24/08/09 – Le règne de Dieu ne peut pas s’étendre autrement que par notre transformation en Lui.

Suite 4 de la 3ème conférence donnée à Genève en janvier 1971.

L’histoire n’a de sens que d’être l’incarnation de Dieu.

« Donc l’Incarnation ne révélera toute sa fécondité qu’en envahissant toute l’humanité, et d’abord nous-mêmes qui devons être les instru­ments de son rayonnement. Et c’est cela, en effet, qui est capital : c’est que le cheminement de Dieu à travers l’histoire passe par nous. Il est impossible que le règne de Dieu s’étende autrement que par notre transformation en Lui.

Et là est le ferment d’une charité clairvoyante qui ne néglige aucune des données de la psychanalyse, aucune des données de ce que nous pouvons savoir de l’inconscient que nous connaissons toujours mieux comme une jungle effroyable où toutes les possibilités maléfiques sont rassemblées. Nous pouvons, sans illusion à l’égard de ces impul­sions qui viennent du cosmos, nous pouvons aimer l’homme précisément parce qu’il n’y a pas que cela en lui. Il y a cela, mais il y a la possibi­lité qu’il a de se faire homme, d’émerger de cette jungle, davantage : de la transformer, de la discipliner, d’en faire une eurythmie et une musique, comme la musique d’ailleurs nous enseigne à le faire, mais toujours dans la mesure où l’orientation sera décisivement du côté de cette Présence adorable qui est cachée au plus intime de nous-même, car c’est seulement à l’égard de cette Présence universelle qui est l’espace où notre liberté respire, que l’homme devient réellement lui-même et qu’il est digne d’amour.

Cela ne veut pas dire que l’être le plus déchu ne puisse être aimé. L’E­vangile nous montre Jésus entouré des êtres les plus fragiles et les plus démunis, les plus coupables selon une loi rigide et extérieure, et pour­tant élevés par Lui, parfois immédiatement par une conversion foudroyante, élevés par Lui jusqu’à la plus haute contemplation.

Mais c’est dans la mesure où, au sein même de ce qui parait être une déchéance, on aperçoit l’étincelle divine, dans la mesure où on est conscient que tout cela ne peut être uniquement un phénomène passager, dans la mesure où on réalise que chacun est appelé à réaliser en lui-même le règne de Dieu, dans la mesure où l’on perçoit encore plus profondément que Dieu est en danger en tous et en chacun puisque la Création ne peut s’achever que par la divinisation de tous et de chacun.

Car une créature qui n’arrive pas à se diviniser ici ou ailleurs, en ce monde ou au-delà, une créature qui n’arrive pas à se diviniser, c’est l’échec de Dieu ! et cet échec, qu’il se produise en un être ou en un million, c’est toujours un échec infini puisque Dieu est une valeur infinie et, si elle ne peut pas pénétrer une créature, cette créature introduit dans l’univers une espèce de point mort ou de point aveugle qui fait rayonner sur tout l’univers sa propre obscurité. Et c’est là justement l’articulation la plus essentielle de la charité, de l’amour du prochain, c’est cette prise de conscience dans l’autre des possibilités divines dont il est le porteur.

Je sais que, si je vous dis du mal des autres, j’éteins Dieu. Je sais que, si, volontairement, volontairement ! je suis inattentif à l’autre, j’éteins Dieu. Je sais que, si je le blesse, je le mobilise contre Dieu parce que tout son amour-propre va, dans son exaspération, se retourner contre moi et contre l’Amour qui pourrait nous solidariser et faire de nous une seule vie et une seule personne.

Et c’est finalement cette sollicitude pour la Vie de Dieu qui est le centre de jaillissement d’un amour humain illimité ! car il n’y a plus ici une ques­tion de culture, une question de race, une question de situation ! c’est vraiment l’homme lui-même dans sa vocation essentielle, dans ses possi­bilités les plus profondes, qui est concerné, et il m’est impossible de décréter qu’un être ne s’ouvrira jamais ! C’est impossible ! Ce serait lui refuser son rang de créature, je veux dire, ce serait lui refuser son statut de fils de Dieu, ce serait l’exclure de l’Amour infini. S’il a part à cet Amour Infini, il a part à cette vocation divine, et c’est cette vocation divine qu’il s’agit de reconnaître, de préserver, de développer, en déve­loppant naturellement d’abord la nôtre.

L’Incarnation de Dieu, c’est toute l’Histoire. L’histoire n’a de sens que d’être l’Incarnation de Dieu. Nous nous en sommes rendus compte, bien entendu, puisque Dieu semble si terriblement absent et que toute la vie d’aujourd’hui se construit sans Lui, sinon contre Lui ! néanmoins, il en est ainsi : si vraiment l’homme doit être traité comme une fin, c’est dans la mesure où il est le partage d’une valeur universelle qui est le seul bien véritablement commun. Car quel bien commun y a-t-il autre que celui-là ?

Tous les peuples ont leurs traditions. Chacun a son langage. Chacun a son esthétique. Chacun est attaché à des coutumes qui lui sont consubstantielles. Et ce sont des richesses dans ce sens qu’en les unis­sant toutes, ces traditions, ces littératures, ces musiques, on peut faire quelque chose en effet de magnifiquement humain à condition que tout cela s’articule sur la Présence. Car qu’est-ce que l’art sinon la suggestion d’une Présence Infinie à travers la musique des mots ou des actions ? Sans cette Présence Infinie, il n’y a plus rien que cette humanité livrée à elle-même, à sa mortalité, et qui doit périr un jour comme Russel l’envisageait lorsqu’il disait que rien, de toutes nos civilisations, rien de toute notre science ne subsistera, précisément parce que l’humanité est destinée elle-même à disparaître. « (à suivre)