26-31/05/2017 – Article – La sainte Vierge, témoin et révélateur du Christ

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Maurice Zundel, article publié dans « La vie spirituelle », Ed. du Cerf – Novembre 1963. Les titres sont ajoutés.

Le capital affectif investi dans la mère

Le cri d’un vieillard agonisant qui appelle sa mère depuis longtemps disparue, alors que sa femme se tient à côté de son lit, rend sensible la puissance du lien qui attache l’homme au berceau vivant où il a été conçu. Mais il témoigne encore plus fort de l’énorme capital affectif investi dans ce nom de maman, qui resurgit à toutes les heures où l’être humain est contraint de s’abandonner.

Il se retrouve, alors, en cet état de nudité originelle où il dépendait totalement des soins maternels, dans une symbiose de tendresse qui imprimait dans toutes ses fibres le visage penché sur sa fragilité.

Il en gardera toujours l’image, en rêvant d’un accord qui le suive dans sa croissance et qui dote sa mère, à chaque étape, des qualités qui répondent à ses exigences. Il s’appliquera souvent à la voir comme il voudrait qu’elle fût en lui prêtant toutes les vertus réclamées par le crédit qu’il lui fait.

S’il est déçu, il n’en continuera pas moins, la plupart du temps, à nourrir en secret ce rêve d’une mère idéale en qui se totalisent tous les biens. Sa biologie garde vraisemblablement toujours quelque nostalgie du sein qui l’a porté, son être personnel souhaiterait, plus ardemment encore, tenir ce qu’il a de meilleur du cœur où le sien a puisé son premier amour.

La sainte vierge une mère parfaite

C’est dans ce contexte psychologique que s’enracine généralement chez l’enfant, et plus encore chez l’adolescent, l’amour de la sainte vierge. Elle apparaît d’abord comme la Mère parfaite qui comble son attente et qui jamais ne le décevra. Son titre de Vierge exprime, plus qu’une intégrité physique dont la notion reste très vague, la plénitude du don qui distingue de toute autre son incomparable maternité. Elle n’est que mère et elle l’est par tout son être. Elle n’a rien en propre. Elle n’existe qu’en se donnant et pour se donner.

Sans doute, il émane d’elle une exigence de pureté qui transforme parfois radicalement l’adolescent, en l’arrachant pour toujours à l’envoûtement de la chair. Mais c’est moins en l’éclairant sur lui-même qu’en raison de l’incompatibilité de la présence immaculée avec une vie livrée aux fatalités de l’instinct.

Une certaine vision de la Femme s’impose à lui, dont le caractère sacré fait contrepoids aux fascinations qui guettent sa puberté. La vertu, dont il éprouve alors l’appelé n’est pas pour lui une discipline qui le rendra maître de lui-même. Elle a un visage : elle est une personne dont le rayonnement se diffuse en lui.

La mère, entre la sainteté et les séductions de l’amour de la femme

L’enfant qui ne demande qu’à croire à la sainteté de sa mère, s’il n’est précocement corrompu, a pu déjà, assurément, apprendre d’elle le respect de lui-même. Les femmes qui mènent une vie irrégulière, elles-mêmes, s’efforcent généralement de n’en laisser rien paraître aux yeux de leurs enfants, pour ne pas troubler l’image qu’ils se font d’elles.

Mais il est difficile aux plus honnêtes de ne pas être quelque peu gênées, à leur égard, par le secret de leur vie conjugale. Elles pressentent qu’un jour leurs petits, devenus grands, verront dans la femme autre chose que la mère.

Elles souhaitent retarder cet éveil de l’érotisme, mais n’est-il pas fatal ? N’y a-t-il pas une ambiguïté naturelle qui requiert de la femme toutes les vertus de la mère et qui la pare, en même temps, de toutes les séductions de l’amour en lui donnant dans toutes les littératures ce double visage, dont l’un évoque la chute et toutes les servitudes charnelles, comme l’autre appelle la plus haute vénération en raison de la suprême générosité qui l’éclaire.

La Sainte Vierge exorcise précisément cette ambiguïté parce qu’elle échappe à ce partage, parce qu’en elle les qualités de l’épouse coïncident rigoureusement avec les vertus de la mère, parce que l’ombre de l’instinct n’a jamais troublé la clarté de son regard.

C’est par-là qu’elle révèle la femme : telle que tout enfant voudrait que sa mère fût, telle que nous avons besoin de croire qu’elle peut être pour lui accorder toute notre confiance et tout notre respect.

La Mère du christ associée à la Rédemption

Comme le Christ appartient au sexe viril, il ne pouvait pas, bien que sa mission rédemptrice concerne la femme autant que l’homme, offrir à l’épouse et à la mère le modèle correspondant à toutes les nuances qui sont propres à sa condition. C’est sans doute ce qui explique le fait que la pensée chrétienne ait été portée, comme naturellement à opposer au couple prévaricateur dont le « grand refus » enténèbre nos origines, le couple rédempteur, constitué par le second Adam et la seconde Ève.

Cette tendance spontanée s’inspire d’un sentiment très vif de l’unité de l’être humain à travers la diversité complémentaire des sexes, autant qu’elle représente un hommage à la femme, en l’associant, à sa manière, à la Rédemption.

La primauté du Christ n’en est aucunement diminuée, puisque c’est en raison de la surabondance des grâces reçues de lui que la Vierge est ce qu’elle est et joue le rôle que la Tradition lui attribue.

Tous les privilèges que la foi lui reconnaît tiennent, en effet, à sa qualité de Mère du christ, dont ils expriment simplement les exigences. C’est donc la place que l’on donne à Jésus qui détermine celle que l’on accorde à Marie.

Jésus est hors-série et récapitule toute l’histoire

L’histoire humaine, au-delà de son unité biologique, reçoit par Jésus une unité personnelle, où l’existence éphémère des individus acquiert une actualité permanente dans un amour capable de totaliser toutes les vies, en les rendant contemporaines dans l’ampleur illimitée de son présent.

La notion paulinienne du second Adam commande toute considération sur la conception virginale. La virginité perpétuelle de Marie ne relève d’aucune explication naturelle, telle que la parthénogénèse, envisagée par la biologie actuelle comme une possibilité pour notre espèce, de même qu’elle a pu être artificiellement réalisée au laboratoire, sur des sujets assez élevés dans la classification zoologique. Elle n’implique pas davantage le mépris de la chair et la crainte d’imprimer au Christ une souillure en lui attribuant une origine commune.

Elle suppose uniquement qu’il est, si l’on peut dire, hors série, qu’il est l’homme et non pas simplement un homme, l’Homme qui récapitule toute l’Histoire et en assure la continuité, en portant toute la chaîne des générations, sans être contenue en elle comme un maillon où la vie ne fait que passer. Elle suppose, autrement dit, que l’histoire humaine, au-delà de son unité biologique – qui n’offre justement rien de spécifiquement humain – reçoit, par lui, une unité personnelle, qui enveloppe tous les individus dans un même dessein spirituel, où leur existence éphémère acquiert une actualité permanente dans un amour capable de totaliser toutes les vies, en les rendant contemporaines dans l’ampleur illimitée de son présent.

L’enfant œuvre de la « nature » plus que de ses parents

« Est-ce qu’on se reconnaîtra ? » demandait un père de famille, en parlant de l’enfant inconnu que sa femme attendait. C’était avouer d’une manière touchante tout ce que la procréation ordinaire doit à une biologie anonyme. L’enfant sous cet aspect, est l’œuvre de la « nature » plus que de ses parents. Aussi bien, toute mère digne de ce nom sait-elle que le premier enfantement exige de se compléter par une maternité de la personne qui l’engage tout entière dans le dialogue difficile et jamais achevé où elle s’appliquera, sans être assurée du succès, à faire éclore sa personnalité.

Le nouveau-né, dans notre espèce, est en effet, une possibilité d’homme, si l’on peut dire, plus qu’il n’est un homme. Il a à se faire homme et il n’aura pas trop de toute sa vie pour conquérir cette dimension humaine, qui fera de lui réellement une personne.

Le Christ est revêtu par la subsistance divine

Le second Adam est investi, dès le premier instant de son existence, par un personnalisme divin, qui lui confère un « moi » universel où toutes nos frontières sont abolies.

Il n’en va pas de même pour le Christ, revêtu, dès sa conception, par la subsistance divine et qui n’aura pas, comme nous, à se dégager laborieusement d’un « moi » biologique pour atteindre au « moi » personnel où notre liberté mûrit. A l’état de germe dans le sein de sa mère en effet, sa nature humaine est déjà pleinement assumée par la personnalité du Verbe, comme elle est totalement désappropriée d’elle-même.

Privée de la subsistance connaturelle à tout homme – qui la pourrait fermer sur soi – elle atteste, dès sa vie prénatale, ainsi qu’en témoigne le récit de la Visitation, son aptitude à « nous guérir de nous », à nous déprendre de ce « moi » possessif dont l’extinction radicale, en elle, conditionne et préfigure sa mission rédemptrice.

Il suffit de constater à quel point notre espèce est encore prisonnière de sa biologie, la facilité avec laquelle l’homme tue l’homme et quel budget insensé représente, dans notre monde, l’équipement militaire, pour être sensible à cette aurore d’une humanité-personne qui s’annonce silencieusement en ces prémices du second Adam, investi, dès le premier instant de son existence, par un personnalisme divin, qui lui confère un « moi » universel où toutes nos frontières sont abolies.

En Jésus la personnalité divine précède la nature humaine

Mais cette chance, pour notre humanité, d’un nouveau départ qui la doit pouvoir à une unité fondée sur l’esprit, en la détachant du fonds cosmique où nous sommes englués, requiert, de toute convenance, que la nature humaine du Christ, changée de souder toutes les générations par un lien personnel, ne soit aucunement tributaire, dans son origine, des déterminismes biologiques dont elle a mission de nous affranchir. L’enracinement de notre espèce dans un univers spirituel qui s’offre à nous, en elle, écarte l’idée que Jésus puisse naître de la « Nature », comme l’enfant inconnu dont le père cherchait vraiment à se représenter le visage.

Cette conviction se renforce, si l’on songe qu’en Jésus la personnalité (divine) précède, en quelque sorte, la nature (humaine) en ce sens précis que la première est déjà toute présente, avec son infinie plénitude, dans le germe infime qu’est encore la seconde à l’instant de la conception. Rien ne saurait être moins anonyme qu’un commencement scellé dans un tel personnalisme.

La maternité de Marie engage sa personne avant d’engager sa nature

De fait Jésus est explicitement désigné par Son Nom dans le récit de l’Annonciation. Marie sait qui sera son enfant et c’est vers sa personne que toute son attente est dirigée. C’est par-là que nous devient le plus aisément intelligible sa maternité virginale : comme une maternité qui engage sa personne avant d’engager sa nature.

En elle, aussi, il faut noter cette précession qui correspond à celle que nous venons d’évoquer en son Fils. Tandis que chez les femmes, communément, la maternité de la personne s’éveille après celle de la nature – et encore difficilement et mêlée souvent à beaucoup d’erreurs – c’est le contraste en Marie, en qui les énergies créatrices de la nature sont gouvernées par l’impulsion de l’esprit.

Si nous nous rappelons, selon la profonde définition présentée par le P. Schwalm, que la nature humaine de Jésus est un sacrement – le sacrement des sacrements – nous aurons un motif supplémentaire d’adhérer à la naissance virginale du Sauveur. Totalement désappropriée d’elle-même, elle ne peut être, en effet, que le truchement de Dieu qui se révèle personnellement en elle. Incapable, autrement dit, de rien s’approprier et d’attirer l’attention sur elle-même, elle n’est jamais qu’un témoignage rendu à la présence infinie en qui elle subsiste et qu’elle a charge de communiquer.

Une sorte de « noli me tangere » (ne me touche pas) régit en conséquence, ses relations avec les hommes. On ne la touche réellement que par la foi, seule capable de la saisir dans son absolue transparence à Dieu. D’où la tragique incompréhension des Apôtres eux-mêmes, qui abordaient cette humanité du Seigneur à travers leurs visées charnelles et manquaient ainsi à l’atteindre, comme nous en avertit ce mot rapporté par saint Jean : « Il vous est bon que je m’en aille » qui résonne comme l’aveu d’un échec.

Il est difficile de n’en pas conclure que la Mère du Christ a été privée de tout contact réel avec lui, s’il n’avait été, à la lettre que le « fruit de ses entrailles ». Plus que personne elle devait donc être enracinée, par la foi, en l’humanité sacrement de son Fils, pour l’enfanter comme telle et ne demeurer pas étrangère à son authentique réalité. Ce qu’elle ne pouvait faire que « du dedans » – ab intus – par cette conception virginale qui fait d’abord de Jésus le fruit de sa contemplation.

Conception virginale et Immaculée Conception

C’est ici que se noue le lien entre la conception virginale et l’Immaculée Conception. Si c’est d’abord par le don de sa personne que Marie devient réellement le berceau de son Fils, si c’est à travers la plénitude de sa contemplation que l’Esprit saint fait mûrir sa fécondité, elle ne sera jamais trop tôt ordonnée à la personne de son Fils, trop tôt engagée dans le lien mystique qui la conforme à Lui : dans un échange spirituel dont la plénitude fera fleurir sa chair de l’ultime bourgeon de « l’Arbre de Jessé ».

L’Immaculée Conception signifie précisément l’enracinement de Marie en Jésus, dès le premier instant de son existence. Elle est ainsi évacuée de soi dans le surgissement même de sa vie et établie en l’état d’oblation permanente, qui prévient l’éclosion, en elle, du « moi » possessif où le refus originel – en réalité, le refus d’être origine – se répercute et, d’une certaine manière, se reproduit en nous.

Elle est déjà tout élan vers lui, « informée » dans toute sa personne par sa relation avec lui, qui prélude à cette maternité de l’esprit d’où résultera un jour, la naissance effective du Verbe incarné. Et, puisque sa disponibilité intérieure est entière, dès ce premier moment, on peut dire qu’elle est déjà sa mère, comme elle est marquée, dans toutes les fibres de son être, par cette ordination qui la livre totalement à lui.

Mais elle est d’abord sa fille, ainsi que Dante l’a magnifiquement exprimé dans le dernier chant de La Divine comédie : « Vergine Madre, figlia del tuo Figlio » car elle tient de lui tout ce qu’elle est ; et la grâce qui la comble et qui fera d’elle la seconde Ève, en la désolidarisant de la chute originelle, est le premier fruit et le plus éclatant de « l’arbre de la Croix ».

Marie naît de Jésus dans son être de grâce, avant que Jésus ne prenne chair dans sa chair immaculée.

C’est de cette manière que se noue le couple virginal où la création fait un nouveau départ et recouvre sa dignité : Marie naît de Jésus dans son être de grâce, avant que Jésus ne prenne chair dans sa chair immaculée. Elle lui est ainsi conformée par la désappropriation radicale qui la porte tout entière à lui, comme l’humanité de Jésus est, plus foncièrement encore, expropriée de soi par la privation d’un « moi » connaturel, qui la livre à l’emprise du Verbe divin.

La joie de tout donner

Comment ne pas évoquer, ici, ce mot transfiguré, par un sourire, qu’un mourant dit à sa femme, quand celle-ci crut devoir lui demander pardon des petits nuages qui avaient pu, parfois, altérer quelque peu la joie de leur intimité : « Tu es ma première née. » Elle m’avoua qu’elle en fut comblée, comme si le rêve de l’épouse était de trouver dans le cœur de son mari le berceau où elle est née à soi, selon l’ordre qui l’établit médiatrice entre le père et l’enfant dans la trinité humaine, de même que le Fils est médiateur, dans la Trinité divine entre le Père et le Saint-Esprit.

Avec toutes les transpositions nécessaires au niveau du couple virginal, dont doit naître un nouvel univers, et en n’oubliant pas que, jusqu’à l’Annonciation, Marie ne peut qu’offrir à Dieu son incomparable disponibilité – sans savoir qu’elle la prépare à être la Mère du Verbe incarné – on peut penser qu’elle reconnut avec bonheur, dès qu’elle porta Jésus en son sein, qu’elle était née de lui.

Marie n’est la mère de Jésus que pour l’offrir au monde qu’il a mission de sauver, en s’immolant avec lui. Elle est la femme pauvre qui n’a rien en propre, puisqu’elle n’enfante Jésus que pour le faire naître en nous.

Bonheur d’une qualité unique, assurément, qui est la joie de tout donner. Car cette naissance de grâce, qui fonde sa maternité, la dépouille, tout ensemble, de soi et de son enfant. Elle n’est sa mère, en effet, que pour l’offrir au monde qu’il a mission de sauver, en s’immolant avec lui. Elle est la femme pauvre qui n’a rien en propre, puisqu’elle n’enfante Jésus que pour le faire naître en nous.

Mariage avec Joseph

Son mariage avec Joseph est également scellé dans un suprême dépouillement. Avec une touche infiniment délicate, la première page de saint Mathieu nous confronte avec le silence tragique de Joseph – auquel un respect aussi grand que son amour interdit d’interroger sa fiancée sur une maternité dont il ignore l’origine – et de Marie, qui ne peut que s’en remettre à Dieu dans la situation où il l’a lui-même engagée. Ils acceptent chacun de son côté, une séparation qui semble être la seule issue et ne se retrouvent, à la suite d’une intervention surnaturelle, qu’après avoir consenti à tout perdre.

Ils vivront ensemble l’angoisse des menaces qui pèsent sur l’Enfant divin, l’angoisse de l’avoir perdu, à l’occasion d’un pèlerinage à Jérusalem, et la surprise du recouvrement, qui fera jaillir du cœur de Marie cet hommage – où elle paraît se souvenir, pour en effacer la douleur dans le cœur de son époux, de la terrible nuit où la séparation faillit se produire – « Ton père et moi, tout affligés nous te cherchons. »

C’est la dernière fois que nous les trouvons réunis. Joseph disparaîtra silencieusement et nous nous en apercevrions à peine, si au cours de la vie publique de Jésus, nous ne voyions Marie livrée à une parenté qui semble aussi peu faite que possible pour le comprendre.

La carrière de Marie

Cette période est, pour Marie, celle des années obscures.

Jésus appartient tout entier à sa mission. La parole qu’il prononçait à douze ans : « Ne savez-vous pas que je me dois aux affaires de mon Père ? » est vraiment devenu pour elle le glaive prédit par Siméon. Mais cette parole même explique cette sorte de rigueur avec laquelle il semble la traiter. Il se veut exclusivement disponible à la notion de l’Esprit qui l’a conduit au désert. Cela ne souffre aucune interférence et comment mieux associer sa Mère à son œuvre qu’en la faisant participer à son obéissance ? Si elle éprouve durement cette séparation, n’est-ce pas la part qui lui revient de ce « calice » devant lequel il reculera d’épouvante ?

Mais serait-il plus juste de penser que la douleur de Marie est, non d’être apparemment exclue de la carrière publique de son Fils, mais de percevoir l’approche – pour lui – de la croix, à travers les événements dont elle discerne mieux que personne la terrifiante issue.

Ce qui est certain et qui prouve qu’elle a compris l’attitude de Jésus, c’est qu’elle se trouve au pied de la croix pour partager son suprême abandon, dans une compassion qui dépasse tous les martyres et qui consacre notre adoption dans universelle maternité.

Les récits de la Résurrection ne nomment pas la Mère du Seigneur. La dernière mention qui en est faite, au livre des Actes des Apôtres, nous la montre en prière avec ceux-ci dans l’attente de l’Esprit saint.

La tradition apostolique, plus ample que les écrits, supplée au silence de ceux-ci, en faisant de l’Assomption, le couronnement de sa carrière.

Cet événement est symétrique de son Immaculée Conception. Il atteste le règne absolu du Christ en Marie dans sa fin comme dans son commencement.

Marie triomphe avec Jésus de la mort

Elle vit exclusivement de lui qui est « le Prince de la Vie » dès le premier instant de son existence. Elle est née de lui avant qu’il naisse d’elle, pour qu’elle soit au niveau de cette maternité de la personne qui pouvait seule être en équation mystique avec lui.

Aussi bien, l’affirmation de la conception virginale n’offrirait-elle pas le moindre intérêt, si elle se réduisait à une donnée physique. La virginité de Marie est d’abord une virginité de l’esprit. Elle coïncide avec cette désappropriation qui l’ordonne tout entière à Jésus, en la préservant de cette possessivité, héritée du premier refus, qui nous rive à notre biologie, en nous emprisonnant dans un « moi » préfabriqué qui nous empêche d’atteindre à nous-même et qu’il nous faut laborieusement surmonter : pour conquérir le statut personnel où nous devenons, peu à peu, source et origine dans une existence qui prend forme et figure de don.

Comme Marie enfante de la plénitude qui constitue son être de grâce qu’elle tient de Jésus, elle est toute pénétrée de la vie dont il est la source et qui fait de lui le vainqueur de la mort.

Si sa biologie virginale est à ce point sous l’emprise de sa contemplation qu’elle doit à celle-ci toute sa fécondité, on ne voit pas comment cette biologie pourrait se défaire et donner prise à la mort, qui ne fait mourir que ce qui, en quelque sorte, est déjà mort et s’atteste incapable de vivre.

Sa suprême conformité à Jésus et la suprême victoire de Jésus en elle, sera, précisément, qu’elle triomphe avec lui de la mort et soit déliée de ses liens terrestres sans encourir la corruption du tombeau, parce que sa chair, à laquelle le Seigneur a emprunté la sienne, est affranchie des servitudes cosmiques dont nous avons tant de peine à nous délivrer.

La glorification de la chair virginale de Marie prélude à celle qui est promise à la nôtre

Après tout, si le terme normal de la vie chrétienne est la résurrection, on conçoit aisément que la Mère du Christ y atteigne sans délai, après s’être identifiée une dernière fois avec son Fils, dans une mort d’amour qui exclut toute désintégration organique et permet à sa chair inviolée une participation immédiate à la gloire divine, où elle demeure, à jamais, inséparablement unie à l’âme qui n’a cessé de l’entraîner dans sa contemplation.

La glorification de la chair virginale de Marie prélude d’ailleurs à celle qui est promise à la nôtre et nous rappelle, opportunément, au respect du corps humain qui la doit préparer.

Si nous devons nous faire hommes, aussi bien, c’est évidemment, dans notre chair autant que dans notre esprit. Saint Thomas ne dit-il pas que « nous devons aimer notre corps de cet amour de charité qui a Dieu pour objet. » N’est-ce pas la plus haute manière de le valoriser que de le situer dans la catégorie du sacré et de ne le pouvoir atteindre qu’au niveau des réalités divines ?

C’est précisément cela que signifie la virginité de Marie, si on l’entend d’abord comme une radicale désappropriation qui exorcise le triste monde de la possession, où nous devenons la proie de nos automatismes passionnels et la caricature de nous-même. Il ne s’agit pas d’une fuite devant le corps, mais, si l’on peut dire, de sa permanente assomption.

L’Immaculée Conception de Marie, son Assomption, comme son universelle maternité, ne font que radicaliser cette emprise du Christ qui l’exproprie d’elle-même au point que rien en elle ne demeure étranger à la mission du Sauveur, à laquelle elle est rigoureusement subordonnée.

Ce privilège qui lui donne son nom, puisqu’elle est à jamais la sainte Vierge, s’enracine, nous l’avons vu, dans sa maternité et a pour unique fondement cette référence congénitale à Jésus en qui toutes les fibres de son âme respirent. Il n’a aucun sens en dehors de lui et qui ne le reconnaît comme le second Adam ne peut s’intéresser, un instant, à la seconde Ève. L’Immaculée Conception de Marie, son Assomption, comme son universelle maternité, ne font que radicaliser cette emprise du Christ qui l’exproprie d’elle-même au point que rien en elle ne demeure étranger à la mission du Sauveur, à laquelle elle est rigoureusement subordonnée.

C’est pourquoi elle témoigne de lui par tout ce qu’elle est. Sa personnalité gravite en lui, puisqu’elle n’est qu’une référence à lui. On ne peut l’appeler Marie, sans qu’elle réponde Jésus. Il suit, également, de là, qu’elle le révèle autant qu’elle se révèle puisque tous les traits qui la distinguent correspondent, rigoureusement, à ceux qui inscrivent dans notre histoire la figure du Verbe incarné.

Marie nous fait découvrir un Dieu sensible au cœur

Il reste, pourtant, que ce témoignage est rendu par une femme, que cette révélation se communique par une mère. N’en faut-il pas conclure que Marie est chargée, par-là même, de nous faire connaître tout ce qu’il y a de maternel dans l’amour du Seigneur pour nous ?

Dieu est plus Mère, infiniment que toutes les mères, puisque leur tendresse n’est qu’un lointain écho de la sienne. C’est pourquoi il me paraîtrait blasphématoire de répéter le vieux cliché que Dieu s’est réservé la justice et que la part de Marie est la miséricorde. Mais c’est tout autre chose de reconnaître, en elle, le sacrement, le plus parfaitement adapté à notre sensibilité, de la tendresse de Dieu.

0r on sait, dirait Péguy, comment une mère juge. Ce n’est pas elle qui s’acharne contre un fils indigne. Elle prendra plutôt la place du coupable, s’offrant aux coups qui le peuvent atteindre et s’obstinant à fléchir son cœur par tout le crédit que lui fait son amour.

Attendrions-nous moins de Dieu qui est la source de toute générosité humaine et qui nous clame par le prophète Isaïe : « Une femme oublie-t-elle l’enfant qu’elle nourrit, cesse-t-elle de chérir le fils de ses entrailles ? Même s’il s’en trouvait une pour l’oublier, moi je ne t’oublierai jamais. » (Is. 49:15 )

La croix, n’est-ce pas justement le jugement d’une mère qui meurt par amour pour ses enfants dans le temps même où ils refusent son amour ?

La Sainte Vierge n’aurait-elle pas précisément ce rôle de nous rappeler que Dieu est l’amour qui va jusque-là, pour que nous ne lui donnions jamais un visage que nous ne voudrions pas avoir ?

C’est bien finalement, ce que la piété chrétienne découvre de plus précieux à travers « la femme pauvre » qui s’efface toute en Jésus pour le laisser transparaître à travers toutes les fibres de son être : « un Dieu sensible au cœur. »