23/07/08 L’épisode des lunettes de Koriakov nous fait assister à la naissance de l’homme (du vrai) et à celle de Dieu (le seul vrai, le Dieu Trinité). Nous y voyons surgir une dimension humaine magnifique.

Début
de la 2ème conférence de M. Zundel aux religieuses-infirmières de la clinique de Bois-Cerf en mai 1973.

On y retrouve les mêmes histoires-paraboles souvent racontées, mais jamais de la même façon, et toujours porteuses d’un enseignement magistral.

« Vous connaissez l’adage antique : « Connais-toi toi-même », « Connais- toi toi-même », cette parole qui était inscrite dans le Temple de Delphes implique une interrogation qui n’a jamais reçu de réponse. « Connais-toi toi-même ? Mais qui sommes-nous ? Qui est l’homme ?

Commençons par une anecdote que vous connaissez mais qui fournit une parabole extrêmement simple du problème que nous avons à poser:

Koriakoff, un journaliste russe qui s’est mis hors la loi, c’est-à-dire qui a quitté l’Union Soviétique, raconte ce petit fait : Koriakoff avait été élevé dans le communisme intégral depuis son enfance, il n’avait pas connu d’autre régime, il ne se posait pas de questions, il admet­tait la vision du monde marxiste d’un bout à l’autre, il était athée avec une entière sécurité.

La guerre éclate en 1944 entre la Russie et l’Allemagne. Il est mobilisé comme tout le monde, comme simple soldat, et il se bat magnifiquement puisqu’il gagne sur le champ de bataille ses galons de capitaine. En cette qualité il obtient une permission qui le ramène à Moscou pour une courte période au cours de laquelle il rencontre un vieil ami qui est croyant parce qu’il appar­tient à une autre génération. Et ce vieil ami, bibliothécaire à Moscou, lui fait don du Nouveau Testament. Koriakoff lit le Nouveau Testament qui lui était parfaitement inconnu, il en est immédiatement bouleversé. Il s’attache à la personne du Christ et, sans pouvoir manifester ses convictions par une conversion officielle, il porte dans son coeur cette présence du Christ et il décide de conformer sa vie à cette découverte incomparable. Retourné sur le front, comme il en a l’obligation, il s’efforce naturellement de conformer sa vie à l’Evangile et, en parti­culier, de protéger les civils et tout particulièrement l’honneur des femmes.

A mesure que les troupes avancent, ce sont elles évidemment qui courent le plus grand péril. L’armée à laquelle il appartient fait une avance foudroyante de Russie en Pologne, de Pologne en Allemagne où elle arrive dans les derniers mois de la guerre. Les Allemands se battent furieusement dans le secteur où opère la compagnie de Koriakoff : tantôt les russes ont l’avantage, tantôt les allemands. Un jour où les russes avaient l’avantage, Koriakoff a l’occasion de sauver deux jeunes allemandes qui allaient être violées. Dans la même journée, les allemands reprennent leur position. Koriakoff est fait prisonnier. Il arrive dans le camp nazi. Il est reçu par un capitaine – qui a le même grade que lui – flanqué d’un colonel allemand, et le capitaine allemand, recevant Koriakoff, lui adminis­tre une gifle monumentale qui fait tomber ses lunettes en lui disant : « Vous êtes une de ces brutes soviétiques qui outragez les femmes allemandes. « 

Au même moment apparaît une fermière allemande qui désigne Koriakoff comme l’officier russe qui, le matin même, avait sauvé ses deux filles ! Donc le démenti est formel, il est presqu’instantané et, lorsque le colonel allemand, qui n’avait pas bronché lorsque le capitaine allemand avait souffleté Koriakoff et l’avait accusé d’outrager les femmes allemandes, le colonel allemand, entendant la déposition de la fermière, se baisse, ramasse les lunettes de Koriakoff et les lui tend respectueusement.

Voilà une trouée de lumière extraordinaire, voilà un moment infini dans l’histoire du monde. Il est évident que le colonel allemand qui a voulu rendre hommage à Koriakoff, trente secondes auparavant, trente secondes avant la déposition de la fermière, ne se serait pas cru capable d’un tel geste. Pour lui, l’affaire était classée : un russe était un sous-produit de l’humanité, un capitaine était bien inférieur à un colonel et un prisonnier n’avait pas à recevoir les hommages de son vainqueur, si donc il fait ce geste de réparation, c’est qu’un changement capital s’est opéré en lui.

Ce changement porte sur son intimité la plus profonde car justement ce changement veut dire qu’il s’est perdu complètement de vue : tout d’un coup il n’a plus considéré qu’il était un allemand en face d’un russe, un colonel en face d’un capi­taine, un vainqueur en face d’un vaincu, il s’est identifié à ce prisonnier, il est devenu « un » avec lui parce que la déposition de la fermière, en détruisant l’accusation et en disant au contraire que cet homme n’avait pas outragé les femmes allemandes mais qu’il avait défendu leur honneur, parce que cette déposition transforme radicale­ment sa vision, et il découvre tout à coup dans ce prisonnier russe une dignité égale à la sienne.

Plus profondément encore il découvre que cette dignité dans le capitaine russe comme en lui-même a le même fondement, repose sur la même valeur, qu’ils sont chargés l’un et l’autre d’une même valeur intérieure à eux-mêmes, et que lui, colonel allemand, il ne peut jouir de cette dignité, il ne peut la reconnaître en lui-même, il ne peut l’affirmer et la défendre qu’en la reconnaissant et en la défendant dans l’autre avec le même élan, la même ferveur, la même plénitude.

Cet incident minuscule nous fait assister à la naissance de l’homme et tout aussi bien à la naissance de Dieu. Nous voyons tout d’un coup que l’homme surgit, l’homme universel, l’homme que chacun porte en soi, que justement nous avons à devenir, nous voyons surgir tout d’un coup cet homme, nous voyons les limites humaines, nous voyons les limites inhumaines s’abolir, nous voyons les frontières s’écrouler, nous voyons un homme qui s’identifie avec un autre, qui devient « un » avec lui, qui le rencontre dans sa plus profonde intimité et qui, du même coup, découvre sa propre intimité à lui-même comme le sanctuaire d’une Présence.

Ainsi désormais il n’y a plus de russe ni d’allemand, il n’y a plus de colonel ni de capitaine, il n’y a plus de vainqueur ni de vaincu, il n’y a que cette convergence de vue, de regard, d’élan et d’amour vers une même valeur, une même Présence intérieure à chacun et confiée à l’amour de chacun.

Rien n’est plus clair, n’est-ce pas, que le sens même de cet événement qui paraît minuscule et qui, en réalité, est infini, nous voyons tout d’un coup qu’au sein de cette humanité divisée comme elle l’est aujourd’hui, (il suffit d’ouvrir la Gazette de ce matin), cette humanité en conflit, en conflit sanglant, cette humanité qui a tout ce qu’il faut pour réussir et qui emploie toutes ses énergies à se détruire elle-même, nous voyons, tout d’un coup émerger de cette humanité déchirée et avilie, nous voyons surgir l’Himalaya, cette dimension humaine prodigieuse et magnifique qui nous renseigne ou qui nous apprend ce que nous pouvons être et ce que nous sommes appelés à devenir.

Bien entendu on peut illustrer cela de mille exemples différents. L’exemple du Père Kolbe à Auschwitz rend exactement le même son : quand les bourreaux allemands disent : « Nous n’avons jamais rien vu de pareil » lorsqu’il a décidé de mourir pour sauver la vie d’un homme qui n’est pas prêt à mourir, tout le camp est émerveillé, ébloui, tout le camp voit surgir l’Himalaya humain ! et les bourreaux eux-mêmes ne peuvent s’empêcher d’avoir ce cri d’admiration : « Nous n’avons jamais rien vu de pareil ! « 

Et vous vous rappelez, dans l’histoire d’Elga, cette magnifique histoire de Selma Lagerloff, comment Elga, une petite paysanne de la montagne, fraîche comme une source, pure comme un cristal, quand cette jeune fille, dont les parents n’en peuvent plus de misère, doivent songer à lui trouver une place parce qu’ils ne peuvent plus assurer sa subsistance et la leur, cette jeune fille, finalement, trouve un emploi dans un ménage dont la femme a été frappée d’hémiplégie. Et Elga est entrée dans ce ménage sous le couvert de toutes les garanties, car l’homme est un pilier du Temple, un grand lecteur de Bible, jouissant d’une réputation absolument parfaite, vous vous rappelez comment cet homme peu à peu, devant cette jeune fille qui s’épanouit, qui ne le sait pas, qui ne sait rien, qui ne s’est jamais regardée dans un miroir, qui n’a pas la moindre initiation sexuelle, vous vous rappelez comment cet homme qui a constamment à faire avec cette jeune fille, finit par s’éprendre follement d’elle et veut absolument la posséder.

Comment s’y prend-il ? En feignant une attention paternelle parce qu’il lui a fait croire que c’était là l’expression normale de toutes les adolescences en plein épanouissement ! Et lorsqu’Elga est enceinte, ce qui dérange évidemment le jeu, le bourgeois qui l’a séduite, mis en demeure d’assumer la paternité de cet enfant et de détruire son ménage et sa réputation, la rejette à la rue, la livre au décret public, tellement que toutes les portes se ferment devant elle et qu’elle doit retourner chez ses parents, à la fois déshonorée et désolée. Ils vont, bien sûr, l’accueillir et poursuivre avec elle une vie de misère insurmontable. Quand l’enfant sera né ce sera le désastre complet qui entraînera Elga à demander discrètement, par voie de la justice, la pension alimentaire que le père doit à son enfant.

Quand on apprend dans ce petit bourg où tout se sait qu’Elga a introduit une action de ce genre, la fureur publique éclate contre elle ! non seulement cette fille est pourrie jusqu’à la moelle des os, mais elle met en danger la réputation des gens les plus honnêtes ! Et finalement le jour arrive où le procès doit se plaider, tout le pays se donne rendez-vous pour assister à la confusion de cette maîtresse chanteuse et vous vous rappelez comme Elga, descendant de sa montagne, rencontra un jeune homme qui la fait monter dans sa carriole car lui aussi se rendait au Tribunal, sans savoir que c’était cette fameuse Elga dont tout le monde parle. Finalement il com­prend et il devine. Elle arrive seule au Tribunal, fusillée par toute l’assistance qui lui crache son mépris. Et elle attend les événements sans penser, l’esprit vide, ne sachant pas comment la procédure va se développer.

Le juge arrive, il commence à siéger. Il explique au bourgeois qui a séduit Elga – et qui est son ami – qu’il ne croit pas un seul instant à sa culpabilité mais, puisqu’on est au tribunal, il faut bien passer par les exigences juridiques. Elga écoute. Le juge déclare que, suivant la loi suédoise (puisque nous sommes en Suède), rien n’est plus simple, il suffit que le bourgeois jure sur la Bible qu’il n’a jamais eu de rapports avec cette fille.

Alors Elga revit tout d’un coup tous les événements depuis le commm cernent et est saisie de terreur pour lui: Il n’est pas possible que cet homme jure sur la Bible qu’il n’y est pour rien car, s’il fait cela, il se jette lui-même en enfer. C’est impossible ! Cela ne doit pas être et cela ne sera pas.

On exhume la Bible de dessous des montagnes de papier, on la pose devant le juge et devant le bourgeois. Le juge feuillette son code civil pour savoir quelle est la formule qu’il doit dire et que le bour­geois répétera après lui. Tout est prêt.

Bien sûr le bourgeois, devant tout le pays qui est venu pour témoi­gner en sa faveur, n’a qu’une issue : il doit se parjurer et en effet il est tout prêt à le faire, il étend la main lorsqu’Helga se jette sur la Bible, l’arrache devant le juge, la serre de toutes ses forces contre elle. Le juge la foudroie du regard. L’huissier se précipite pour délivrer la Bible, toute l’assistance frémit d’horreur ! « Elle est complètement folle ! Elle ne sait même pas se tenir dans une salle de tribunal !  » Et, comme Elga serre de toutes ses forces la Bible contre elle, à moins de lui faire violence – ce qui n’est pas de mise dans une salle de tribunal – le juge attend et, comme le combat dure, il commence à comprendre, à deviner la terrible vérité : que son ami est un lâche et un criminel, et que cette jeune femme fait ce qu’elle peut pour le sauver.

Alors il l’interroge du regard. Elle lui crie : « Je ne veux pas qu’il soit parjure !  » Ce cri jaillit du fond d’elle-même, naturellement porte avec lui la vérité : la grandeur de cette fille qui veut sauver l’homme qui l’a perdue. Alors le juge répond seulement : « Eh bien ?  » « Eh bien, dit Elga, je retire ma plainte. » Le juge bouleversé se tourne vers le bourgeois : « Je crois que cela vaut mieux pour vous.  » Il descend de l’estrade et va serrer la main de cette jeune femme héroïque qui croit qu’elle a commis une gaffe qui la conduira en prison. Quand Elga sort, toute la salle est debout, silencieuse : Ah ! un immense émerveillement en voyant surgir l’Himalaya humain !

Nous commençons à entrevoir notre problème: « Connais-toi toi-même ».Nous commençons à en entrevoir l’issue. » (à suivre)