23-07 au 02/08/2015 – Conférence – Le problèmes de notre temps

Conférence
de Maurice Zundel en l’abbaye de Hauterive près de Fribourg, Suisse, en 1971. Non édité. Les sous-titres sont ajoutés.

 

Révérendissime Père, Révérends Pères et Frères,

Le Saint Père, il y a quelques années, m’avait fait envoyer une lettre par la Secrétairerie d’Etat en me suggérant d’écrire un livre sur la problématique de notre temps. C’eût été une entreprise colossale dont il m’était quasi impossible de venir à bout. J’ai écrit un petit livre qui va paraître bientôt et qui s’appelle « Je est un Autre » (Desclée de Brouwer, 1971) où, à partir de conférences données à Beyrouth, j’essaie, en fait, de mettre au point ce que les problèmes de notre temps ont pu me suggérer.

Hauterive

1ère partie : l’homme, ce qu’il est et ce qu’il peut être

Notre temps a perdu la foi en l’homme

Nous allons donc essayer d’entrer nous-même dans ce champ immense des problèmes de notre temps et nous voulons immédiatement centrer notre attention sur l’homme. Car il y a un phénomène que vous connaissez et qui est, cependant, digne de remarque : c’est que notre temps a perdu la foi en l’homme.

Il y a une trentaine d’années, lorsqu’un journaliste, menant une enquête sur Dieu, avait interviewé un physicien de grand renom, un physicien français, et lui avait demandé : « Croyez-vous en Dieu ? », le physicien lui avait répondu avec une certaine hauteur : « Et vous, Monsieur, croyez-vous en l’homme ? » Il est évident que, dans la pensée de ce physicien, la croyance en l’homme qu’il avait, était un succédané laïc de la croyance en Dieu qu’il n’avait pas. Mais il croyait en l’homme. C’est-à-dire qu’il attribuait à l’homme une certaine transcendance qui pouvait lui tenir lieu de foi. Il y avait dans sa vie un élément métaphysique qui consistait précisément dans cette croyance en l’homme.

Or, un des phénomènes les plus frappants de notre temps, c’est précisément qu’on a perdu la foi en l’homme. Si vous prenez des auteurs comme Jacques Monod, comme Michel Foucault, comme Claude Lévi-Strauss, vous verrez dans leurs écrits des témoignages irrécusables de cette incroyance en l’homme, de cette sorte d’ananthropisme, c’est-à-dire, de négation de l’homme, qui radicalise la négation de Dieu, en répudiant toute espèce de foi : qu’elle soit humaine ou divine.

Une évolution qualifiée de hasard et de nécessité où l’homme ne signifie rien

Vous pouvez vous en rendre compte dans un livre qui a eu un très grand retentissement, le livre de Jacques Monod, Professeur de biologie moléculaire au Collège de France. Dans ce titre qui s’intitule, sauf erreur : « Le Hasard et la Nécessité » (Ed. du Seuil, 1971), ce savant notable, puisqu’il a obtenu en collaboration avec deux de ses collègues de l’Institut Pasteur, A. Lwoff et F. Jacob, le prix Nobel de médecine en l965, dans ce livre, Jacques Monod présente l’histoire du monde comme une histoire fondée uniquement sur le hasard.

Il dit d’ailleurs d’une manière paradoxale, que la grandeur de la vie, c’est la conservation. En effet, il y a, inscrite dans les éléments infimes de la vie, dans les gènes, si vous le voulez, qui sont les éléments reproducteurs, dans ces éléments infinitésimaux, il y a, inscrite, une espèce de code en quatre lettres, une sorte de prescription, on appelle cela aujourd’hui « une information », qui préside à l’évolution, au développement de la vie. Et ce développement est absolument stéréotypé : dans chaque espèce, les individus se reproduisent tels quels.

Cependant, il y a des accidents qui sont dus au hasard et ce sont ces accidents qui sont responsables, qui sont la source, d’une évolution. De la bactérie à l’homme, toute la distance immense a été franchie, grâce à ces hasards successifs et chacun de ces hasards s’est solidifié, s’est inscrit dans les gènes, dans les éléments héréditaires, et a donné lieu à une espèce. Puis, un nouvel accident s’est produit, engendrant une nouvelle évolution qui s’est stabilisée, et ainsi de suite. Si bien que, de la bactérie à l’homme, il n’y a pas d’autre explication possible de l’évolution que ces coups du hasard, que ces accidents successifs.

Au terme de cette évolution qui n’est évidemment pas terminée : l’homme dû au hasard. D’où la conclusion : l’homme ne signifie rien ; que toutes ses valeurs sont égales à zéro ; qu’il n’y a ni morale, ni idéal, ni éthique, ni obligation, ni rien de semblable ; que l’homme n’a aucune espèce d’importance et que son destin, comme le destin de tant d’espèces qui ont précédé, est voué à la disparition.

Mais ce qui est frappant particulièrement dans ce livre, c’est précisément la négation de l’homme. L’homme n’a aucune valeur particulière. Il peut se donner, s’il le veut, une éthique de la connaissance. Mais c’est purement gratuit et arbitraire car toute éthique, quelle qu’elle soit, n’a aucune espèce de fondement. On retrouve des éléments semblables chez Claude Lévi-Strauss qui est un anthropologiste, un ethnologue, plus exactement, et chez Michel Foucault qui s’est occupé en particulier du langage.

L’homme sans signification ne peut se poser le problème de Dieu

Il est évident que, si l’homme occupe cette situation, s’il n’a vraiment aucune importance, aucune signification, si sa vie n’a aucun sens et aucune direction, il est évident qu’il n’y a plus de problème, puisqu’il n’y a pas d’homme. J’entends : l’homme est une espèce animale comme les autres, qui n’a pas plus de dignité, ni de valeur que les autres.

Il est bien entendu que l’homme qui admet ces positions, qui les affirme, qui prétend qu’elles ressortent à l’observation scientifique la plus rigoureuse, il est évident qu’un tel homme ne peut pas, en aucune manière, se poser le problème de Dieu. Cela n’a aucun sens, puisqu’il n’y a de base à rien. Si la vie humaine est dépourvue de signification, il n’y a pas de solution à chercher.

Cette situation tend naturellement à dissoudre toutes les valeurs traditionnelles. Dans la mesure où de telles idées se vulgarisent et se propagent, elles corrompent radicalement toute espèce d’idéal. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que des gens comme Jacques Monod, Michel Foucault ou comme Claude Lévi Strauss soient des gens méprisables. Ce sont des savants très authentiques et, s’ils doivent se livrer à ces spéculations désastreuses, c’est parce que leur science est précisément pour eux un idéal, une valeur, une exigence et un intérêt passionnés qui leur suffit. S’ils peuvent s’y adonner vraiment, démanteler le credo traditionnel et toutes les valeurs humaines, c’est parce qu’eux-mêmes ont une valeur extrêmement précieuse qui est, justement, le champ de leurs investigations.

Alors, ils sont couverts quant à leur vie personnelle et ils ne se rendent pas compte de la catastrophe qu’ils peuvent engendrer en diffusant leurs théories ; comme Sartre, lorsqu’il se faisait « le prophète du doute », dit-il, dans « Les Mots », sentait sa vie justifiée du fait qu’il était « le prophète du doute ». C’était pour lui une situation qui le rassurait contre lui-même, bien que le doute qu’il propageait pût être, pour les autres, une catastrophe.

Il est donc extrêmement difficile, aujourd’hui, d’argumenter à partir de la dignité humaine, de la responsabilité humaine puisqu’il y a un certain nombre de savants considérables qui refusent totalement d’y croire et qui sont, bien entendu, dans une entière bonne foi.

Position du marxisme

Si vous enregistrez cette situation, si vous l’avez nettement dans l’esprit, vous verrez immédiatement la distance qui sépare une telle position du marxisme. Le marxisme est une foi. C’est pourquoi le marxisme a pu devenir ainsi une religion parce que le marxisme, précisément, croit en l’homme. Pour le marxisme, l’homme est le dieu de l’homme. Le marxisme divinise l’homme ; sans Dieu, mais il le divinise. Il accorde donc à l’homme une certaine transcendance et, à partir de là, il est possible de construire. Il y a entre le marxisme et une position chrétienne, il y a, éventuellement, un fond commun si les uns et les autres s’accordent sur la dignité humaine, – comme on le voit dans le cas d’un Roger Garaudy –. On peut faire un bout de chemin ensemble et en approfondissant cette foi en l’homme, il n’est pas impossible de déboucher sur une foi en Dieu.

Il est donc absolument certain que des savants d’aujourd’hui ont une position infiniment plus radicale que le marxisme qui était finalement une défense passionnée des droits de l’homme contre les empiétements de Dieu, un faux Dieu, bien sûr, un Dieu mal compris, mal conçu. Mais, il y avait une foi en l’homme qui a animé les meilleurs communistes et qui les a conduits éventuellement au martyre. Il y a des communistes qui ont donné leur vie en vue de cet avenir paradisiaque où l’homme sera reconnu par l’homme, où il n’y aura plus d’exploitation de l’homme par l’homme et où chacun vaquera à son devoir librement, joyeusement, chacun participant d’ailleurs à l’œuvre commune, chacun recevant selon ses besoins et travaillant selon ses capacités.

Cette perte de la foi en l’homme sape donc, à la base, toute espèce d’argumentation, puisque rien ne tient et qu’il n’y a nulle part une exigence qui nous permettrait de fonder une cité humaine ou une éthique humaine.

Une religion de l’homme

Nous pouvons dès lors remarquer, – à propos du marxisme qui est justement une religion de l’homme sans Dieu –, nous pouvons remarquer à ce propos qu’un certain nombre – non négligeable – de chrétiens et de prêtres, dans le fond, se situent sur le terrain du marxisme. C’est-à-dire qu’eux-mêmes ont une foi en l’homme. Aller vers l’homme, s’occuper de l’homme, lutter pour les droits de l’homme, se compromettre pour décoloniser les pays qui sont encore sous tutelle, de toute manière être aussi à gauche que possible ; c’est là le premier devoir d’un chrétien, parce que manifestement un chrétien doit croire en l’homme et il ne peut manifester sa charité envers Dieu qu’en pratiquant une charité toujours plus exigeante à l’égard de l’homme.

Et c’est une vue qui a son importance de remarquer qu’il y a, justement, sur le terrain chrétien, un nombre considérable de gens qui sont partisans de cette religion de l’homme et qui se détournent lentement, sans toujours en être conscients, de la religion de Dieu.

Maintenant, que penser de cette négation de l’homme, – si l’on prend les tendances extrêmes – que penser de cet « ananthropisme » qui est la négation de l’homme, comme l’athéisme est la négation de Dieu ? Qu’en penser ?

L’homme n’existe pas

Il est certain que l’homme, si on le prend dans sa réalité biologique, si on le prend par son instinctivité – cette instinctivité qui est de plus en plus le premier moteur de l’action de tant d’hommes et de femme, en particulier de jeunes hommes et de jeunes femmes – il est certain qu’il ne présente rien de particulièrement engageant, rien de particulièrement admirable, et qu’une multitude d’hommes et de femmes se comportent exactement comme des animaux, sont mus par leur inconscient, répondent à des impulsions dont ils n’ont pas le contrôle. Et on peut dire que c’est la situation de la plupart des hommes. La plupart des hommes n’ont pas purifié leur inconscient. La plupart des hommes d’ailleurs ne savent pas qu’ils ont un inconscient et qu’ils sont mus par lui.

Et c’est là le plus grand obstacle à la foi en l’homme : c’est que, justement, l’homme n’existe pas. Dans la plupart des cas, on a une miette d’univers, un être qui est préfabriqué, qui est un résultat, et quand il peut constater qu’il existe, – s’il lui arrive de réfléchir jusque là –, si un enfant, par exemple, particulièrement doué, arrive à cette conclusion ou plutôt à cette découverte sensationnelle : « J’existe », il doit ajouter aussitôt : « Mais, n’y suis pour rien, car il n’y a rien en moi que je tienne de moi. »

Et cette situation, généralement, se prolonge. L’homme continue à être porté par l’univers. Il continue à être mû par son inconscient. Il lui donne simplement, à mesure qu’il grandit, une figure acceptable dans l’univers social. Il use d’un compromis entre cet inconscient cosmique, végétal et animal et la figure sociale qu’il est obligé de se donner dans le monde. Alors, il s’arrange pour trouver des arguments de raison ou, si vous le voulez, pour se donner « de bonnes raisons » au regard des autres qui justifient les options qui sont passionnelles et qui ont leurs racines dans l’inconscient.

Les vues pessimistes d’un Jacques Monod, d’un Michel Foucault ou d’un Claude Lévi-Strauss semblent, au premier regard, assez justifiées, dans ce sens que l’immense majorité des hommes n’existent pas encore.

C’est là une énorme difficulté et qui se retrouve dans la vie spirituelle, dans la vie monastique, dans la vie conventuelle, dans la vie sacerdotale, dans la vie conjugale, dans l’adolescence des deux sexes, c’est l’énorme difficulté : l’inconscient est resté en friche.

L’inconscient, cette puissance océanique sous le seuil de la conscience, n’a jamais été ordonné. On a plaqué une superstructure, on a donné des habitudes à des enfants, on a voulu les conformer à un certain ordre social, mais tout cela s’est accompli par le dehors. Leur inconscient est demeuré cette jungle, cette forêt vierge où toutes les énergies cosmiques se précipitent et cherchent une issue qui sera nécessairement un jour désordonnée, quelquefois pire, si un éclairage de fond ne vient pas illuminer cet inconscient, le transformer et faire de toutes ces énergies immenses le support des vertus ou, comme je dis, le clavier des vertus.

Il n’y a pas plus de fondement pour une foi en l’homme que dans son refus

Et cette remarque a son prix et son importance, du fait précisément que les chrétiens qui épousent la foi en l’homme, au fond, n’ont pas plus de fondement pour affirmer cette foi en l’homme que n’en a Jacques Monod pour refuser cette foi en l’homme. Les chrétiens qui optent pour l’homme, sans plus, qui prennent le parti de l’homme, qui deviennent de plus en plus les adeptes de la religion de l’homme, ces chrétiens prennent l’homme tel qu’il est. Ils vérifient finalement tous ses instincts. Ils sont partisans des méthodes anticonceptionnelles. Ils considèrent que le célibat est une erreur, qu’il ne peut être qu’un instrument de refoulements qui, finalement, éclateront, emporteront tous les barrages et donneront lieu ou à des scandales terrifiants ou à des abandons, tels que ceux qui se produisent aujourd’hui.

La négation de l’homme qui est affirmée aujourd’hui de manière systématique peut donc se fonder sur cette inexistence effective de l’homme. L’homme est un animal comme les autres. En fait, il se comporte comme un animal et les droits de l’homme sont simplement des enseignes au néon auxquelles personne ne croit. Il est inutile de prêcher la paix. Cela ne veut rien dire, parce que les peuples ne sont pas conduits par la raison, mais par leur inconscient, par l’inconscient collectif, aussi obscur et aussi sauvage que l’inconscient individuel. Et cette prédication, cet appel à la paix, cette promulgation des Droits de l’Homme tombent dans le vide, parce que nulle part ces droits ne trouvent un fondement dans l’homme tel qu’il est.

Les dérives

C’est pourquoi les chrétiens, encore une fois, qui optent pour l’homme sans plus de réflexion, sont prêts finalement, à force de vouloir être dans le vent, à tout admettre, à tout laisser passer, à tout contester; et le Christ devient une espèce de vague figure au nom de laquelle, on se hâte d’aller vers l’homme tel qu’il est pour épouser toutes ses impulsions et pour canoniser tous ses instincts.

Je me souviens d’un sermon, – fait contre moi, si je peux dire : « Oh ! Vous, mes chères mères, vous êtes des adultes. (C’était après l’encyclique Humanae vitae…)Vous êtes des adultes. Personne n’a à vous enseigner ce que vous avez à faire. C’est à vous de trouver les normes de l’amour… » Et ainsi de suite.

Oui, bien sûr ! Que les prêtres soient mariés après cela, il n’y a pas à s’en étonner. Et notez que je dis cela avec le plus grand respect. Je constate simplement que cette tendance à aller vers l’homme finit, – ou peut aboutir, en tout cas, fréquemment –, à l’acceptation de n’importe quoi, sous prétexte d’être dans le coup, de ne pas retarder sur l’heure d’aujourd’hui.

Mais sur le terrain chrétien, comme d’ailleurs sur le terrain marxiste, la crise a un autre aspect : celui qui concerne Dieu. De quel Dieu parlons-nous ? Tout à l’heure, on pouvait se demander : De quel homme parlons-nous ? De l’homme qui est ou de l’homme qui sera ? De l’homme tel qu’il est ou de l’homme tel qu’il peut être, tel qu’il peut devenir, tel qu’il a à devenir, tel qu’il est appelé à se faire ? De même lorsque nous abordons le problème de Dieu : de quel Dieu parlons-nous ?

2ème partie – de quel Dieu parlons-nous ?

Tout à l’heure, au réfectoire, vous lisiez le chapitre 19 de l’Exode. Il était question du Sinaï. Il était question du don de la Loi. Et le Sinaï où Moise allait accéder, qu’il allait gravir, le Sinaï était interdit. Vous avez entendu que quiconque s’approcherait de la montagne serait mis à mort, serait lapidé (cf. Ex l9, l2-l3). A quoi correspond un tel ordre ? Et l’on en trouve… J’ai relu en hébreu, l’année dernière, les onze premiers livres de la Bible. C’était absolument effrayant. De la Genèse au second Livre des Rois, c’était absolument effrayant de voir le visage que l’homme a donné à Dieu : les massacres, les anathèmes, les guerres, les commandements de mettre à mort, les interventions, les menaces jusqu’à la cinquième, la sixième génération. Relisez le chapitre 26 du Lévitique. C’est absolument terrifiant. Est-ce que ce dieu-là est Dieu ? Est-ce que ce dieu-là est notre Dieu ? Est-ce que ce dieu-là correspond à l’aspiration du cœur humain ? Est-ce que ce dieu-là, pour reprendre un mot de saint François de Sales, peut être « le Dieu du cœur humain » ?

Un Dieu coupé de notre destin

De quel Dieu parlons-nous ? Il y a le Dieu des philosophes, qui est en perte de vitesse, précisément parce que, quand les savants contestent toute espèce de signification à rien et très spécialement à l’homme, à quoi sert de démontrer l’existence de Dieu ? Ca tombe absolument dans le vide puisqu’il n’y a plus de problème. Le Dieu des philosophes, à supposer qu’il ait encore un sens, le Dieu des philosophes nous amène à quoi ? Finalement, mettons, à un premier moteur ; mettons, à une cause première. Et cette cause première, parce qu’elle est première, ne dépend de rien ; parce qu’elle est première, n’a besoin de rien ; parce qu’elle est première, se suffit totalement. Alors cette position, immédiatement, coupe Dieu de notre destin.

Au fond, notre destin et parfaitement absurde. S’il est vraiment ce premier moteur, s’il est vraiment cette cause première, s’il est vraiment cette auto-suffisance parfaite, ce bonheur inaltérable, que nous échouions dans notre vie ou que nous réussissions, que nous soyons, disons, pour reprendre les termes traditionnels, élus ou damnés, cela n’a pour lui aucune espèce d’importance. Comme disait le Père Garrigou : « Il est glorifié par les damnés dans sa Justice, comme il est glorifié par les élus dans sa miséricorde. » Tout notre être est pour lui : de toute façon, il gagne sur tous les tableaux.

Ce Dieu-là ne répond plus aux questions que la science se pose. Et lorsqu’on aboutit sur un terrain philosophique, qui devient, d’ailleurs, de plus en plus fragile, on aboutit à cette théorie : « Surtout n’allez pas croire, me disait le Père Garrigou, surtout n’allez pas croire que Dieu agit pour d’autre motif que l’amour de soi. Il ne peut aimer que par rapport à soi parce qu’il est le souverain bien et qu’il ne peut rien recevoir de personne, sinon il dépendrait de l’être qui lui donnerait»

Il est donc complètement étranger à notre vie. Alors pourquoi est-il le créateur de ce monde ? Qu’est-ce que ça signifie ? Puisqu’il n’en a pas besoin, puisqu’il lui demeure étranger, puisque de toute façon, il gagne sur tous les tableaux, pourquoi avoir jeté ces créatures misérables dans l’espace en les soumettant à une épreuve à laquelle lui demeure totalement étranger ?

Dieu une expérience humaine

Cette voie parait sans issue. On sent bien d’ailleurs, dans le Livre de Job, on sent très bien que l’immense poète qui a écrit le Livre de Job, a posé la question de la tragédie humaine, de mystère du mal et il n’a pas eu de réponse parce que la réponse c’est la toute-puissance qui écrase. Donc, au moment où le Livre de Job est écrit, la Révélation n’est pas au niveau du problème posé. Et bien entendu, Dieu est vu ici par l’homme. Et je me hâte de vous dire ce que vous savez, c’est qu’évidemment Dieu ne peut correspondre qu’à une expérience humaine, car nous ne connaissons rien en dehors d’une expérience humaine. Et cette expérience de Dieu, elle ne peut s’accomplir qu’en vertu d’une transformation de l’homme.

Ceci vous deviendra tout à fait clair si vous distinguez les trois degrés de connaissance que vous expérimentez. Il y a trois degrés de connaissance.

Les trois degrés de connaissance

Il y a d’abord le degré de la connaissance subjective, instinctive, charnelle, passionnelle, qui est la connaissance la plus répandue. Tous les slogans qui se répandent à travers les journaux, la télévision, le cinéma, tous les slogans qui font que l’on s’apitoie sur le suicide de cette femme qui s’était éprise de l’un de ses élèves qui avait quinze ou seize ans, pour qu’on se sente coupable envers elle. Entrer en sympathie avec son destin, comprendre sa tragédie, prier pour elle, ce sont des choses qui sont légitimes et nécessaires. Mais, enfin, tout d’un coup, s’émouvoir, sentir toute une nation coupable parce qu’une femme a cédé à sa passion et parce qu’elle était sans issue, s’est suicidée, c’est évidemment un déplacement de valeur.

Cette espèce d’unanimité dans la compassion, dans une tragédie de cette espèce, nous met en face de cette connaissance instinctive, subjective, passionnelle, qui a ses racines dans notre inconscient et qui est celle qui, la plupart du temps, nous meut nous-même ; car dès que nous sommes concernés, dès que notre amour propre est pris au jeu, qu’il est atteint, il se rebiffe. Et au nom de quoi ? Evidemment, au nom d’impulsions passionnelles.

Il y a une seconde connaissance. C’est la connaissance scientifique, la connaissance du laboratoire. Cette connaissance a un caractère tout à fait remarquable, c’est qu’elle constitue un langage commun. Depuis Galilée, sinon depuis Copernic, depuis Galilée, la science, de plus en plus, est devenue un langage commun.

Qu’on soit russe, hindou, japonais, américain, tchécoslovaque, français, allemand ou anglais, si on utilise les méthodes scientifiques, si on les applique rigoureusement, on obtiendra partout les mêmes résultats, indépendamment de ce que chacun pense sur la vie, sur la mort, sur le commencement absolu du monde et sur sa fin, sur la morale ou la non-morale.

La science a réussi à créer un langage commun, objectif, où le physicien est un physicien quelconque, qui pourrait être remplacé par une machine, – il est très souvent d’ailleurs remplacé par une machine qui enregistre beaucoup plus exactement qu’il ne le ferait lui-même, – c’est admirable ! Mais c’est limité, parce qu’un tel langage commun n’a pu se créer qu’en faisant abstraction de toute option personnelle.

Au laboratoire, le savant est un objet qui enregistre. Il doit laisser à la porte toutes ses opinions personnelles. Et cela est heureux, dans ce sens que, ses opinions personnelles, à la fois, sont diverses dans tous les peuples et chez tous les individus et, chez le même individu, sont variables. On n’aboutirait jamais à des conclusions certaines si l’on n’avait pas pris cette décision de méthode : de faire abstraction de toute option personnelle.

Le danger de cette méthode, d’ailleurs admirable et d’une fécondité telle qu’on a pu à la fois créer la bombe atomique et aller jusqu’à la lune – mais nous ne sommes qu’au commencement de l’aventure – le danger de cette connaissance, c’est qu’elle ne connaît que des objets, y compris l’homme. Si on teste un singe dans un laboratoire ou un homme ou un cobaye, c’est la même chose. On emploie des instruments analogues. On cherche des réactions objectives qui font totalement abstraction de la qualité humaine de l’homme.

Cette tendance du laboratoire – on le voit bien chez Jacques Monod – c’est justement de ne voir partout que des objets. Il n’y a plus de sujets. Il n’y a plus de dimension humaine. Il n’y a que des phénomènes physico-chimiques, bio-moléculaires qui se fixent uniquement par des mécanismes matériels, par des automatismes dont l’homme n’est nullement la source et l’origine.

Il y a une autre connaissance, beaucoup plus importante : c’est la connaissance interpersonnelle. C’est la connaissance des connaissances. C’est celle qui règle les rapports entre un mari et sa femme, entre les parents et leurs enfants, entre les enfants et leurs parents, entre des amis et des amis, enfin, un rapport entre des personnes. Cette connaissance est la connaissance suprême, dans l’ordre humain, parce que c’est la seule où l’homme commence à émerger, cesse d’être un objet, un résultat préfabriqué et où l’effort, la quête, la recherche portent sur la dimension humaine. Ce que nous cherchons dans les autres, à travers leur visage, c’est une présence humaine, c’est cette espèce d’intimité qui est cachée dans le coeur de l’homme, c’est cette inviolabilité qui est, justement, le sanctuaire dans lequel nous devons nous incliner avec respect.

Vous vous rappelez ce petit garçon de neuf ans ? Je vous ai déjà raconté cet instructif épisode d’un roman de Gottfried Keller. Fils unique d’une femme devenue veuve, qui concentre sur lui toute sa tendresse, qui l’élève du mieux qu’elle peut, qui lui a enseigné à faire ses prières, matin et soir et avant de se mettre à table, le petit Henri s’assoit un jour devant son dîner sans faire sa prière. Sa mère l’y rend attentif. Il fait la sourde oreille. Elle insiste, il n’entend pas d’avantage. Elle le met au pied du mur et le menace : « Tu ne veux pas faire ta prière ? » ? « Non » ? « Eh bien ! Va te coucher sans dîner ». Bravement, le petit garçon relève le défi et va se coucher sans dîner. Sa mère, prise de remords, se ravise et lui apporte son dîner dans son lit. Trop tard : depuis ce jour le petit garçon cessa de prier. C’est qu’il a découvert en lui-même une zone inviolable où sa mère elle-même ne peut pénétrer sans son aveu.

Il y a donc une connaissance interpersonnelle qui est la plus précieuse, mais qui est une connaissance fondée sur un engagement. On ne connaît qu’autant qu’on s’engage. On ne connaît qu’autant qu’on aime. La femme qui, paralysée depuis trente ans et aveugle depuis trente neuf ans, témoigne d’une parfaite sérénité, ne se plaint jamais, bien qu’elle soit totalement dépendante de nous, m’apprend que sa joie vient de ce qu’elle a été épousée dans cette situation et dans ces conditions. L’homme qui l’avait aimée à dix huit ans, lorsqu’elle fut frappée de cette attaque de polio, ne l’a pas abandonnée. Il lui a rendu tous les services inimaginables pendant neuf ans. Au bout de neuf ans, comme elle était devenue aveugle, il l’a épousée. Eh bien ! Cet amour incroyable et merveilleux qui s’adressait à sa personne, qui était un engagement le plus généreux et le plus pur, l’illuminait totalement et elle ne songeait pas à se plaindre de son sort, ayant obtenu ce que l’immense majorité des femmes ne font que rêver d’obtenir.

La connaissance interpersonnelle est donc une connaissance engagée où l’on connaît autant que l’on aime. La femme divorcée qui me dit : « Quand je rencontre mon mari dans la rue, ça ne me fait pas plus d’effet que de croiser le balayeur ou n’importe qui », montre qu’elle n’aime plus, parce qu’elle ne connaît plus. Son mari lui est devenu un parfait étranger. Alors la connaissance interpersonnelle est une connaissance de réciprocité, une connaissance où s’échangent deux intimités qui s’ouvrent l’une à l’autre, une connaissance qui est d’autant plus parfaite que l’amour est plus grand.

La Révélation dans l’univers interpersonnel

Alors où se situe la Révélation ? Dans cet univers interpersonnel. La Révélation, ce n’est pas un bureau de renseignements qui nous envoie des messages nous disant : « Voici ce qui se passe dans le ciel ». La Révélation, c’est un échange nuptial entre le Seigneur et l’homme. Mais cet échange est naturellement proportionné non pas à l’engagement de Dieu qui est toujours total, mais à l’engagement de l’homme.

Il est évident que l’imperfection de l’homme va rétrécir le champ du rayonnement divin. Vous en avez un exemple éclatant dans la prière de Jérémie au chapitre 10, 23-25, où Jérémie prie pour la destruction de ses ennemis. Vous en avez des exemples continuellement dans les onze premiers Livres de la Bible ou il est question de massacres, de guerres, d’anathèmes, de ruines, de destructions, de malédictions.

C’est Dieu vu par une humanité primitive, qui restreint Dieu à sa mesure et avec laquelle Dieu balbutie comme une mère balbutie avec son enfant, non pas parce qu’elle est infantile, mais parce que son enfant ne peut pas comprendre « Les dialogues de Platon ». L’homme qui parle un langage platonicien à un enfant de quatre ans lui fera sauter la cervelle, le rendra fou et je le retrouverai, ce garçon, – car c’est un exemple vécu –, je le retrouverai au pénitencier parce qu’évidemment cette éducation forcée, en serre chaude, où l’enfant n’a d’autre compagnie que celle de son père, qui a cinquante ans de plus, lui tient des discours sous prétexte qu’il doit l’élever sans le punir et sans le frapper, cette éducation forcée sera un échec. L’enfant s’ennuie à en mourir et, finalement, il prendra en haine ce père qui le tient enfermé dans la prison de ses concepts. Le père n’a pas compris qu’il fallait parler un langage d’enfant à un enfant.

Donc, Dieu a balbutié avec cette humanité. Il s’est laissé défigurer par l’homme. Il a pris cet aspect de pauvreté, comme le dit un grand exégète. C’est là un des aspects les plus émouvants de la pauvreté divine : c’est que Dieu ait accepté de prendre, aux yeux de l’homme, ce visage qui n’est pas le sien.

Et s’il en est ainsi, c’est, encore une fois, parce que dans tout dialogue interpersonnel, il faut que la parole se proportionne à l’interlocuteur. Naturellement, elle doit aller vers le plus bas. C’est le savant qui doit s’incliner vers l’élève pour l’aider à progresser. C’est le père ou la mère qui doivent s’incliner vers l’enfant pour balbutier avec lui, afin qu’il s’ouvre à un langage plus profond. Il serait absurde qu’un dialogue fût suspendu en l’air et qu’il n’atteignît personne. La Révélation est un dialogue d’amour engagé entre Dieu et l’humanité, où Dieu s’adapte à l’humanité et accepte de subir les conditions du dialogue : s’adapter à l’inférieur pour le faire monter.

Le Dieu populaire est un Dieu collectif

Ceci, d’ailleurs, nous amène à une autre considération extrêmement importante, c’est que la croyance en Dieu – je ne parle pas du Dieu des philosophes : cette fois, je parle du Dieu populaire, du Dieu des peuples, du Dieu des nations, du Dieu des empires, du Dieu des clans, du Dieu des tribus – c’est que ce Dieu là est un Dieu collectif.

La vie de l’humanité est d’abord une vie collective. Le groupage a eu d’ailleurs terriblement à faire. Dans une humanité, plutôt dans une nature sauvage où l’homme avait, à la fois, à arracher sa nourriture a un sol ingrat en inventant l’agriculture qui n’existait pas, en se bornant donc à la cueillette et en se défendant contre les bêtes sauvages et contre d’autres clans, éventuellement ennemis du sien, il consacrait tout son temps – ou à peu près – à ses nécessités vitales et il ne pouvait se protéger – je veux dire, il ne pouvait assurer sa cohésion, l’unité de son clan, de sa tribu – qu’en vertu d’une discipline collective très ferme qui se projetait dans une religion collective. Car, pour asseoir cette discipline, il fallait lui donner une sanction divine. Et ce fut universel. Remarquez que le premier Etat « athée » du monde, c’est l’Albanie. En l968, l’Albanie fut le premier Etat athée du monde.

Et si le monde remonte à un million cinq cents mille ans, je veux dire, si l’homme existe depuis un million cinq cents mille ans ou deux millions d’années, et si, à travers toute cette immense histoire, la religion a d’abord été une réalité collective, il ne faut pas s’étonner que l’humanité ait une peine infinie à se dégager de ses traditions pour aboutir à une religion personnelle.

Je pense donc qu’il faut tenir compte essentiellement de ce fait que la religion est d’abord, – sauf exception – une réalité collective. Prenons un exemple que vous connaissez bien : la mort de Socrate en 399 avant Jésus-Christ, au sommet de la civilisation hellénique. La mort lui est infligée, en particulier, parce qu’il n’honore pas les dieux de la Cité. Il met en danger la Cité parce qu’il n’honore pas ses dieux. Pour ne pas les décevoir, pour ne pas être victime de la colère des dieux, la Cité tue cet homme, Socrate, qui n’est qu’un individu dans le monde entier, dans la Cité.

Vous connaissez certainement l’exemple de Marc Aurèle : entre l6l et 180, après Jésus-Christ, « le plus vertueux des empereurs romains », le plus scrupuleux dans ses examens de conscience, le plus pur, le plus pieux philosophe : Marc Aurèle est aussi un des plus farouches persécuteurs des chrétiens, un des plus intransigeants parce que, les chrétiens, – ces « opiniâtres » –, refusent de s’associer au culte de Rome et de l’Empereur qui peut seul cimenter l’unité d’un empire fait de peuples divers, dont la religion est le seul lien.

Qu’est-ce que demanderont les empereurs chrétiens à la religion ? Le même service : que la religion soit le ciment de l’unité de leur empire ! Que voudra Louis XIV en révoquant l’Edit de Nantes ? Une religion pour un Etat. Que voudra Napoléon en rétablissant l’Eglise par un Concordat ? Asseoir son pouvoir sur une religion qui donne à son pouvoir une sanction divine.

Cette tradition, aussi vieille que l’humanité, nous fait entrevoir alors une révélation qui prendra cet aspect collectif, et cela d’autant plus, – si vous prenez la tradition biblique –, que l’on ne croit pas à l’immortalité. Tout se joue sur cette terre. S’il y a une survivance, le shéol, c’est une survivance tellement larvaire, tellement misérable qu’on supplie Dieu d’épargner cette catastrophe, de ne pas mourir, parce qu’il n’y a pas d’espérance alors : « Il n’est guère, dans la mort, souvenir de toi, au shéol, qui te louerait ? » (Ps 6:6). Ceux qui sont au shéol ne louent pas Dieu. Ils sont dans la nuit complète et la mort est la grande malédiction. On ne peut la dépasser que par la procréation. S’il faut avoir des enfants à tout prix, c’est que c’est la seule forme d’immortalité. Si les femmes stériles se lamentent, c’est parce qu’elles privent leur mari de cette survivance dans une postérité qui perpétue son nom.

Alors on comprend qu’il y ait une mission collective – c’est celle des peuples de la Bible – une mission collective, parce que l’individu-peuple, s’il meurt, c’est pratiquement, par sa mort, la fin de tout. Mais un peuple, comme tel, ne peut avoir qu’une religion extravertie, c’est-à-dire tournée vers l’extérieur. Un peuple, comme tel, ne peut pas avoir une expérience mystique.

Il projette Dieu forcément en dehors de lui-même comme une puissance dont il dépend, à laquelle il doit offrir tous ses hommages, c’est à dire, pratiquement, ses sacrifices et son obéissance absolue en attendant, en retour, une protection qui sera d’autant plus efficace que ce Dieu est à la fois plus terrible et plus puissant. Dieu prendra donc cette figure. Il résulte du fait que le dialogue est entre l’invisible et une collectivité.

Le Dieu du dialogue secret avec une toute jeune fille

Boris Pasternak, dans le « Docteur Jivago » a une page absolument bouleversante où il montre, en analysant les antiennes de la Liturgie russe de l’Annonciation avec une poésie extraordinaire, que ces antiennes commémorent le plus grand événement de l’histoire.

Jusqu’ici : la foule des peuples, le déferlement des nations, la foule des armées. Et maintenant : un dialogue secret avec une toute jeune fille qui a décidé de l’avenir du monde. Dieu n’est plus le Dieu des peuples. Il est le Dieu des personnes. Et quand Jésus s’entretient avec la samaritaine, il réintègre à l’intérieur de la conscience humaine le sanctuaire du Dieu vivant. Ce n’est plus sur le Garizim – selon la foi des Samaritains – ce n’est plus sur la colline de Sion – selon la foi des Juifs – c’est en toi que jaillit la source d’eau vive en vie éternelle (cf. Jean 4:14).

De quel Dieu parlons-nous ? Est-ce le Dieu qui s’exprime dans la fulgurance des éclairs, dans le bruit du tonnerre, dans la terreur, dans la malédiction, dans la lapidation ? « Devant ces tonnerres, ces lueurs, ce son de trompe, et la montagne fumante, tout le peuple trembla de peur et se tint à distance. Et ils dirent à Moise : Parle-nous, toi, et nous pourrons entendre ; mais que Dieu ne nous parle pas. Car, alors, c’est la mort ! » (Ex 20:18c-19 ; cf. Dt 5:23-31).

Dieu se révèle en Jésus-Christ

Lequel est le vrai Dieu ? Bien sur que c’est toujours le même. Il n’y en a qu’un. C’est celui qui se révèle en Jésus-Christ, qui se révèle dans la passion de Jésus-Christ, qui se révèle dans la mort de Jésus-Christ, qui se révèle dans cette équation incroyable : pour Dieu, l’homme égale Dieu puisque Dieu estime la vie de l’homme au prix de la sienne. Le changement est immense. Entre la Genèse où déjà est déclarée l’innocence de Dieu à l’égard du mal, entre la Genèse – chapitre 3 : le récit de la chute – entre la Genèse où Dieu apparaît comme le maître non-engagé dans notre histoire, qui impose une Loi avec des sanctions qu’il exécutera, une fois la transgression commise, quelle distance entre cette vision de Dieu et la vision de notre Seigneur au jardin de l’agonie : là, Dieu est engagé à fond. Le mal apparaît comme une blessure dont il meurt. Le bien apparaît comme un amour nuptial où s’origine la vie même.

3ème partie – La rencontre de l’homme avec l’Autre

Nous allons retrouver ces « données ». Pour le moment, revenons au commencement. Cet homme qui n’est pas encore, cet homme qui n’est qu’un faisceau de déterminismes, qui est totalement préfabriqué, cet homme qui est une miette d’univers et qui pourtant un jour, étant petit garçon, a découvert qu’il y avait en lui quelque chose d’inviolable. Comment peut-il être inviolable puisqu’il n’a rien fait ? Pourtant, il a fait une expérience décisive.

Que fait l’esclave, – et tant d’autres à sa suite –, que fait l’esclave quand il prend conscience de son esclavage ? Il dit : « Non, non ». Il dit non parce que prendre conscience de son esclavage, c’est déjà le refuser. Prendre conscience de son esclavage, c’est découvrir qu’on n’est pas un objet, qu’on ne peut pas être un pur instrument manié du dehors, qu’on ne peut reconnaître comme sienne qu’une action dont on est vraiment la source et l’origine. Mais comment fonder cette inviolabilité ?

Il y a une autre expérience. Quand nous trichons, nous pouvons tromper les autres, mais pas nous-même. Nous ne pouvons pas tricher avec nous-même à moins de devenir des brutes complètement livrées à leurs instincts. Seul à seul avec nous-même, nous ne pouvons pas tricher. Il y a en nous une revendication incorruptible, un regard incorruptible, une innocence incorruptible, un témoignage qu’il est impossible de récuser.

Faisons un pas de plus : l’émerveillement de l’artiste, du musicien, du savant, de l’alpiniste, de la mère devant son petit enfant qui dort, l’émerveillement de l’amour, – Béatrice ou plutôt Dante en face de Béatrice –, l’émerveillement de l’Inde devant Gandhi, l’émerveillement de tout héroïsme quand il est tout à fait pur de tout motif égocentrique, l’émerveillement qui, tout d’un coup, nous fait sortir de nous-même, qui nous guérit de nous-même, qui nous met en contact avec une Présence, parce que, dés que nous la rencontrons, que ce soit dans la musique ou l’architecture, dans la biologie ou l’astronomie, dans l’électronique ou les mathématiques, dans la nature ou dans l’entant, que ce soit dans l’amour, c’est toujours le même espace qui s’ouvre, la même rencontre qui s’accomplit, le même visage qui se révèle, le même élan qui nous saisit, celui que j’envisageais en vous citant le merveilleux quatrain de saint Augustin : « Tard, Je t’ai aimée, ô beauté si antique et si nouvelle, tard Je t’ai aimée… », le reste, vous le savez par cœur.

Il y a donc dans l’expérience, celle qui fait passer l’homme du dehors au-dedans, celle qui le jette dans son intimité, celle où il accède à son humanité, il y a immédiatement et au même moment la rencontre avec cet Autre majuscule, avec cette Présence adorable qui est au fond de nos cœurs une attente éternelle. Ce Dieu là est absolument irrécusable, irréfutable comme l’homme lui-même. Si l’homme existe, Dieu transparaît. Dès que l’homme existe, la Présence de Dieu devient sensible parce que l’homme n’existe qu’en se prenant tout entier ou plutôt qu’en étant saisi tout entier jusqu’à la racine de lui-même. A partir de ce qu’il y a de plus profond dans son inconscient, il est saisi par cette lumière qui l’emporte dans sa vague d’amour et qui fait qu’il est tout entier une offrande. Alors, il est comblé.

Et remarquez que Dieu apparaît, dans cette expérience, comme la révélation et l’accomplissement de notre liberté. Loin qu’il apparaisse comme un maître, comme un dominateur dont nous dépendons, comme une limite, comme une menace, il apparaît uniquement comme la révélation et l’accomplissement de notre liberté, de notre vie « plus intime à moi-même que le plus intime de moi-même », « comme la vie de ma vie »et « vivante sera ma vie toute pleine de toi ».

L’essentiel : le Verbe incarné, la Trinité, le dépouillement de Dieu

Faire l’expérience de ce Dieu-là, c’est évidemment comprendre immédiatement que la tradition biblique était portée vers l’homme par l’Evangile, comme saint Paul nous l’a bien dit. Cette tradition biblique, il faut la saisir à travers le Christ, en mouvement vers lui. Mais dans sa lettre, elle ne nous concerne plus. Pour nous, l’essentiel, c’est le Verbe incarné dans la transparence infinie de son humanité à la divinité dans laquelle il subsiste personnellement.

Et c’est cela qui nous plonge au coeur de l’Evangile, c’est cela qui est le cœur de l’Evangile : la Trinité. L’immense nouveauté du Nouveau Testament, c’est la Trinité, c’est la révélation du monothéisme, d’un monothéisme pluraliste qui est une éternelle communion d’amour. Dieu ne se possède pas. Dieu ne colle pas à soi. Dieu est l’anti-narcisse. Loin d’être un personnage solitaire qui se contemple et qui se repaît de lui-même, il ne peut s’atteindre qu’en se communiquant.

Cette révélation est bouleversante. Elle nous éclaire fondamentalement sur nous-même. Car, qu’est-ce qui fait que nous n’arrivons pas à résoudre notre problème ? Pourquoi il y a si peu d’hommes qui arrivent à s’en sortir ? Pourquoi est-ce que le problème n’est jamais vraiment posé dans ses véritables termes ? Parce que si nous ne rencontrons pas le dépouillement de Dieu, nous ne pouvons pas imaginer un instant que c’est par le dépouillement que nous allons réaliser notre plénitude.

Quand on voit Nietzsche s’arc-bouter, se disloquer mentalement pour faire jaillir de lui le surhomme dans une solitude épouvantable, sans visage, on comprend l’impossibilité pour l’homme de trouver une issue s’il n’a pas rencontré dans son coeur, comme Augustin, cet amour qui n’est qu’amour, qui fait jaillir toute sa vie dans un élan d’amour où sa liberté est révélée à elle-même, en même temps qu’elle s’accomplit.

On ne peut presque pas poser le problème de l’homme si l’on n’a pas rencontré la Trinité. Un Dieu solitaire, qui ne fait que se regarder lui-même, est impensable. Ce sont là les limites du Dieu de l’Islam et du Dieu Juif, du Dieu vu par les Musulmans, du Dieu vu par les Juifs, bien entendu. Car il n’y a qu’un Dieu. Celui qui se révèle en Jésus-Christ. Il a toujours été le même. Il a toujours été l’amour. Comme disait saint Augustin, il a toujours été « déjà là » ou : « Tu étais avec moi, c’est moi qui n’étais pas avec toi ». Et ce qu’il y a de merveilleux, dans la Trinité, c’est qu’elle fait éclater dans le plein midi de la Révélation. Elle fait éclater ce que nous pressentions, ce qu’un Platon pouvait pressenti quand il parlait de la beauté et qu’on s’élève de degré en degré jusqu’à la beauté qui n’a plus de limites.

Ce que l’Evangile nous révèle, dans le plein midi de la Révélation, c’est un Dieu qui est dépouillé de lui-même. Dieu est libre de lui-même. Dieu est Esprit. Et qu’est-ce qu’être esprit ? C’est ne pas subir sa vie, mais la faire jaillir dans un pur élan d’amour. L’Esprit concerne notre être tout entier. Tout entier, nous avons à devenir, nous devons devenir. Tout entier, nous avons ce pouvoir de transfiguration. Tout entier, nous pouvons rencontrer le Seigneur. Tout entier, nous avons à l’exprimer car il est de toute notre vie la source infinie.

On ne peut rencontrer Dieu qu’en étant libre de soi

Dieu est libre de lui-même, totalement dépouillé et c’est pourquoi on ne peut le rencontrer authentiquement qu’en étant libre de soi. Voilà le jugement dernier : il n’y a d’humanité authentique que là où l’homme est libre de soi et dans la mesure où il l’est.

Comment cela est-il possible ? Comment est-ce que nous n’avons pas d’autres critères, pour discerner l’authenticité d’une humanité, que cette libération de soi, sinon parce que Dieu, qui est le seul chemin vers nous, le seul chemin vers notre intimité, est totalement, infiniment, éternellement libre de soi dans cette circulation de son être : du Père au Fils dans l’unité du Saint-Esprit. C’est là l’essence de l’Evangile.

Par l’Incarnation se fonde cette libération. Disons-le, parce que c’est vrai. En effet, qu’est-ce que l’union du Christ avec la divinité, sinon la communication faite à l’humanité de Jésus de la pauvreté divine, de ce dépouillement total qui jette éternellement le Fils dans le sein du Père. Le Christ, dans son humanité est pris dans la vague, totalement, comme une coquille de noix serait portée par l’océan. Le Christ, étant dépouillé radicalement, infiniment, est tellement dépouillé qu’il peut contenir, dans son humanité, toute l’histoire humaine, toute l’histoire de l’univers et être intérieur à chacun de nous, vivant notre vie comme la sienne. Il est donc certain que nous avons dans cette révélation – la plus haute qui soit –, la révélation de Dieu et de nous-même.

L’histoire du contrebandier

Comment ce Dieu qui est dépouillement, pourrait-il nous menacer ? Je reviens à cet exemple admirable que vous connaissez. Vous vous rappelez l’homme qui, en pleine montagne, découvre un papier. C’est un bandit. C’est un assassin. Il a avec lui son fusil et pratique une contrebande assidue entre deux frontières. Il se sert de son fusil contre quiconque se mêle de ses affaires. Et voilà qu’il découvre un bout de papier à quatre mille mètres d’altitude. Qu’est-ce que c’est ? « Perpétuel secours ! » – « Non, c’est impossible. Un perpétuel secours ? » Il lit plus avant : « Notre-Dame du Perpétuel Secours. Neuvaine à Notre-Dame du Perpétuel Secours ». Il s’engage dans cette neuvaine. Ah ! Il se sent damné. Il est perdu. Il prend conscience de sa culpabilité. Il n’y a pas pour lui d’issue possible. Il a un être irrémissible vis-à-vis de Dieu, mais il est dans une absence irrémissible aussi en face de Dieu. Il recommence la neuvaine. Une petite espérance : avec des milliers d’années de purgatoire, il arrivera à s’en tirer. Il recommence jusqu’à sept fois. Il parcourt toutes les étapes et c’est normal. Ah ! Il découvre tout-à-coup l’amour. Il ne pense plus à soi, à son salut. Il a découvert cet amour au fond de lui-même. Il se jette dedans et quand il vient se confesser, il est tellement débordant d’amour que le prêtre auquel il raconte cette histoire, en est tout bouleversé.

Le dialogue interpersonnel

Nous voyons ici le dialogue… Nous voyons ici le dogme s’approfondir. D’abord vu du dehors, vu sous l’aspect d’une culpabilité devant une justice qui peut m’écraser. Et peu à peu, la vision s’intériorise. La situation de l’homme se transforme et Dieu s’intériorise. Il n’y a plus que l’amour. Et l’enfer apparaît comme la crucifixion de Dieu par l’homme et pour l’homme. A chaque étape, c’est vrai, parce que nous sommes dans un dialogue.

Nous avons vu que la Révélation est un dialogue interpersonnel. Mais finalement, c’est au sommet de la montée, c’est dans l’approfondissement, c’est dans l’intériorisation de soi et de Dieu que le dogme finit par prendre – par nous les rendre – toute sa lumière, toute sa liberté. Car nous savons que nous sommes chargés de Dieu, que la vie de Dieu est remise entre nos mains, que nous pouvons crucifier Dieu et qu’il est sans défense puisqu’il ne peut se défendre qu’en mourant d’amour pour nous. Et c’est bien là la logique de l’amour qui est, en effet, de persévérer quand il est piétiné, de mourir d’amour pour s’affirmer.

Tous les dogmes sont à parcourir de degré en degré jusqu’à ce qu’on arrive finalement au coeur de la Trinité où on retrouve le berceau de la liberté infinie. Dieu étant, en effet, libre de soi, il peut nous libérer de nous même. Et justement, il n’y a plus de morale au sens d’une imposition qui viendrait du dehors. Il y a une immense exigence d’amour, qui est une exigence d’être, une exigence de liberté, de libération ; car on ne peut être vraiment que dans ce don total que Dieu est.

Dieu veut un monde nuptial

Il n’y a plus de rivalité entre Dieu et l’homme. Dieu veut nous faire Dieu. Il nous a fait Dieu en nous créant, en créant une liberté. Il a révélé qu’il est Esprit. Ecoutez. Lequel d’entre vous voudrait un amour contraint ? Quel père de famille qui s’est dévoué pour ses enfants et qui ne les laisse manquer de rien au point de vue matériel, quel père de famille voudrait contraindre son enfant à l’aimer par des philtres, par des hormones, par un trucage qui inclineraient les sentiments de l’enfant vers lui ? Ce serait un amour volé et falsifié. Le père le plus aimant ne peut que susciter, dans le coeur de son enfant, une confiance qu’il rendra à la sienne, un amour qu’il fera spontanément. Voulez-vous que Dieu soit moins, moins que ce Père aimant ? Dieu est Esprit. Il est pure intériorité. Il ne peut vouloir que l’Esprit. Il ne peut vouloir qu’un monde esprit, qu’un monde libre, qu’un monde divin en face de lui, qu’un monde indépendant de lui, qu’un monde nuptial.

Et c’est justement tout le drame de Jésus-Christ. Il révèle un monde nuptial à une humanité qui ne le sait pas, qui n’a pas encore compris, un monde, un univers nuptial où Dieu meurt d’amour parce qu’il n’est que l’amour, parce qu’il veut nous communiquer ce qu’il a de proprement divin – l’Esprit – et, à travers nous, à tout l’univers. C’est pourquoi l’univers n’est pas encore. C’est pourquoi « la Création gémit dans les douleurs de l’enfantement » (Ro. 8:22). C’est pourquoi le monde est informe, embryonnaire comme nous-même.

Le Dieu évangélique, c’est donc le Dieu qui est en nous une source qui jaillit en vie éternelle (cf. Jean 4:14). C’est ce Dieu dont parle saint Paul lorsqu’il écrit : « Je vous ai fiancés à un époux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge pure. » (2 Co. 11:2). C’est ce Dieu dont le règne, c’est nous. Car il ne peut pas régner comme un empereur sur un trône porté par les nuages. Son règne, c’est le rejaillissement de sa lumière en nous et la communication de cette lumière dans notre transparence. C’est dans la mesure où nous sommes une présence réelle que la Présence de Dieu se fait jour dans le monde.

Quel est le Dieu de l’Eglise ?

Et maintenant posons-nous la question : ce Dieu-là, est-il le Dieu de l’Eglise ? Il me semble que nous sommes en pleine ambiguïté. Parce qu’il y a deux courants : d’une part, en s’appuyant sur les traditions de l’Ancien Testament, mais en oubliant que l’Ancien Testament est le pédagogue du Nouveau Testament et que nous ne sommes plus sous le pédagogue mais dans la liberté évangélique, une tradition aussi vieille que le monde, je l’ai dit, celle d’une collectivité face à une puissance extérieure à elle, il y a ce courant du Dieu des philosophes, cause première – ainsi de suite – du Dieu de la Tradition de l’Ancien Testament. Et puis, d’autre part, il y a le courant du Sacré-Coeur, le courant de l’intériorité. Ces deux courants ne se sont pas rencontrés, expliqués mutuellement. Ils courent parallèlement et il y a toute une tradition théologique et dogmatique pour qui l’humanité du Christ est comme le sacrement de la Présence du Verbe et la nourriture essentielle de la vie chrétienne, mais … c’est  »le dogme » ! C’est justement un sacrement de libération.

Dieu nous éclaire sur nous-même

Remarquez ceci : Dieu nous a été présenté, la plupart du temps, comme une chose qu’il faut croire, qu’il faut accepter, même si l’on n’y comprend rien. C’est en fausser radicalement le sens. Rien n’est plus lumineux, rien ne nous éclaire davantage sur nous-même. Et c’est la seule lumière dont nous disposons et nous ne pourrons pas poser nos problèmes en dehors de cette lumière du mystère le plus profond : celui de la très Sainte Trinité.

Ne disons pas : Dieu nous menace, Dieu nous contraint, Dieu met des limites à notre intelligence. Mais parlons plutôt de la surabondance de la tendresse divine qui nous communique son intimité.

La crise contemporaine

Et voilà : nous retrouvons la crise contemporaine. Si tant de chrétiens s’en vont, se ruent vers l’homme, sans discernement, et finalement acceptent l’homme tel qu’il est, et consacrent finalement tous ses instincts, c’est que ces chrétiens n’ont pas découvert, c’est que ces prêtres n’ont pas découvert le Dieu intérieur, le Dieu libérateur, le Dieu qui est la vie de notre vie. Ils sont assis entre deux chaises. Ils ont appris une théologie d’objets. Ils l’ont préparée, je dirais qu’ils ont préparé des examens sur Dieu. Mais ils n’ont pas fait l’expérience passionnante, inoubliable, inépuisable d’un Dieu qui est la vie de la vie, qui est la transfiguration de tout l’univers, qui est le cœur de l’amour et son éternité.

Leurs obligations, leur bréviaire, leur célibat : tout cela sont des choses – comme leur théologie – qu’ils ont prises du dehors sans élan sentimental et affectif ; et puis leur inconscient, n’ayant pas été ordonné, lâche toutes ses impulsions. Il ne suffit pas de dire des mots pour régler la question. L’inconscient, c’est une force cosmique infinie qui suscite tous les panthéismes – par son aspect « indéfini » –. Si tout cela n’a pas été purifié par une rencontre essentielle, – et qu’on refait chaque jour, à chaque instant du jour et en chaque être comme en soi-même –, la situation n’est pas tenable. On ne peut pas feindre un amour qu’on n’a pas. On ne peut pas feindre un dépouillement dont on n’a pas conscience. Et l’on s’en va… si on est honnête.

Il faut donc bien voir que la situation dans laquelle nous sommes est essentiellement ambiguë, parce qu’on n’a pas encore pris conscience de cet aboutissement du Nouveau Testament, de cette lumière incroyable qui nous vient par le Christ et de cette source infinie de notre libération qui est la Trinité qui vit en nous.

La chasteté, l’obéissance, la pauvreté sont inscrites au coeur de la Trinité. C’est parce que Dieu est vie, c’est parce que Dieu est vierge qu’il n’a et ne peut avoir qu’un contact translucide avec lui-même, puisque c’est un contact à l’intérieur de lui-même, dans une éternelle communion d’amour. Dieu nous appelle à tout cela parce qu’il en est la source et le parfait accomplissement.

Alors, oui, dans cette attente de lui, dans ce dialogue avec lui qui est la respiration de notre liberté, alors oui, nous pouvons envisager la pauvreté comme notre dépouillement de soi et notre transfiguration. Nous pouvons envisager l’obéissance comme l’attention de l’oreille de notre coeur à tous les appels de son amour. Nous pouvons envisager la chasteté, bien sûr, comme notre libération à l’égard de l’espèce. Il ne s’agit pas d’entrer dans le sillage de l’espace, de nous faire « espèce », mais au contraire, de libérer l’espèce, de lui donner un visage, de l’intérioriser, de la transfigurer dans la respiration de l’Esprit.

L’Eglise nous communique le Christ

Alors tout resurgit. Toute la vie ecclésiale devient comme un immense sacrement de libération. Dès que l’on recourt à l’Eglise, c’est de Jésus-Christ que l’on s’approche, comme saint Paul l’a découvert sur le chemin de Damas. Que peut faire l’Eglise ? Sinon être le sacrement de notre libération puisqu’elle nous communique le Christ en personne.

On peut toujours retrouver le Dieu intérieur. On peut toujours retourner au Dieu intérieur, au Dieu intériorisé. Il n’est pas nécessaire de changer les structures. Cela d’ailleurs ne veut pas dire grand chose. Il n’y a pas de structure dans l’Eglise, comme si l’Eglise était une institution que l’on puisse modifier à son gré, comme si nous avions à donner autre chose que Jésus-Christ. Nous n’avons affaire, dans l’Eglise, qu’à Jésus-Christ. L’Eglise est un immense sacrement où Jésus-Christ poursuit sa vie et se communique en mourant d’amour pour nous.

Alors Jésus-Christ est la révélation de sa personne. Ce n’est pas la doctrine de Jésus-Christ qui est la révélation définitive, je veux dire, l’enseignement donné à Jérusalem ou à Nazareth ou à Capharnaüm. Notre Seigneur a dialogué avec ses interlocuteurs. Il s’est proportionné à eux. Il leur a parlé en paraboles. Il a remis au Saint-Esprit la révélation définitive. Mais toute la lumière de l’Evangile dérive de la personne de Jésus-Christ. Les mots de l’Evangile ne vivent que de cette vie du Verbe incarné et l’Eglise n’a pas seulement à transmettre un témoignage avec des mots qui sont toujours limités. Ce qu’elle a à transmettre, c’est la Présence de Jésus-Christ dans son intégralité. Et c’est ce que signifie, à la fois, le pouvoir sacramentel et l’infaillibilité de la hiérarchie apostolique : l’Eglise en état de démission totale, l’Eglise, signe qui représente et nous communique la personne même de Jésus. L’Eglise ne peut que nous communiquer la liberté infinie qui est Jésus-Christ.

La liberté infinie

Quand on aura compris cela, quand on l’aura vécu, alors, vraisemblablement, on ne fera que donner. Qui refuserait la liberté infinie qui jaillit du contact avec le Dieu intérieur à nous-mêmes ? Qui refuserait cela ? Qui refuserait cela s’il transparaissait à travers nous, si notre visage était le sourire de cette bonté, de cette tendresse infinies ? Qui refuserait cela ? Si nous étions plus homme, infiniment homme, si notre humanité avait toute sa taille, toute sa stature, si nous portions la contagion d’un homme intérieur, d’un homme libéré, d’un homme intérieur qui est le sanctuaire de la divinité, d’un homme qui est à distance de soi, d’un homme virginal par le respect de la Présence divine qu’il porte en lui, qui refuserait cela ?

Alors il faut comprendre la crise. Il faut compatir. Il faut comprendre que nous sommes arrivés à un tournant, qu’il faut choisir. Il faut donc tenir de toutes nos forces à Jésus-Christ. Il ne faut pas retourner vers l’Ancien Testament comme s’il était la perfection de la Révélation et comme si la révélation de Jésus-Christ était inutile. Il faut admirer dans l’Ancien Testament que Dieu ait consenti à prendre ce visage, à entrer dans ce dialogue avec une collectivité. Il faut s’en émouvoir et s’en étonner, mais il ne faut pas s’y attarder.

Un cœur à cœur

C’est Jésus-Christ qui nous concerne. C’est Jésus-Christ qui est le plein midi de la Révélation. C’est Jésus-Christ qui nous introduit au coeur de la liberté divine qui est la révélation et l’accomplissement de la nôtre.

C’est pourquoi, finalement, il nous faut revenir à ce coeur à coeur avec le Seigneur qui nous habite, au silence total et infini de la personne de Jésus et qui est une chance, la seule, de rencontrer une vérité vivante, une vérité définitive et éternelle. Et c’est là que notre vocation, atteint son sommet.

Notre vocation ? C’est d’être le sacrement collectif d’une Présence qui est la liberté dans sa source, un sacrement de silence où toute l’humanité contemporaine subira l’attraction de cette Présence qu’il est inutile de nommer si l’on n’en vit pas, car on ne fait que l’abîmer, la défigurer, la limiter et la rendre odieuse. Il nous faut vivre cette liberté, vivre cette Présence qui est universelle et en chacun de nous, la vie de tout l’univers.

Car si nous sommes axés sur le Dieu vivant, nous sommes au coeur des autres. C’est la seule manière d’atteindre les autres, d’atteindre leur intimité sans la violer, c’est aller, justement, nous-même jusqu’à la racine de notre être, c’est dans la même racine que les autres plongent dans le coeur de Dieu.

Et enfin, nous sommes tous « un« . Nous pouvons agir sans prosélytisme, sans indiscrétion. Nous pouvons agir les yeux baissés. Nous pouvons agir partout, sur tout l’univers, sur toute l’histoire, sur toutes les créations, sur tout le passé, sur tout l’avenir comme sur tout le présent, à condition que nous écoutions cet appel, que nous soyons atteints et fascinés, – il faut bien l’être –, par un amoureux, sans doute. Le Dieu qui se révèle est le Dieu de l’agonie et de la crucifixion, c’est un Dieu, comme dit Pascal, « qui est en agonie Jusqu’à la fin du monde » et depuis le commencement, faut-il ajouter. C’est un Dieu qui est engagé totalement dans notre vie. Nous sommes enracinés matériellement dans la création qui est, elle aussi, enracinée spirituellement en nous. Dieu ne peut pas s’exprimer dans cette création si nous ne sommes pas diaphanes, translucides à sa Présence.

Dieu fragile et précieux remis entre nos mains

Et c’est cela qui doit faire resurgir notre enthousiasme : Dieu est infiniment fragile comme il est infiniment précieux. Il est totalement remis entre nos mains. Quand nous sommes dans la bataille, en face de nos instincts, quand nous sommes en proie à des tentations, nous sommes tentés de jeter le manche après la cognée. Nous pourrions le faire si cela ne concernait que nous. Mais cela concerne immédiatement lui. C’est toujours lui qui est engagé, toujours, dans toutes nos relations avec nous-même, avec les autres et avec l’univers. C’est toujours lui qui est totalement engagé. Alors il s’agit de le sauver de nos limites, de nos ténèbres, de nos refus, de le protéger contre nous-même, afin qu’il soit de plus en plus un Dieu vivant et ressuscité.

Je crois que c’est là le but que l’on atteindra le mieux dans une fidélité à toute épreuve que nous allons implorer par l’intercession de la Vierge Immaculée. C’est le but que l’on atteindra le mieux dans une fidélité difficile, parfois héroïque : Dieu est totalement remis entre nos mains. Jésus lui-même nous l’a dit. Il nous l’a dit de la manière la plus émouvante et la plus simple. Et si nous pouvons retenir ce mot, nous pourrons tous faire tout cet itinéraire, nous pourrons embrasser le monde contemporain, nous pourrons surmonter cette crise de la chrétienté, nous pourrons rompre avec cette ambiguïté ancestrale, nous pourrons retrouver toute l’intégrité du visage de Dieu et nous pourrons nous entraider, nous entraîner, à chaque heure du jour et de la nuit, à rendre témoignage à ce don infini de la Présence divine en nous, en nous souvenant simplement que quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère. (Mc. 3:35).