21/10/08 Il y a une sexualité physico-chimique et il y a une sexualité psychique…

Début de la 9ème conférence donnée au mont des Cats en décembre 1971.

Y a-t-il une morale sexuelle ? Pouvons-nous découvrir une telle morale à partir d’une quête de notre libération ?
Le problème sexuel est le plus difficile à poser. Au fond il n’a jamais été posé d’une manière équilibrée parce que, évidemment, il intéresse si profondément tout l’être humain dans toutes ses possibilités ! comme nous sommes là rivés à l’espèce et que l’espèce veut durer, l’espèce use de tous les stratagèmes possibles pour poursuivre sa carrière.
Nous nous trouvons en effet devant ce paradoxe de la vie : la vie est une entreprise contradictoire dans ce sens que la vie, telle que nous la con­naissons, la vie est à la fois un « pour soi », c’est-à-dire que l’être vivant constitue une unité soucieuse d’elle-même en laquelle toutes les fonctions sont précisément ordonnées à la survivance de cette unité, donc un « pour soi », et en même temps, malgré cette volonté farouche d’autonomie et de persévérance dans l’être, une dépendance totale, puisque la vie ne peut subsister une seconde sans emprunt.
Il n’y a pas d’entreprise plus risquée que celle de la vie puisqu’elle ne peut une seconde durer sans le secours de l’atmosphère, de l’oxygène, sans le concours de la nourriture, sans le concours du soleil, sans le concours enfin de tous les agents cosmiques.
La vie vit d’emprunts, et c’est grâce à ces emprunts qu’elle peut poursuivre sa carrière, mais ces emprunts ont un terme précisément parce que la vie s’infecte elle-même de durée, elle s’empoisonne, elle s’intoxique et, finalement, les appareils qui permettent la communication avec le monde extérieur, ces appareils qui assurent le ravitaillement, eux-mêmes s’en­combrent, s’engorgent, s’usent, vieillissent et deviennent incapables de servir de canal entre l’organisme et l’univers, c’est-à-dire que la vie est nécessairement condamnée à mourir.
Elle lutte contre la mort dès le premier instant de son existence, elle finit par y succomber et nécessai­rement elle s’arrêterait sur la planète, elle s’arrêterait, elle cesserait de se poursuivre, si l’individu n’avait pas la faculté de se reproduire. C’est cette reproduction qui assure la permanence de la vie, la perma­nence de l’espèce.
L’individu mort, l’espèce peut durer grâce à la reproduction, mais cette condition est extrêmement rigoureuse parce que la vie, en effet, ne dure qu’à travers ce mince rideau des généra­tions actuelles. Toutes les générations passées sont englouties. Les générations à venir ne sont pas encore. La vie donc persévère à travers ce mince rideau des générations contemporaines, il s’agit donc pour la vie de subsister et d’assurer sa permanence, précisément à travers la reproduction.
La reproduction naturellement comporte d’innombrables nuances selon que la vie se reproduit par division comme chez la bactérie qui se repro­duit toutes les vingt minutes depuis vingt milliards d’années ou davantage, qui se reproduit régulièrement, régulièrement, régulièrement toutes les vingt minutes par division, selon que la reproduction est hermaphrodite comme chez les mollusques, selon au contraire qu’elle comporte des sexes nettement séparés comme chez tous les animaux supérieurs et, lorsque la fécondité s’accomplit dans le corps maternel, comme c’est le cas précisé­ment chez les animaux supérieurs, il y a naturellement union des porteurs de germes différents.
La sexualité trouve là son épanouissement suprême lorsque deux individus portent chacun un germe différent dont l’union est indispensable à la poursuite de la vie, et naturellement ces deux individus doivent s’unir, et, pour qu’ils s’unissent, il faut qu’ils aient l’impulsion à le faire, il faut donc que leur psychisme, que leur psychisme les induise à cette copulation. Et c’est là un tournant extrêmement important : au fond, pour l’espèce, la seule chose qui compte, c’est le mariage physico-chimique du spermatozoïde et de l’ovule. Dès là que ceci est assuré, l’avenir de l’espèce est assuré.
Vous savez d’ailleurs qu’il y a certaines larves chez certains insectes qui procréent avant même la maturité, avant d’avoir atteint l’âge pleinement adulte, justement parce que, pour l’espèce, ce qui importe, c’est le mariage physico-chimique du spermatozoïde et de l’ovule.
Mais, bien entendu, à ce stade les individus matures, les individus qui ont atteint leur plein développement ne sont pas intéressés à ce mariage physico-chimique pris en lui-même, ce pourquoi nous assistons chez toutes les espèces supérieures, nous assistons à un immense déve­loppement de la sexualité dans le psychisme.
Il y a une sexualité physico­-chimique à laquelle je viens de faire allusion qui concerne le mariage du spermatozoïde et de l’ovule, et il y a une sexualité psychique qui est de beaucoup la plus importante dans ce sens que cet attrait de l’ovule et du spermatozoïde, cet attrait physico-chimique se traduit à l’étage psychique par une impulsion vertigineuse, indéfinie, qui imprègne tout l’être et l’incline à une union avec le partenaire de l’autre sexe sans aucune considération ni de la reproduction ni de l’espèce, ce qui d »ailleurs revient au même.
Vous en avez d’ailleurs une preuve, ou une contre-épreuve facile à saisir : toutes les chansons d’amour que nous pouvons entendre, qui sont diffusées par la radio, toutes les chansons d’amour concernent rigoureusement les deux partenaires et jamais le troisième qui est l’enfant. Il n’est jamais question dans les chansons d’amour de l’enfant – ou presque jamais.
Donc, à l’étage psychique, ce qui importe, c’est l’union des deux parte­naires dans une sorte de vertige et de mirage infini qui les incline à l’union physique sans qu’ils aient à penser le moins du monde à la généra­tion et, quand ils y pensent c’est, le plus souvent, pour l’exclure ! Ca ne les concerne pas, ça ne les intéresse pas, précisément parce que la sexua­lité psychique constitue un monde qui se suffit, un monde passionnel qui détermine une telle somme de vertige, de complaisance, de complicité, d’illusions, d’appels, de promesses, de joie, d’ivresse, que c’est un monde inépuisable. Enfin toutes les littératures sont pleines de ces chants d’amour, sont pleines de cette incantation, de cette nostalgie qui dure encore. Il n’y a pas de chansonnier qui ne chante des chants d’amour, et c’est la seule chose qui soit encore admise dans le domaine du sentiment, encore que ces chansons soient souvent d’une très profonde vulgarité.
Il est certain que, sur ce plan psychique, il n’y a pas de solution, juste­ment parce que la sexualité psychique n’est pas au clair sur elle-même, parce qu’elle détermine un attrait indéfini qui mime l’infini, qui donne l’impression vraiment d’un océan de mystère, de découverte et de béati­tude, cette sexualité psychique est si pleine de promesse qu’elle semble se suffire, et, de fait, tous ceux qui emboîtent le pas dans cette direction, tous ceux qui se laissent prendre à ce mirage, aussi longtemps qu’ils sont sous la domination de ce vertige, n’ont aucun recours, ils succombent nécessairement parce que toute autre valeur est oblitérée tant que la passion dure avec cette plénitude sans réserve et sans critique.
Aussi voyons-nous d’ailleurs dans l’espèce humaine que la passion amou­reuse peut survivre et survit très souvent à la ménopause. Quand les femmes cessent d’être fécondes, elles ne laissent pas pour autant d’être douées d’un appétit charnel ou d’un appétit amoureux très virulent. Quel­quefois au contraire cet appétit s’exaspère à partir de la ménopause.
Il y a donc une coupure entre la physiologie proprement dite, entre le mariage physico-chimique du spermatozoïde et de l’ovule, qui est en soi très innocent. Si vous regardez en laboratoire ce mariage, il s’agit là de quelque chose de très innocent. Il y a une espèce de courant électrique qui fait que l’un des gamètes est aspiré par l’autre. Il y a donc une espèce de coupure entre ce domaine biologique et le domaine psycholo­gique, et cela se comprend car, si les partenaires, si l’homme et la femme, disons si le mâle et la femelle, étaient conscients qu’il s’agit de l’espèce, ils ne marcheraient pas, ils ne marcheraient pas dans la plu­part des cas parce qu’ils sentiraient que ça ne les concerne pas, qu’ils se donnent finalement des successeurs et qu’ils se condamnent à céder la place et à mourir. Si la vie perdure, c’est en raison précisément de ce vertige qui donne très nettement aux partenaires l’impression qu’il s’agit de leur bien.
Et c’est vrai dans toutes les espèces où la différence des sexes est suffi­samment accusée pour qu’il y ait un psychisme amoureux. Un cygne sur le lac Léman, un cygne mâle peut parfaitement tuer son partenaire, ou plutôt son rival, le tuer à coups de bec s’il rôde autour d’une femelle qu’il convoite, parce qu’il a le sentiment très net que c’est son affaire, la sexualité lui apparaît comme son bien. Il n’est nullement anxieux du bien de l’espèce, il n’en a aucune connaissance, mais la possession de la femelle, c’est son bien et c’est ce qui arrive dans l’espèce humaine.
Il peut y avoir des jalousies, des rivalités terribles, parce que l’homme considère la sexualité comme son bien et non pas comme le bien de l’espèce, bien qu’il joue à son insu le jeu de l’espèce. Il est évident que l’effusion du sperme dans le sein de la femme n’a aucune espèce de signification en dehors de la génération. En soi on ne voit pas pourquoi ce serait ce geste qui exprimerait l’amour si l’espèce n’y était pas vitalement intéressée, et elle l’est. En fait, statistiquement, cela réussit merveilleusement puisque l’humanité ne se reproduit que trop ! On ne saura bientôt plus où mettre les hommes tellement ils prolifèrent !
Donc, en fait, l’espèce gagne largement sur tous les tableaux et l’homme est dupe de l’espèce en croyant être le maître du jeu mais, encore une fois, toute espèce de considération ne sert absolument à rien si on reste sur le terrain de la passion. La passion peut éclater chez les êtres en apparence les plus invulnérables, la passion peut se déchaîner soudain, emporter un père de famille, une mère de famille, qui jusque là ont été parfaitement droits, semble-t-il, dans leur foyer, attentifs à tous leurs devoirs, épris de leur mari ou de leur femme, extrêmement dévoués à leurs enfants, tout cela peut être balayé en une seconde si un coup de passion tout d’un coup éveille en eux une forme de sexualité qu’ils ne connaissaient pas encore, dont la violence cosmique les ébranle et les prive de tous leurs moyens de résistance justement en leur donnant le sentiment qu’ils entrent dans une création colossale, qu’ils sont des démiurges, que vraiment ils sont à la source même de la naissance des mondes !
Car l’imagination érotique n’est jamais à court d’arguments, elle invente, elle invente, elle invente, elle est pourvue d’une rhétorique inépuisable, elle a toujours des arguments, il n’y a rien qu’elle ne puisse justi­fier, aucune trahison, aucun abandon ne parait coupable aux yeux d’une intelligence qui est totalement aimantée par un érotisme qui pénètre toutes les fibres de l’être, et il est évident que rien n’est plus difficile que de venir à bout de cette force, que de la mettre en place. Il ne s’agit pas, bien entendu, de la nier ni de la déprécier ! Nous avons tous été d’abord un ovule et un spermatozoïde, nous n’avons donc pas à renier notre origine. Au contraire ce que nous avons à comprendre, c’est que précisément le spermatozoïde et l’ovule sont déjà un être humain, que déjà il y a là une promesse de vie, que déjà il y a une personne en puissance, et que c’est un domaine sacré, et que précisément, dans le domaine sexuel, il ne faut jamais ignorer la 3ème personne qui est l’enfant. » (à suivre)