26-28/02/2013 – Homélie – Les trois ordres

Homélie
de Maurice Zundel Rue Monsieur à Paris (communauté des bénédictines), en 1928. Inédit.

 

« La distance infinie des corps aux esprits figure la distance plus infinie des esprits à la charité » écrit, dans ses Pensées, Pascal. Aucune parole ne définit mieux, dans notre langue, la hiérarchie chrétienne des valeurs : Ordre des corps, Ordre des esprits (Esprit ici raison), Ordre de la charité. L’univers a trois dimensions. Chaque réalité offre prise, tour à tour, à nos sens, à notre raison, à notre foi.

 

Cette touffe de muguet dans un nid de mousse, tache de couleur, contact soyeux, parfum délicat ; petites cloches blanches qui versent leur harmonie aux longues oreilles vertes des feuilles. C’est la première dimension, sensible, celle qu’un animal pourrait atteindre.

 

Plus haut, s’exerce la pensée. Cette petite fleur est vivante. Qu’est-ce que la vie ? Quelle mystérieuse solidarité fait concourir à son éclosion la terre qui la porte et la nourrit, l’air qui la vivifie, la lumière qui la colore, le rythme des saisons et la cadence des astres ?

 

Mais tout cet immense engrenage est aveugle : cette beauté qui s’offre à moi avec tant de grâce exquise s’ignore elle-même. Capable d’éveiller en moi tant de pensées, elle-même est sans pensée. Suscitant ma tendresse, elle est sans amour. Ce chef-d’œuvre est aveugle. Si chargé d’intelligibilité pourtant, il révèle l’intelligence qui l’a conçu. Une pensée divine s’incarne ici. La tendresse créatrice se penche sur la petite fleur : Dieu l’aime. Cette splendeur éphémère n’est qu’un rayon de la beauté première.

 

Mais cette beauté, qu’est-elle ? Nous entrons ici dans la troisième dimension – proprement ineffable – puisque, si la raison en perçoit, à coup sûr, l’existence, elle est incapable d’en pénétrer l’essence. Nous voilà au seuil de l’ordre surnaturel où la foi seule donne accès, au regard de laquelle la petite fleur paraît comme un vestige de la Sainte Trinité. Ici s’achève tout ce que nous pouvons connaître d’elle ici-bas. Nous l’avons vu grandir en nous élevant d’un ordre à l’autre.

 

Enfin, nous la voyons, autant que nous pouvons la voir, avec toutes ses appartenances et toutes ses solidarités, dans toute son intelligibilité et dans tout son pouvoir de suggestion. Nous lui rendons pleinement justice et nous pouvons l’aimer, de quel amour respectueux, avec quelle vénération et quelle charité ! Amour qui a Dieu surnaturellement connu pour objet formel. C’est dans cette perspective qu’il faut lire le Cantique du Soleil comme une effusion de charité répandue sur toute la nature contemplée dans la foi, que sollicite justement la troisième dimension, le troisième ordre de Pascal.

 

Si la petite fleur revêt à nos yeux tant de majesté, qu’en sera-t-il de l’homme ? Comment nous arrêter à la figure de son corps, quand notre raison saisit en lui une pensée plus grande que le monde. « Par l’espace, dit Pascal, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée, je le comprends. » Rien de plus grand n’a été dit sur la dignité de la pensée, sur les rapports de la quantité et de la qualité.

 

Et s’il s’avise de les cueillir, ce sera pour en faire une offrande à Dieu, à ses amis les Saints et à ses fils les hommes, afin qu’elles s’acquittent, par lui, de leur louange et qu’elles rendent témoignage dans un cœur d’homme à la beauté première.

 

A plus forte raison, ne s’agira-t-il point de faire de nos semblables, de nos amis, l’idole qui nous renvoie l’image embellie de nous-même, idole chacun l’un pour l’autre, comme si rien de créé pouvait satisfaire aux exigences de l’Amour ; mais de les rendre libres d’eux-mêmes et de nous, en les investissant d’un amour tellement grand qu’ils sentent à n’en pouvoir douter qu’il s’adresse en eux à un plus grand qu’eux-mêmes.

 

La passion des Apôtres pour les âmes, n’est-ce pas cette recherche enivrante de la beauté divine, captive de notre moi et qu’il s’agit de délivrer. Tant d’âmes, comme des étoiles errantes, qu’il faut replacer dans leur orbite autour du soleil de justice : Jésus.

 

« C’est de l’Amour que nous sommes amoureux », dit profondément Goethe. Ce que nous demandons à la créature la plus ardemment aimée, est-ce autre chose, sinon de nous rendre plus proche, de nous représenter d’une manière concrète et pour ainsi dire tangible, l’Amour illimité, absolu, indéfectible, inépuisable, le seule qui puisse nous rassasier, l’Amour infini qui est Dieu. Autrement, pourquoi cette ivresse dans la seule évocation de ce mot : Amour ?

 

C’est pourquoi, s’il faut absolument nous faire quelque image du jugement divin, du jugement de l’homme par Dieu, plutôt qu’à l’Apollon furieux, brandissant son poing contre les damnés qui culbutent dans la géhenne – c’est ainsi que Michel Ange représente à la Sixtine le Christ-Juge – il faut préférer de beaucoup la conception plus délicate qui s’exprime au tympan des cathédrales gothiques : le Christ montrant les plaies de ses mains, tandis que les anges l’entourent avec les instruments de la Passion, comme pour dire : « Qu’aurais-je dû faire que je n’aie fait ? » L’amour n’a cessé de leur tendre les bras. Vraiment, s’ils le repoussent, ce n’est pas sa faute. Et là est toute leur faute et tout leur malheur : de repousser l’Amour.

 

Concevons donc, plutôt qu’un juge irrité, l’Amour éternel qui garde maintenant, sans fléchir, le plan merveilleux où toute créature, si elle ne s’en échappe de plein gré, trouvera la plénitude de sa perfection et de sa joie ; et, plutôt qu’une vengeance, la persévérance d’un ordre qui broie, par sa fidélité même, l’être infortuné qui s’est jeté au travers de la piste lumineuse, au lieu d’entrer dans le rythme qui l’eut entraîné à sa fin divine.

 

Concevons enfin la justice comme la constance même de l’Amour. La Croix est dans l’amour. Ce n’est donc qu’en aimant que nous ferons l’Invention de la vraie Croix, celle que Dieu veut pour nous, celle qui nous sauve du Moi.

 

Plutôt que de se combattre, se donner.

 

Ne plus se mettre en peine du sujet. Fixer éperdument l’objet afin de se perdre en lui. En face d’un spectacle immense de la nature, on oublie tout ce qui est petit, étroit et vil. Celui qui est vraiment épris de la beauté divine n’a plus de regard pour soi. Caché dans la lumière, il ne demande qu’à ne pas offusquer sa splendeur : « Votre visage, Seigneur j’ai cherché votre visage. » (Ps 26:18)

 

Comme Véronique sur le chemin de la Croix, à l’affût de la précieuse empreinte, pour que toute créature fleurisse en Dieu.

 

L’Eglise chante à la fête du Rosaire ! « Fleurs, fleurissez et donnez votre parfum, offrez la grâce de votre feuillage et la louange du Cantique et dans ses oeuvres, bénissez le Seigneur. »

 

Quand nous aimerons ainsi, toute créature nous deviendra le trône du Seigneur et l’escabeau de ses pieds et nous comprendrons le mot de saint Augustin : « Aime et fais ce que tu voudras. »

 

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