble de difficultés qui pèsent sur la notion traditionnelle de Dieu, qui ont pesé, certainement, sur le déroulement des délibérations conciliaires, qui pèsent aussi sur notre esprit, car nous sommes imbus d’un langage traditionnel dont il nous est difficile de nous départir et si nous passons en revue quelques-uns de ces obstacles, simplement pour clarifier la situation et pour mieux nous amener à opter précisément pour ce monde qui n’est pas encore, et dont nous avons à être à chaque instant, de nouveau, les créateurs.

 

De quel Dieu parlons-nous ? Et de quel homme ? Je pense qu’une des premières difficultés à considérer le problème sous l’aspect de l’avenir, la première difficulté à situer nos origines humaines dans l’avenir provient, si vous le voulez, du biblisme. Le biblisme, c’est un mot assez péjoratif que je m’excuse d’employer, je vais immédiatement illustrer ce que j’entends en me référant à une toute petite expérience que j’ai faite l’an dernier, durant le Carême, au moment où je m’apprêtais à lire l’épître de la Messe.

 

L’épître du jour était la prière de Jérémie pour être délivré de ses ennemis, c’est-à-dire la prière de Jérémie contre ses ennemis. Eh ! bien, en lisant ce texte en français, c’est-à-dire en lui donnant l’accent de la langue de tous les jours, j’ai été tellement frappé par l’incompatibilité entre la liturgie eucharistique, la liturgie du Seigneur, la liturgie de la foi et de l’amour et cette prière qui revendique, cette prière qui demande l’anéantissement des ennemis, que j’ai fermé le livre […] en disant : « Il est impossible de lire à la face du Seigneur ces imprécations et ces demandes de vengeance. Ce n’est pas compatible. »

 

Il est évident que le Dieu de Jérémie, dans cette prière, est encore un Dieu conçu dans une perspective qui n’est pas évangélique et qui ne pouvait pas l’être à l’époque, puisque le Christ n’était pas apparu. C’est là un exemple infinitésimal de ce que peut signifier la lecture de la Bible pour un homme d’aujourd’hui qui croit devoir prendre comme révélation divine, c’est-à-dire comme révélation absolue, comme la vérité parfaite et intangible, un texte qui émane de l’Esprit saint.

 

Combien de fois se trouvera-t-il en face de textes qui le déçoivent, qui le scandalisent, qui ne correspondent absolument pas à l’expérience qu’il a de Dieu et qui sont en contradiction d’ailleurs avec les données de l’Evangile.

 

Il est évident que, si on lit la Bible en oubliant le grand mot de saint Paul dans l’épître aux Galates : « que la loi est le pédagogue de l’Evangile », on risque, à chaque instant, d’être déçu et scandalisé. Quand saint Paul dit que la loi est le pédagogue de l’évangile, il entend bien que la loi est imparfaite, que la loi est provisoire, que la loi est un acheminement et que l’Evangile est la plénitude. Or, il est certain que, pour qui se plonge dans la tradition biblique, dans la lettre biblique, il y a une extrême difficulté à retrouver l’esprit de l’Evangile.

 

Nous lisons dans les Psaumes qui constituent notre essentielle prière de la liturgie, nous lisons dans les Psaumes l’odyssée d’Israël, ce parcours d’Egypte à la Mer Rouge. Tous les samedis cela revient ; on traverse tous les samedis la Mer Rouge, on assiste au miracle de Dieu en faveur de ce peuple unique pour qui Dieu va déposséder les autres, comme si les autres n’existaient pas et n’avaient à ses yeux aucune espèce de valeur. Il est absolument impossible pour l’homme d’aujourd’hui d’adopter cette perspective.

 

On ne peut pas croire à un peuple élu, on ne peut pas imaginer que l’ordre du monde ait été organisé en faveur d’un peuple choisi parmi tous les autres. Nous ne pouvons pas imaginer le massacre des autres peuples pour faire place à ce peuple, qui ne pourra occuper ce qu’on appelle aujourd’hui la Terre Sainte qu’en dépossédant ses habitants ou en les soumettant à l’esclavage. On ne peut pas admettre que les lois de la guerre, une guerre infiniment cruelle puisque, elle aboutissait à la destruction totale de tous les vivants sur le territoire occupé. On ne peut pas croire que, une guerre de cette espèce ait été voulue par Dieu, approuvée par lui en faveur de son peuple, si d’ailleurs on situe Dieu dans le monde qui n’est pas encore.

 

On ne peut que conclure : c’est là un Dieu du passé, c’est un Dieu vu par des hommes qui se situaient dans l’univers tel qu’il est, qui n’en faisaient pas craquer les limites, qui ne comprenaient pas que Dieu se situe dans un univers qui n’est pas encore, qui cherchaient en Dieu l’explication d’un univers très sommairement connu et l’explication de leur propre destin avec tout ce que la biologie collective peut comporter de limites et de partialité. C’est donc une histoire sainte sous bénéfice d’inventaire, C’est une histoire sainte dans la mesure où on la dépasse, dans la mesure où elle se dépasse, dans la mesure où elle tend vers autre chose, dans la mesure où elle a son aboutissement en Jésus-Christ, dans la mesure où elle reste ouverte sur un avenir qui n’est pas encore, qui demeure inconnu et qui ne se révélera, bien entendu, que dans la personne de Jésus-Christ.

 

Il n’est pas sans danger de lire la Bible quand on n’a pas une connaissance très rigoureuse de l’histoire des genres littéraires, de la pensée sémite, de l’évolution de cette pensée, des progrès de cette révélation et de son dépassement définitif en Jésus-Christ comme en témoigne le Christ lui-même lorsque, il oppose le plus petit des disciples, dans son royaume, à Jean-Baptiste, qui est le plus grand des prophètes. Le plus grand des prophètes est plus petit que le plus petit des disciples du royaume, parce que nous sommes entrés dans une économie nouvelle, que le pédagogue a cessé sa fonction et que la plénitude des temps est arrivée.

 

Si l’on ne perçoit pas les limites de la lettre biblique, si on ne lit pas la Bible comme une aspiration vers le Christ, si l’on n’en dépasse pas les limites, précisément, par référence à la personne du Christ, on ne voit pas pourquoi ce texte serait plus sacré qu’un autre. Il est beau sans doute, c’est un des plus immenses monuments de la littérature universelle, on trouve des choses admirables dans la religion égyptienne, on trouve des psaumes, on en retrouve à Babylone, des psaumes dont la Bible a pu s’inspirer d’ailleurs, on y retrouve des maximes de sagesse dont les proverbes de la Bible se sont vraisemblablement inspirés.

 

Ce livre n’est sacré, finalement, que parce qu’il est orienté, pour celui qui le lit de l’intérieur, il est orienté vers la personne de Jésus-Christ, parce qu’il est en chemin, non sans détours d’ailleurs, vers lui, que parce qu’en Jésus on peut dépasser la lettre, que parce qu’en Jésus on peut retrouver une Présence, c’est éclater la lettre où Dieu, sous son vêtement de pauvreté, acceptant que l’humanité telle qu’elle est, se représente comme elle est, c’est parce qu’on peut faire tous ces dépassements, que la Bible peut demeurer et est effectivement un livre sacré, lorsqu’on l’accorde précisément, à travers la personne de Jésus-Christ et comme un mouvement vers lui.

 

Mais il reste que l’immense majorité des lecteurs sont difficilement capables d’un tel dépassement et que la lettre du texte risque de vous emprisonner, lorsque, tout au moins, vous n’êtes pas averti qu’il faut la dépasser, et la Bible aussi peut devenir un obstacle à la connaissance du Dieu-esprit, du Dieu-vérité, du Dieu-personne, du Dieu-présence, du Dieu-intérieur, du Dieu qui se situe, encore une fois, dans l’univers qui n’est pas encore.

 

On est gêné évidemment quand on commence une liturgie par la demande de protection, la demande de défaite pour les ennemis, parce que ce style ne correspond pas à la croix du Seigneur qui meurt précisément d’amour pour ceux qui refusent de l’aimer.

 

Il y a donc un antagonisme dans la lettre, souvent, entre la Bible – Ancien Testament – et l’esprit de l’Evangile. L’Evangile lui-même d’ailleurs, écrit, n’est pas tout l’Evangile. Dans l’Evangile aussi, il y a des niveaux différents. Il est clair que l’Apocalypse et ses chevauchées, et ses victoires, et ses combats représentent un aspect où il m’est difficile de me sentir à l’aise et que je me sens infiniment plus proche du dialogue avec la Samaritaine, où nous sommes là immédiatement enracinés dans la religion de l’esprit.

 

Les textes même du Nouveau Testament ne disent pas tout. Ils sont souvent dépassés par la personne du Christ qui demeure, finalement, le seul Evangile éternel.

 

[Repère enregistrement audio : 15’ 43’’]

 

Mais l’habitude que nous avons de nous référer à la Bible, les prières que nous y empruntons qui sont d’ailleurs souvent très belles, qui ont au moins ceci, c’est qu’elles sont en état de pauvreté, et qui au moins ceci que, elles ne constituent jamais des verbiages, elles sont sobres et dépouillées. Toutes ces habitudes que nous avons de nous référer à l’Ancien Testament risquent évidemment de maintenir dans notre esprit l’idée d’un Dieu qui concerne le passé, qui est une explication, une pseudo-explication du passé, des origines telles que, on les concevait dans le passé, et non un Dieu qui peut attendre de l’avenir, un Dieu qu’on découvrira lorsque, on se sera fait homme soi-même.

 

Il y a une autre difficulté que l’on peut appeler l’impérialisme. L’impérialisme ou le constantinisme dont vous comprendrez immédiatement la portée, vous l’avez déjà comprise, et on la sent, cette difficulté, à Jérusalem.

 

Je me trouvais, au mois de juin dernier, ou de juillet dernier, sur les toits de Jérusalem, un toit d’un patriarcat. Je regardais cette vieille ville, de Jérusalem, je voyais des femmes qui pendaient leur linge, d’autres qui refaisaient leurs matelas, ces femmes qui vivaient une vie d’aujourd’hui, comme tout le petit peuple qui grouillait dans les rues si étroites de la vielle ville, qui vivaient toute cette vie d’aujourd’hui sans aucune espèce de souci de la vie du Christ dans le passé. Comme les hôtels qui se dressent dans les nouvelles avenues, des nouveaux magasins aux enseignes parisiennes signifient que la vie, la vie des gens de Jérusalem d’aujourd’hui est une vie d’homme d’aujourd’hui, avec les préoccupations d’aujourd’hui, avec les convoitises d’aujourd’hui, avec la télévision, avec tout ce qui s’ensuit. Aucun rapport entre ce peuple d’aujourd’hui et les grands événements que la ville sainte est censée nous rappeler.

 

D’autre part, en voyant le Saint-Sépulcre, ce vieil édifice qui émergeait des terrasses des maisons, en voyant plus loin les édifices du Mont des Oliviers, je me disais, oui, évidemment ce sont, là, les traces des sanctuaires constantiniens. C’est là au fond l’origine des pèlerinages : on a dressé sur les lieux saints de magnifiques basiliques, on a détruit d’ailleurs le terrain sur lequel l’événement lui-même s’était accompli, car comment reconnaître le terrain du calvaire dans le Saint-Sépulcre ? Il faut mettre ses yeux dans une fissure et on voit vaguement peut-être ce qui a été le sol foulé par le Christ lui-même, mais tout le terrain a été occupé par ces édifices qui ont été splendides – qui ont voulu l’être tout au moins – et qui ont recouvert les lieux saints de marbre en les dissimulant à notre vue.

 

Naturellement, le premier des empereurs chrétiens qui est devenu chrétien d’ailleurs, et avec prudence sur son lit de mort, ce premier des empereurs chrétiens, qui a voulu se réserver jusqu’à la fin certaines libertés, ce premier empereur chrétien a étalé sa magnificence dans les édifices que lui ou sa mère ont fait élever. C’était autant la magnificence de l’empereur qu’il s’agissait de célébrer que celle de Dieu, l’empereur céleste.

 

Il est évident que ces édifices du peuple constantinien, puisqu’il n’en reste presque plus rien, enfin, hérités de la tradition constantinienne, se réfèrent toujours à ce Dieu qui est l’empereur du monde, à ce Dieu qui tient les fils de l’histoire, à ce Dieu qui est censé être l’explication des phénomènes naturels ou des phénomènes humains. Et on comprend qu’un empereur ne pouvait concevoir d’autre Dieu que celui-là puisque, très normalement, en homme qui veut s’imposer aux autres, il a le choix entre deux procédés qu’il use d’ailleurs généralement, l’un après l’autre ou simultanément.

 

D’une part, de réduire les autres par la force : qu’est ce que l’on peut aujourd’hui contre des tanks ou des mitrailleuses ? Quand un dictateur dispose des derniers moyens techniques de destruction, il est assuré de son pouvoir, tant que l’armée qui manœuvre ces engins est de son côté. On ne peut pas faire des révolutions avec les poings contre des tanks, cela est évident. Donc, un conquérant quel qu’il soit, un dominateur quel qu’il soit, s’impose par la force, mais il s’impose aussi par la religion.

 

S’il peut, faire admettre à son peuple qu’il est le délégué d’un pouvoir divin, que son pouvoir est divin comme l’ont fait tant de souverains d’Egypte ou de Mésopotamie, comme l’on fait les Assemblées de Grecs ou les Cités grecques plus exactement, comme le fera l’Empire Romain par ce que nous appelons le paganisme, comme le feront les empereurs chrétiens, comme le feront tous les rois de la chrétienté, et très spécialement, les rois de France sacrés à Reims et recevant à Reims l’onction divine, il sera commode et inévitable que le souverain se réfère à un souverain céleste, et la caution de son pouvoir.

 

Et, bien entendu, tant que ceci est admis, le pouvoir du souverain peut être absolu, davantage il gagne à être d’autant plus absolu que, il a une caution plus absolue, dans la présence du Dieu souverain.

 

La religion, pour une très grande part, a été l’appui des souverainetés, qu’elles soient d’ailleurs des souverainetés tyranniques ou démocratiques, comme dans les Cités grecques ou dans certaines d’entre elles. Les cités, collectivités, jusqu’à la Révolution française, se sont réclamées de la divinité. Elles ont voulu que la divinité fût la caution de leurs lois et des pouvoirs qui s’exerçaient dans leur sein, et elles ont donc contribué à perpétuer l’image du roi d’Israël, l’image du Dieu souverain, l’image du Dieu qui gouverne, qui légifère, qui sanctionne, qui bénit, qui maudit, qui donne la prospérité ou qui afflige au contraire, par le malheur, les transgressions à ses lois.

 

Cette conception qui s’est répandue jusqu’à nos jours, qui se maintient, encore de nos jours, perpétue évidemment un Dieu du passé, un Dieu qui correspond à un monde préfabriqué, un Dieu qu’il est impossible de loger dans l’univers tel que la cybernétique le conçoit ou la biologie le conçoit aujourd’hui, un Dieu qui ne peut se situer, encore une fois, que dans l’avenir, dans ce monde qu’il nous incombe de créer, en nous engageant, en nous surmontant, en nous dépassant, en accédant enfin à notre dignité par l’offrande de nous-même.

 

Ce constantinisme si fractionné, si morcelé dans la division des classes qui se sont réclamées, elles aussi, de la protection divine, du moins les classes privilégiées, ont défendu leur bien, ont défendu leur propriété en la mettant à l’ombre du Décalogue et l’on a vu en France, en particulier, où les bourgeois qui ont triomphé dans la révolution française, qui ont repris les leviers de commande au moment où a surgi la grande industrie au 19ième siècle, les bourgeois français qui étaient athées et qui avaient combattu l’Ancien Régime au nom de l’athéisme ou d’un théisme extrêmement vague, se sont hâtés de rentrer dans l’Eglise lorsqu’ils ont vu que, la révolution tournait contre leur propriété et que leurs privilèges allaient leur échapper. Alors, ils ont demandé à l’Eglise une garantie contre les spoliations qu’ils avaient toutes raisons de craindre, et la religion est devenue et demeure encore pour une très large part, un phénomène bourgeois.

 

Qui est-ce qui va dans les Eglises ? On ne voit guère d’hommes en loques et en haillons. On y voit des gens bien vêtus, des gens distingués, des gens qui, justement, sont nantis du nécessaire et plus que du nécessaire. On n’y voit pas le tout-venant et la foule reste, […] dans sa grande majorité, absolument étrangère aux religions établies, tout au moins en Occident. Tout cela parce que nous sommes demeurés dans la vision d’un Dieu qui concerne un passé révolu, ce passé que nous avons inventorié comme une immense mécanique, qui demeure toujours, pour nous un passé, quelque chose qui est derrière nous, notre seule chance étant de nous projeter au devant de nous, en devenant les créateurs de cet univers où Dieu et l’homme se rencontrent à la fois.

 

Si vous conjuguez le biblisme et ses limites, pour nous, intolérables, qui font de Dieu le Dieu d’un peuple, ce qui n’a jamais été, car le sacrifice d’Abraham, de toute évidence, voulait dire que ce n’est pas la génération, la postérité charnelle qui était le peuple de Dieu, mais la postérité de la foi et de l’esprit comme saint Paul d’ailleurs le montrera magnifiquement dans l’Epître aux Galates et dans l’Epître aux Romains. Il n’y a jamais eu un peuple élu, il y a eu une Eglise élue, une Eglise élue avant Jésus-Christ, et dès le commencement du monde, une Eglise élue, c’est-à-dire une Eglise dont ont fait partie, dont étaient les membres tous ceux qui ont fait un choix personnel en faveur d’un Dieu rencontré au plus intime d’eux-mêmes.

 

C’est ce choix personnel qui a recruté ce petit reste dont parlent les grands prophètes, ce petit reste qui est l’objet de la sollicitude divine et qui justement ne se recrute pas par la génération charnelle, mais par la foi, par la fidélité et par l’amour. Mais si vous conjuguez ce que le biblisme peut vous inculquer de notions limitatives, si nous nous en tenons à la lettre, si vous développez votre itinéraire en ajoutant l’impérialisme des empereurs prétendument chrétiens, si vous voyez en Dieu le gouverneur du monde et celui qui tire les fils de l’histoire, devant le roi des rois et le souverain des souverains, il vous sera évidemment très difficile de vous orienter vers le Dieu de l’avenir.

 

A cela, s’ajoute un certain philosophisme dont je vais vous présenter tout de suite l’aspect le plus défavorable en vous rappelant ce raisonnement que j’ai vu se faire dans saint Thomas d’Aquin et qui a été d’ailleurs la justification de l’Inquisition au 13ème siècle. Les faux-monnayeurs altèrent la monnaie et les souverains les condamnent au bûcher, avec raison puisque, ils altèrent la monnaie, sur laquelle il faut pouvoir compter pour accueillir, entre les hommes, des échanges de justice. Les faux-monnayeurs altèrent la monnaie, les hérétiques altèrent la doctrine divine, la doctrine révélée et c’est infiniment plus grave. Donc ils sont, à plus forte raison, passibles des supplices que l’on inflige aux faux-monnayeurs.

 

Voilà le type parfait d’un raisonnement formaliste où, sous l’apparence des mots, on établit des déductions qui sont irrecevables évidemment du point de vue évangélique et qui sont aux antipodes de cet univers que nous avons à créer.

 

Comment des esprits aussi rigoureux, aussi sains, ont-ils pu se contenter de tels raisonnements ? Evidemment, ils étaient prisonniers d’une dialectique à laquelle nous ne pouvons plus croire, ils vivaient dans un monde où les machines électroniques n’existaient pas, où la cybernétique était absolument inconcevable. Ils pouvaient donc partir d’une finalité qui leur paraissait évidente, ils la retrouvaient partout, ils pouvaient construire un argument, une preuve de l’existence de Dieu sur la finalité parce que ils ne pouvaient pas la mettre en doute, comme nous le faisons nous-même.

 

[Repère enregistrement audio : 30’ 38’’]

 

Ils pouvaient parler d’un premier moteur parce que, ils ne connaissaient pas l’automatisme d’une évolution physico-chimique telle que la biologie d’aujourd’hui la représente. Ils pouvaient donc fonder, comme sur des bases absolument assurées, des arguments qui sont de plus en plus chancelants, parce que les bases, justement, sont aujourd’hui remises en question. Ils pouvaient donc se donner un Dieu qui était démontré à partir de l’univers tel qu’ils le connaissaient, en le dotant des attributs de sagesse, d’intelligence, de puissance, de vérité, peut-être d’amour, sans se demander si il y avait une ressemblance quelconque entre cet univers tel qu’il est et les aspirations de la conscience, telle que l’évangile l’a formée.

 

Et ils en revenaient fortement, en recourant au concept d’une cause première et en s’en tenant au formalisme du raisonnement à dire : première, première, première… donc excluant […] toute dépendance à l’égard de quiconque, jusqu’à affirmer que Dieu ne peut connaître nos déterminations que parce que il en est la cause. Jusqu’à affirmer que, si Dieu connaît ses élus, c’est parce que, il a décidé de leur donner des grâces auxquelles il est impossible de résister.

 

Quant aux autres, auxquels il n’a pas décidé de donner des grâces auxquelles il est impossible de résister, il donne des grâces qui ne suffisent pas – qu’on appelle suffisantes, mais qui pratiquement et réellement ne suffisent pas – et ils sont donc a priori voués à l’échec puisque, ils n’ont pas reçu les grâces intrinsèquement et infailliblement efficaces qui sont indispensables à une réponse efficace à la grâce divine.

 

Ils ont donc pu poursuivre à l’infini ces raisonnements : ils ont pu opposer le néant de la créature à la plénitude de Dieu. Ils ont pu affirmer le devoir que nous avons de nous soumettre, sans condition, à ce souverain des souverains qui prend de plus en plus, et par toutes ces voies, la figure d’un empereur céleste dont nous sommes les sujets misérables, et qui ne devront leur salut qu’à une miséricorde toute gratuite de la part de ce souverain qui décidera, par des voies d’ailleurs très mystérieuses et très incompréhensibles, de les sauver malgré tout, en laissant tomber quelques miettes de sa table, ou en les introduisant dans un ciel, qui n’a aucune espèce de ressemblance avec nos aspirations naturelles et instinctives.

 

On a donc construit tout un édifice sur des données qui nous échappent, sur des bases que toutes les conceptions actuelles ont remises en question, et lorsque nous nous laissons guider par ces raisonnements, nous aboutissons évidemment à des impasses comme celle que j’indiquais tout à l’heure, comme ce raisonnement qui prétendait justifier l’Inquisition à partir des faux-monnayeurs. Il y a eu donc toute une espèce de dialectique, toute une philosophie et même toute une théologie édifiée à partir de concepts élémentaires, aujourd’hui inadmissibles, aujourd’hui en tout cas contestés, et qui étaient reçus comme des vérités premières.

 

Ajouté au biblisme et à l’impérialisme, ajouté à une mentalité de classes où il y a des privilégiés, qui sont tels parce que, Dieu les a établis dans telle situation, à charge aux autres d’ailleurs, de reconnaître ces privilèges, de se soumettre et d’attendre, si cela est possible, une revanche dans l’éternité, si l’on y ajoute encore un moralisme abstrait, on aura une idée de la somme des difficultés ou de la somme des handicaps et des limites, qui de toutes parts nous encerclent, lorsque nous nous situons, sans nous en apercevoir, sur un terrain dit traditionnel.

 

Car il est de toute évidence que, un Dieu qui règne dans les cieux, un Dieu qui est le maître du monde, un Dieu qui en est le possesseur, un Dieu à l’égard duquel, tout ce qui n’est pas lui est néant, et peut retourner au néant, comme il en a jailli, il est évident que la morale ne peut être que ce qu’il impose, à cette créature, qui ne peut pas échapper à sa domination. Il y aura alors une morale, censée révélée, qui pourra l’être d’ailleurs, qui pourra l’être pour une époque, mais qui ne sera pas nécessairement définitive.

 

Il pourra y avoir donc une révélation d’une morale provisionnelle ou provisoire, d’une morale pédagogique, d’une morale adaptée à un certain état de l’humanité, à une certaine époque, qui n’aura finalement de caution que cette volonté divine qui nous est inconnue, dont nous ne connaissons pas les pourquoi, et à laquelle il faut simplement se soumettre parce qu’elle est la plus forte.

 

Il est bien évident que, une telle morale, qui va s’enfoncer comme un coin, dans nos mécanismes biologiques, dans notre monde instinctuel et passionnel, il est bien évident qu’une telle morale suscitera en nous, d’énormes difficultés, installera en nous un dualisme écartelant, exigera de nous que nous prenions tous nos instincts à rebrousse-poil, que nous nous fassions violence, sans bien savoir pourquoi puisque, si nous tenons notre nature de Dieu, on ne voit pas très bien pourquoi, sa loi serait justement aux antipodes de cette nature. On ne voit pas en quoi il nous demanderait, de sacrifier des instincts que lui-même a mis en nous.

 

C’est comme cela qu’on évoquera le péché originel, qui est encore un regard vers le passé et qu’il faudrait nécessairement réinterpréter en fonction du Dieu de l’avenir si l’on veut lui donner un sens intérieur et spirituel.

 

De toute façon d’expédient en expédient, il faudra toujours aboutir à la soumission, à la soumission dans la foi, à la soumission dans ce qu’il faut admettre, dans ce qu’il faut penser ou ne pas penser, dans ce qu’il faut croire ou ne pas croire, à la soumission lorsqu’il faut faire ou ne pas faire.

 

Et tout cela constituera un énorme édifice presque impossible à soutenir, puisque croire dans ces perspectives serait souscrire à des propositions incompréhensibles, sinon contradictoires et absurdes, et être fidèle, c’est-à-dire être moral, signifiera s’astreindre à une conduite qui contredit la nature telle qu’on l’a reçue, la nature telle qu’on la vit, la nature telle qu’elle est en chacun de nous à partir de sa naissance, et en fonction de tout cet être préfabriqué que nous sommes, tant que nous n’avons pas bifurqué vers l’avenir, tant que nous n’avons pas construit l’univers humain et divin ensemble, où la morale sera tout simplement l’exigence nuptiale d’un don réciproque qui conditionne la joie même de la rencontre et l’espace de la liberté.

 

Morale abstraite que personne n’observe, que personne ne vit, morale abstraite qui est de plus en plus contestée par ceux-là mêmes qui la professent. Morale dans laquelle tout le monde se sent à l’étroit, même les Pères conciliaires qui essayaient d’ouvrir une porte pour faciliter les revendications de la chair, morale irrecevable finalement puisque, elle suppose un empereur du monde, un souverain des souverains qui ne peut pas être le Dieu de l’avenir.

 

Il y a donc d’énormes handicaps qui pèsent sur nous, qui sont devenus classiques, qui sont devenus traditionnels, qui sont devenus comme la projection d’une révélation dont l’origine est censée divine et qui, dans la vie courante, amorce les rapports de l’homme avec Dieu, qui est de plus en plus, à travers cet héritage, un Dieu contestable, une caricature de Dieu, finalement, une idole et un faux dieu.

 

Mais ces obstacles devaient surgir. Ils étaient inévitables, ils étaient, voire, pédagogiquement nécessaires, tant qu’on n’avait pas atteint le tournant, tant que on n’avait pas compris, et sous la pression des faits, et en raison même des découvertes et des succès scientifiques, tant que on n’avait pas compris que, justement, ce n’est pas dans le monde préfabriqué où nous sommes jetés par le fait de notre naissance que se situe notre humanité, notre dignité humaine, pas plus que le Dieu vivant qui est en nous l’espace silencieux où notre liberté vient à soi.

 

C’est donc cette question qu’il aurait fallu poser, que le prochain concile peut-être posera, cette question : L’homme existe-t-il ? De quel homme parlons-nous et de quel Dieu ? Tant qu’on n’aura pas situé cette question au centre de toutes les perspectives, il est de toute évidence que, on demeurera dans l’équivoque et l’ambiguïté. Ni le Dieu de Jérémie implorant la destruction de ses ennemis, ni le Dieu de Constantin voulant appuyer son pouvoir absolu sur un pouvoir divin, ni le Dieu d’une philosophie connexe adaptée à cet impérialisme et le justifiant, ni un moralisme qui étend sur tous les actes de la vie la domination du souverain céleste, aucun de ces procédés, aucune de ces notions, aucune de ces conceptions ne cadrent avec l’expérience que nous sommes appelés à vivre si nous voulons justement entrer, avec toute notre sincérité, dans le seul domaine où l’homme et Dieu tout ensemble, peuvent s’affirmer et se rencontrer.

 

Il y a bien entendu, toute une réforme à accomplir, mais qui ne peut s’accomplir d’abord qu’en nous-même, car on ne pourra jamais mettre en forme, jamais mettre en système l’expérience du Dieu vivant. Elle ne prendra de sens que pour celui qui l’a faite, que pour celui qui s’est affranchi, du moins qui a commencé à soupçonner qu’il devait naître de nouveau et qui a commencé à naître dans une rencontre ineffable et à l’intérieur à lui-même.

 

Il faudrait avoir trouvé pour chercher dans la même direction, selon le vœu de Pascal : Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé, mais nous sommes-là dans ce cercle vital : on ne rencontre peut-être qu’en cherchant et on ne rencontre bien qu’en cherchant dans une certaine direction, en vertu d’une certaine aimantation ineffable qui oriente vers la liberté et qui appelle à la nouvelle création.

 

[Repère enregistrement audio : 44’ 53’’]

 

Cette énumération des obstacles n’est pas complète bien entendu, elle est très sommaire. Elle peut paraître sous certains aspects très injuste. Il s’agit là simplement d’indications. Cette série d’obstacles que je viens de rappeler, ne peut que nous confirmer, dans ce que j’essayais d’établir tout à l’heure, à savoir que le vrai Dieu ne se trouve pas dans l’univers préfabriqué, pas plus que dans l’amour authentique, mais qu’ils ne peuvent se rencontrer tous les deux que dans l’univers qu’il nous incombe de créer.

 

Cela ne veut pas dire que nous contestions la sincérité, de tous ceux qui sont attachés à ces positions dites traditionnelles, qui le sont d’ailleurs beaucoup moins qu’on ne le pense. Et si l’on se réfère au mot de saint Paul : « La loi a été le pédagogue de l’Evangile », on voit très bien que, pour l’apôtre, c’était l’avenir qui comptait et qu’il ne fallait plus se river à un passé désormais dépassé, que la nouveauté de l’Evangile précisément était d’accomplir ce pas immense et irréversible et Dieu sait que saint Paul ne se prive pas de dire aux Galates que s’ils retournent aux éléments du monde, que s’ils veulent se replacer sous la loi, ils crucifient le Christ ou rendent vaine la crucifixion du Christ, et qu’ils ont l’obligation alors de reprendre absolument toutes les obligations de la loi, car elle est indivisible et on ne peut l’affirmer en en retranchant un iota.

 

Mais l’habitude est telle que nous sommes infestés par ces mots, que nous sommes prisonniers de ce langage et que nous avons toutes les peines du monde à nous mettre en route carrément vers une nouvelle découverte qui nous engage tout entier. Il faut […? Sens : il faut une nouvelle naissance], et qui ne peut d’ailleurs se réaliser que dans le silence. Dans le silence où l’on écoute, dans le silence où l’on fait taire tous les bruits en soi, dans le silence où l’on ne cherche plus des sécurités, mais où l’on cherche une Présence.

 

C’est là évidemment et c’est là seulement que pourra se consommer ce mouvement de libération que nous avons à accomplir pour échapper à l’univers-machine, pour échapper à l’homme-machine et pour devenir à notre tour source et origine.

 

Cela ne veut pas dire que le Concile n’ait pas fait d’excellentes choses. Cela ne veut pas dire que nous ne soyons pas redevables d’une ouverture que l’on ne pouvait attendre. Cela veut dire simplement que c’est une étape, ce n’est pas la dernière et il n’y aura jamais de dernière. C’est déjà évidemment un immense progrès, mais enfin la question essentielle n’a pas encore été posée et, probablement, elle ne le pouvait pas, car ici, ce n’est pas seulement l’Eglise romaine qui est concernée, c’est tout aussi bien les Eglises protestantes ou orthodoxes qui sont enracinées dans la même tradition et dont le biblisme est peut-être encore beaucoup plus onéreux.

 

Tous les chrétiens et je dirai tous les croyants, à quelque religion institutionnelle qu’ils appartiennent, que ce soit l’islam ou le judaïsme ou le christianisme dans toutes ses dénominations, nous sommes tous affectés par la même erreur, inévitable d’ailleurs : nous sommes tournés du côté du passé, au lieu d’être tournés vers un avenir qui sera toujours un avenir pour l’homme qui prendra la décision de se faire homme.

 

Et c’est pourquoi cette Semaine de l’Unité, où nous rencontrons des concours si émouvants, où une fraternisation incontestable s’est établie, ne constitue ici qu’une étape, une étape dans un long cheminement qui sera d’autant plus long que nous ne poserons pas tous, les uns et les autres, la seule question essentielle. C’est bien de faire l’unité des chrétiens, mais si c’est sur une équivoque, si finalement nous ne savons ni qui est Dieu, ni qui est le Christ, ni qui est l’homme, nous aurons abattu des murs de séparation – c’est déjà considérable – nous aurons désenvenimé nos querelles et nos fanatismes – c’est un gain assurément – mais nous n’aurons pas fait grand chose, pour l’humanité prise dans son ensemble. Car enfin les chrétiens, ne sont pas tous les hommes, il s’en faut de beaucoup et toujours davantage, puisque la démographie joue en faveur des peuples non chrétiens.

 

Si les chrétiens ont un témoignage à apporter, c’est un témoignage qui ne doit pas être un témoignage pour le ghetto chrétien, mais qui soit intelligible pour tous les hommes, qui doive les concerner tous, et qui doit donc partir sur une base universellement humaine, laquelle ne peut être que cette vocation de se faire homme.

 

Le Pape dans son discours de New York [du lundi 4 octobre 1965] a axé son message précisément sur cet aspect humain et c’était magnifique, et très émouvant, mais encore fallait-il – dans ce discours puisque, il était commandé par les circonstances et admirablement adapté aux circonstances – encore fallait-il, je reprends la perspective conciliaire – nous dire : « Mais comment s’accorde alors la dogmatique avec ce mouvement d’humanité, avec cette ouverture où, finalement, il s’agit de se rencontrer uniquement ou essentiellement sur une base humaine ? ».

 

Il est bien évident que s’il y a une base humaine, universelle, elle ne peut se trouver qu’en avant et non pas en arrière, et que la dogmatique chrétienne ne peut être féconde, et ne peut être retenue aujourd’hui comme un ferment indispensable que dans la mesure où on la vie, où on l’interprète, où on la comprend dans une perspective d’avenir.

 

C’est ce que nous aurons à voir plus avant, mais il est clair que pour aujourd’hui, nous ne pouvons que conclure à la nécessité d’un renouvellement radical où l’on refuse de s’enchaîner à aucune lettre, quelle qu’elle soit, où l’on renonce absolument à argumenter du monde tel qu’il est, je veux dire du monde-machine, pour conclure à un créateur où l’on conçoit, a priori, que ce sera restreindre Dieu et en faire une caricature et une idole, que de l’enfermer dans le monde-machine.

 

Et c’est la seule chance d’accréditer sa Présence et son visage, et de le présenter dans une expérience que l’on fait, dans une expérience que l’on est, sans en parler, ou en en parlant le moins possible, mais en s’adressant aux hommes justement en les prenant à leur racine humaine, dans leurs possibilités d’avenir, pour que ils se sentent orientés, vers un univers dont ils ont à leur tour, autant que nous-même, à devenir les créateurs, comme ils ont à devenir autant que nous-même les révélateurs d’un Dieu qui ne peut être saisi comme une expérience réelle que s’il est le partenaire indispensable de cette vie toute neuve à laquelle nous avons à naître, dans une rencontre que nous pouvons faire au cœur du silence.

 

Si nous sommes d’accord sur ces données, nous pourrons aller plus avant. Mais il faut d’abord être d’accord sur ces données. Et c’est pourquoi il me semblait indispensable de vous rappeler ce que la cybernétique et la biologie influencée par elle, ce que cet immense pouvoir psychique et mental de la machine ou, du moins c’est ainsi que, on est tenté de les interpréter, peut signifier pour nous, tout ce que ces réussites incroyables remettent en question en nous, et comment il nous est absolument impossible de croire à notre dignité, de croire à notre situation particulière dans l’univers, de croire à une mission de l’esprit si nous ne changeons pas de terrain, si nous ne passons pas, dans un au-delà intérieur à nous, si nous ne créons pas cet univers tout neuf qui relève de nous, mais qu’il est extrêmement difficile de construire, puisqu’il faudrait en quelque sorte tout changer à la fois.

 

Comment ne pas sentir, en particulier, comme je le rappelais il y a un instant, comment ne pas sentir le poids effroyable des divisions de classes ? Comment ne pas se sentir gêné, dans une Eglise, en n’y voyant pas les pauvres, en n’y voyant pas les clochards, en n’y voyant pas ceux qui rougiraient d’y paraître, parce qu’ils n’ont pas les vêtements adéquats, comment ne pas nous sentir mal à l’aise dans cette religion qui donne aux consciences un apaisement illusoire, qui donne une bonne conscience à des gens qui sont privilégies et qui confisquent, sans y penser d’ailleurs et sans le vouloir, des ressources qui appartiennent aux autres.

 

Comment ne pas se sentir mis en question ? Car enfin, il ne peut pas y avoir un Dieu unique, s’il y a deux humanités. S’il y a deux humanités, s’il y a une humanité qui commande et l’autre qui obéit, s’il y a une humanité qui possède et l’autre qui n’a rien, s’il y a une humanité qui mange et l’autre qui ne mange pas, une humanité qui est à l’abri et l’autre qui est exposée à tous les risques, ce n’est pas le même Dieu qui peut couvrir ces deux humanités. Nécessairement, pour cette deuxième humanité [?], si l’autre affirme Dieu, elle ne peut que le rejeter, ce ne peut être Dieu.

 

Et si je le dis, c’est parce que je le vis, c’est parce que tous les jours, je me sens remis en question par la misère, parce que tous les jours, je me demande pourquoi j’ai un toit et pas les autres, pourquoi je peux manger et pas les autres, aussi peu que ce soit, je suis assuré de ce dont j’ai besoin, pourquoi pas les autres ?

 

Ce problème est donc immense car construire l’homme de l’avenir, pour que Dieu puisse se manifester en lui sans être limité par lui, cela suppose non seulement notre naissance à lui, dans le milieu confortable qui est le nôtre, et couverts contre tous risques, nous pouvons nous livrer à la méditation, à la recherche et au silence.

 

Il est impossible de se construire cette tour d’ivoire et de prendre cette tour d’ivoire pour l’univers de l’avenir. Il faut que tous les hommes, puisque chacun porte en soi la même possibilité, puissent accéder à la même découverte, puissent devenir également origine et créateur.

 

Cela suppose de notre part, un dépouillement effectif, un effort efficace et sans cesse renouvelé pour transformer les structures jusqu’à ce que la pauvreté soit abolie. Il faudra en arriver là. Il faudra que les ressources de la terre se distribuent jusqu’au moment où il n’y aura ni riches ni pauvres et où tous les hommes auront accès aux possibilités offertes par l’univers et la technique et alors auront par-là même, gagné assez de liberté sur leurs nécessités physiques pour pouvoir commencer à croire, qu’il y a en eux, la possibilité d’un autre homme et d’un autre monde.

 

Ce n’est donc pas une entreprise facile, qui nous est proposée et qui nous est imposée par les circonstances de la science et de la technique d’aujourd’hui. C’est un monde qui nous remet en question, ce monde nouveau, ce monde à créer, qui nous remet en question à chaque instant, dans tous les secteurs, dans toutes nos appartenances de classe, dans tous nos conforts, dans toutes nos sécurités, dans tous nos instincts, dans toutes nos affections, comme dans toutes nos conditions.

 

Mais voilà : et là, et c’est là seulement que la question peut se poser avec loyauté, c’est là seulement que nous pouvons affronter tous nos contemporains, les savants et les techniciens comme les misérables. C’est dans cette direction seulement que nous pouvons leur apporter un message valable qui peut solliciter en eux une réponse, parce qu’ils le reconnaîtront comme une question qui jaillit au plus intime d’eux-mêmes.

 

Un matin, après la messe, un homme surgit dans la sacristie et me dit : « J’ai bu toute la nuit. J’ai bu toute la nuit. – Je ne suis pas catholique, mais je voudrais vous parler. » Et il me raconte son histoire et finalement il me dit : « Qu’est-ce que vous apportez ? Qu’est-ce que vous apportez ? Vous n’apportez rien – vous n’apportez rien ! »

 

Ce mot m’a traversé comme un glaive. « Vous n’apportez rien ! » – Oui, en effet, qu’est-ce que je pouvais lui dire ? Il était impossible dans l’état où il était que je lui parle de cette rencontre nuptiale, que je lui parle de cette expérience du silence. Si j’avais été, dans la situation du Père Gautier à Nazareth, prêtre ouvrier, et en plein travail, peut-être que j’aurais pu lui donner le sentiment que j’apportais quelque chose, que le Christ à travers moi apportait quelque chose, et cette accusation sur laquelle il m’a quitté, demeure pour moi, un stimulant qui, justement, me presse d’être toujours plus, toujours plus ouvert à cette humanité qui a faim et qui ne pourra jamais connaître la faim de l’esprit dans toute sa pureté tant que cette faim physique n’aura pas été apaisée.

 

Alors nous pouvons nous poser la question et demeurer dans cette interrogation : Est-ce que j’apporte quelque chose ? Est-ce que vraiment ma foi, est-ce que vraiment ma vie, est-ce que vraiment mes choix, apportent quelque chose d’essentiel auquel tout homme peut être immédiatement sensible parce qu’il se sent concerné, parce que vraiment il est étreint au plus intime de lui-même, par la question qui jaillit du fond de son être, et que il ne peut pas reculer devant le problème et que toute sa vie est appelée il le sent, à lui donner satisfaction.

 

Ce n’est donc pas une chose facile, mais du moins nous sommes installés dans une perspective loyale. Nous savons sur quels arguments nous ne pouvons plus faire front. Nous savons qu’au fond il ne s’agit plus d’argumenter, que le formalisme est une chose mécanique, que la vérité ne se trouve pas dans la manipulation d’un formalisme qui se déclenche automatiquement, que la vérité ne peut être conquise que dans une rencontre avec la pure lumière d’un amour qui n’est qu’amour, mais qui ne peut se faire jour au plus intime de nous que lorsque nous aurons changé de plan, et que nous démettant de tout cet être préfabriqué, cessant d’être simplement un mécanisme automatique, nous aurons fait de notre vie et nous ferons de notre vie à chaque instant, et de nouveau, et en face de toutes les circonstances, et sans repousser nos petites mises en questions et aucune accusation, lorsque nous ferons à chaque instant de notre vie, une naissance nouvelle, pour les autres aussi bien que pour nous, dans une démission où, à la profondeur de notre offrande, correspondra aussi l’intensité de la révélation divine puisque s’il est vrai que l’homme ne peut se trouver, ne peut se réaliser qu’en Dieu, c’est-à-dire dans cet autre plus intime à lui-même que le plus intime de lui-même, il est vrai aussi que le vrai Dieu ne peut apparaître qu’incarné. Et il ne peut être une Présence réelle à l’histoire, une Présence expérimentée et incontestable que sous la forme d’incarnation, c’est-à-dire en étant représenté par nous, en vivant en nous, et en transparaissant à travers nous. Ce sont là deux gouvernes symétriques et qui sont indissolubles, l’homme et Dieu, l’homme en Dieu et Dieu dans la transparence de l’homme.

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