21-22/06/2011 – La Sainte Trinite

En
1928, chez les Bénédictines de la rue Monsieur, à Paris.

 

L’objet formel de la Révélation : la vie divine telle qu’elle est en soi trouve son expression suprême dans le mystère de la Sainte­ Trinité. C’est de ce centre lumineux d’où rayonnent tous les autres mystères, toutes les doctrines et toute la vie chrétienne. L’Incarnation ne tend qu’à la manifester et à nous en rendre l’accès par la grâce qui nous proportionne à lui. L’Eglise n’est que l’humanité, idéalement tout au moins, rendue participante de la Trinité divine.

C’est par ce mystère que nous entrons autant que le comporte notre état présent dans les profondeurs de Dieu. L’unique nature divine s’épanouissant dans une triple personnalité consubstantielle, en une triple relation subsistante dont chacune s’étoffe de tout l’être divin.
C’est ainsi qu’on peut l’énoncer.
L’essence signifiant l’aptitude d’exister à tel degré d’être naturel. C’est cette même essence en tant qu’on la considère comme principe premier des opérations qui conviennent à ce degré d’être. On parlera donc indifféremment d’une seule nature ou essence ou enfin d’une seule substance identiquement commune aux Trois Personnes. La substance, à l’encontre de l’accident destiné par essence à exister en autrui ce qui est éminemment le cas de l’essence divine.

Une personne, c’est une nature intelligente en tant qu’elle subsiste en soi, qu’elle se tient dans l’être pour son propre compte, décou­vrant pour ainsi dire, un champ de gravitation autonome, dont la personnalité serait l’axe idéal. Ce qui peut s’exprimer encore, au moyen d’ure autre image, en concevant tous les pouvoirs d’agir qui constituent une nature donnée comme autant de rayons, dont la personnalité est cet élément difficilement exprimable qui assure précisément à cette nature intelligente la dignité de personne, ­serait le foyer. Nous affirmerions donc ici un triple foyer dont chacun pourtant diffuse identiquement les mêmes rayons : chaque personne s’appropriant toute la même substance divine que la constitue, suivant un mode propre et incommunicable aux deux autres. Dans l’ordre créé, chaque personnalité émerge, et pour ainsi dire cristallise, au contraire, au sein d’une nature distincte de celle dont s’étoffe une autre personnalité.

Essayons maintenant de vivifier ces notions et de nous les rendre plus proches en partant de la vie de notre propre esprit.

Nous avons une conversation avec nous-même qui est notre vie intime. C’est par elle que nous prenons idéalement possession de nous-même et de tout ce qui peut être accessible à notre connaissance. Tout ce qui n’entre pas dans ce dialogue, cette conversation en effet nous dédouble en quelque sorte au point même que nous nous parlons à la deuxième personne  » Tu feras telle chose  » est pour nous comme n’étant pas. Nous ne connaissons rien que nous ne proférions au-dedans par le moyen de cette parole, de ce verbe où notre acte de connaître se termine. C’est donc aussi par lui que nous nous disons à nous-même ce que nous pouvons savoir de nous-même.
Verbe fuyant qui se reprend sans cesse, qui laisse souvent échapper de nous ce qu’il nous importerait le plus de connaître et qui n’arrive jamais à l’expression complète de ce que nous sommes. Verbe balbutiant et fragmentaire qui réveille en nous, pour nous, un Amour aussi précaire aussi instable, aussi mélangé que lui-même. C’est dire que notre esprit s’opposant à lui-même dans ce verbe image de lui-même, dans la mesure où le sujet connaissant s’oppose à l’objet connu, est de nouveau relié à soi au titre de l’objet aimé, par l’Amour que suscite en lui l’image de soi-même que lui offre son verbe.
Cette vie imparfaite de notre esprit nous fournit l’analogie que nous cherchons.
Nous ne pouvons qu’affirmer, en effet, de toute intelligence, quelle qu’elle soit, le pouvoir de se connaître elle-même et ce retour d’amour que ne peut manquer de provoquer la présentation de soi-­même à soi-même. Mais en attribuant à Dieu le pouvoir de se connaître lui-même, et ce retour d’amour qui le suit, nous serons bien obligés, selon les exigences de l’analogie, de concevoir d’emblée que les choses ne se passent point en lui comme en nous, et que son verbe, sans aucune reprise, s’épuisant d’un seul coup tout entier, lui offre, par une seule diction, une expression absolument parfaite, une image adéquate de lui-même et que le retour d’Amour qu’il provoque est l’attachement spontané, indéfectible d’un seul élan total et infini­ment pur au souverain bien qui est son être même.
Mais tout cela ne dépasse point ce que la raison laissée à elle-même est en état de conclure. La Révélation seule nous fait pénétrer plus avant : ce verbe est une Personne, en qui tout l’être divin qui lui est communiqué, s’oppose à celui qui le communique, comme l’engendré à celui qui engendre, comme le Fils au Père, comme celui qui reçoit, mais qui reçoit tout – à ce lui qui donne – mais qui donne tout­ tout ce qu’il a et tout ce qu’il est : le Père et le Fils ne se distinguant que par cette opposition toute relative qui d’ailleurs les réfère l’un à l’autre – le Père n’étant Père que par rapport au Fils – le Fils n’étant Fils que par rapport au Père – leur personnalité tenant tout entière à ce rapport d’origine étant lui-même, en langage technique, relation subsistante. Tout ce qu’il y a d’être en elle -en cette personnalité – se retrouvant identiquement dans l’une et dans l’autre comme reçu dans le Fils, comme source dans le Père.
Et ce retour d’Amour qui résulte en tout être intelligent de la connaissance de soi, nous ne le concevons plus ici comme allant de soi, au titre de sujet aimant, à soi au titre d’objet aimé mais d’une Personne à une Autre, du Père au Fils, par une étreinte réciproque, par un élan qui de nouveau s’hypostasie, où tout l’être divin, derechef tout entier, communique, donne lieu à une troisième personne, à une troisième relation subsistante : le Saint-Esprit qui procède du Père et du Fils par voie d’Amour, comme le Fils est engendré par le Père par voie d’intellection.
Chef-d’œuvre de la vie de l’Esprit, trois moi distincts – dit à peu près le Père Garrigou-Lagrange – vivant de la même vérité, dans un seul et même acte d’Amour. Chef- d’œuvre de la vie de l’Esprit, où la vérité ne s’offre plus comme une proposition, comme un jugement ou un raisonnement, comme une image ou comme une espèce : vicaires de l’objet, mais comme une Personne vivante dont la contemplation aimante livre toute vérité.
Ici prend fin seulement, si l’on peut dire, pour la créature qui aspire à l’unité d’une vision simple, le conflit du concret et de l’abstrait, de l’intellectualisme et du volontarisme, de la raison et du cœur : l’intelligence délivrée par la lumière de gloire baignant dans sa source vivante, dans la mesure même où l’Amour lui donne d’entrer en elle, dans cette source.
Ce n’est qu’un espoir maintenant, mais quel repos pour l’esprit d’entrevoir la possibilité de cet accord ! Chef-d’œuvre de l’Amour, ineffable diffusion, où ce n’est pas le semblable qui est suscité en l’être aimé, mais le même sans réserve lui est donné.
Le Père humain évoque en son fils une vie semblable à la sienne. Ce n’est pas vraiment sa vie qu’il lui donne. De même, le Maître suscite en son disciple une science semblable à la sienne, il ne peut faire passer directe­ment sa science en l’esprit de son élève. Et quand une mère serait prête à mourir pour un fils qui s’égare, elle ne peut lui donner sa vertu, mais tout au plus implorer, mériter, préparer l’éclosion en lui d’une vertu semblable à la sienne.
De l’être le plus aimé, nous restons en quelque sorte exilés, comme il nous demeure toujours sur quelque point impénétrable. Impossible d’habiter vraiment en lui, de ne faire vraiment et totalement qu’un avec lui.
Mais ici, l’Amour dans sa plénitude, dans la plus absolue diffusion de soi-même, le Père donne tout ce qu’il a et tout ce qu’il est au Fils ; le Fils et le Père donnent tout ce qu’ils ont et tout ce qu’ils sont à l’Esprit qui s’offre à eux selon tout ce qu’il est, comme le don qui les relie – dans la totale circumincession des Personnes, chacune étant tout entière en tout l’Autre. Et ce qui distingue, opposition d’origine, étant encore ce qui réfère, ce qui relie et unit – enfin l’Amour même.
Chef-d’œuvre de beauté : la beauté résultant dans l’être créé de l’ordre, toujours précaire, qui ramène à l’unité des éléments extérieurs les uns aux autres qui se font mutuellement équilibre. La beauté résultant, ici, de l’ordre qui ramène à l’unité indissoluble d’une même essence, trois moi, trois personnes, parfaitement intérieures l’une à l’autre.
Balbutiements certes. Mais tout de même, entrevoir aussi pour que ce soit : la pure vie de l’Esprit, la pure vie d’Amour, la pure vie de la Beauté – Quelle perspective…
Vie d’Intelligence, vie d’Amour, vie toute de Beauté. Et comprendre enfin, à tout le moins, que Jésus nous a ouvert ces abîmes, non pour opprimer notre esprit, mais pour le délivrer de ses limites et de ses contradictions et voir dans la Révélation de ce Mystère, qui est le grand secret du Cœur de Dieu, le gage le plus touchant de l’amitié divine :
 
«  Je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle mes amis­
 » Car le serviteur ignore ce que fait son maître
 » Mais pour vous, tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître.
Gage d’amitié au sens le plus authentique, le plus incompréhensible, par où débute justement notre initiation chrétienne qui situe le petit enfant au niveau du plus formidable secret, quand sa mère lui fait dire :  » Au nom du Père – et du Fils – et du Saint-Esprit « 
Voilà ce qu’un signe de croix peut donner à penser.