1963 – Article – La théologie de Jean XXIII

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10-14/03/2016 mars 2017

Article de Maurice Zundel publié par LE LIEN, Revue de la Communauté Grec-catholique Melkite du Caire, août 1963, n° spécial destiné aux Pères du Concile. Les titres sont ajoutés.

Résumé : Le pape Jean XXIII a reçu une affectueuse et fervente admiration pour son action dans la défense de la dignité humaine. À travers lui c’est Dieu qui était deviné. Dans l’Évangile de Jean, la suprême consigne n’est pas d’aimer Dieu mais d’aimer l’homme. L’ultime fondement de la Révélation est le monothéisme trinitaire : Dieu est unique mais non solitaire. L’existence propre de Dieu est un amour parfait et une éternelle charité. La vraie grandeur ne s’atteint que dans le dépouillement, et la liberté est le pouvoir de se donner. Rien n’a valeur de bien en dehors de la charité.

Introduction

Nous avons demandé à M. l’Abbé Maurice ZUNDEL, l’homme de Dieu et le conférencier bien connu, de rédiger ces pages avec l’intention de les présenter en hommage aux vénérés Pères du Concile.
Nous estimions qu’elles pouvaient, au milieu de leurs préoccupations conciliaires, leur apporter de la consolation et ramener constamment leurs efforts à l’essentiel de leur mission salvatrice : conduire l’humanité à Dieu en lui présentant l’Evangile du Christ comme une réhabilitation de l’être humain « dont la liberté est à la mesure de la croix et dont la dignité a la caution du lavement des pieds ».
En remerciant l’auteur, nous recommandons sa personne et son ministère à la bénédiction de nos Seigneurs les Pères du Concile.
Par Elias ZOGHBY, Archevêque titulaire de Nubie, Vicaire Patriarcal Général grec-catholique pour l’Egypte et le Soudan.

Le grand cœur du Saint Père et les positions doctrinales

La charité sans frontière de Jean XXIII l’a rendu présent à tous les individus et à tous les peuples, comme si tous s’étaient reconnus dans une sorte de communion unanime à cette dignité humaine qui inclinait devant chacun sa bonté souriante.

La sympathie universelle qu’ont suscitée l’action, la maladie et la mort de Jean XXIII, le « Pape Bien-Aimé », comme l’appelait Match sur la couverture du numéro qui présentait à d’innombrables lecteurs le dernier hommage que lui dédiait cette grande revue, pose un problème d’une extrême gravité.

Il n’y a aucun doute que c’est le grand cœur du Saint Père défunt qui lui a valu, dans tous les milieux, cette affectueuse et fervente admiration. Sa charité sans frontière l’a rendu présent à tous les individus et à tous les peuples, comme si tous s’étaient reconnus dans une sorte de communion unanime à cette dignité humaine qui inclinait devant chacun sa bonté souriante et qu’il évoque, avec une fréquence surprenante, dans ses encycliques « Mater et Magistra » et « Pacem in terris », comme une valeur qui ne cesse d’inspirer sa conduite et qui doit s’imposer à l’assentiment de tous.

Il n’est pas exagéré de dire qu’un œcuménisme spontané a surgi partout de son amour des hommes et que celui-ci a été éprouvé comme la seule expression de la religion qui puisse la rendre acceptable à tous. C’est précisément l’universalité de cet assentiment à la générosité de cette grande âme qui fait naître la question redoutable : la vérité peut-elle s’identifier sans réserve avec l’ampleur de la charité qui a éveillé de toutes parts de si grands espoirs ?

On voit la gravité du problème. Le monde entier, pour la première fois, s’est ému devant l’humble visage d’un Pape dont la religion semblait la plus fraternelle incarnation de « l’humain ». Allons-nous être amenés, au nom de positions doctrinales, reçues comme normes de la foi, à refermer les portes que Jean XXIII semblait si largement ouvrir, pour réduire finalement à l’entraînement sentimental d’un tempérament débonnaire, l’accueil sans discrimination qui voulait être le Père de tous ?

Une théologie qui cadre avec l’action de Jean XXIII

Après que l’Église, en d’autres termes, sous la figure du Pontife défunt, est apparue pour la première fois sous un aspect universel capable de susciter un intérêt affectueux chez ceux-là mêmes qui se posaient naguère en adversaires implacables, allons-nous être contraints de dire : « Il était sous-entendu que nos formulaires sont intangibles et que leur acceptation intégrale est nécessairement pour nous, en dernier ressort, la condition de la seule universalité que l’Evangile puisse offrir au monde » », sans que nous puissions nous demander si une présentation nouvelle du message éternel, confié aux prêtres et à l’Eglise, n’est pas requise par les dimensions nouvelles de l’univers et de l’humanité avec lesquels nous sommes confrontés ?

Il n’est pas irrespectueux de penser que Jean XXIII n’avait peut-être pas la théologie de son action. Mais le rayonnement quasi miraculeux de celle-ci nous invite précisément à tenter d’expliciter la théologie qui cadre avec elle, en puisant d’ailleurs aux sources dogmatiques les plus vénérables et les plus traditionnelles, le ferment d’inépuisable nouveauté contenue dans la Bonne Nouvelle qu’est, par excellence, la Parole du Seigneur.

Puisque le monde entier a vénéré en Jean XXIII le défenseur le plus émouvant et le plus convaincu de la dignité humaine, dont la revendication est le levain du marxisme et de la décolonisation, comme elle figure aux premières lignes de la charte des Nations Unies, il semble que c’est à partir de cette notion que nous avons le plus de chance de présenter l’Evangile dans un langage accessible à tous nos contemporains.

Le renversement des perspectives traditionnelles de l’Ancien-Testament

Rien n’est plus frappant que la place donnée à l’homme dans les entretiens que le quatrième Evangile présente comme les ultimes confidences de Jésus. Sa suprême consigne, en effet, n’est pas d’aimer Dieu mais d’aimer l’homme, l’homme « dont la liberté a la mesure de la croix, et dont la dignité a la caution du lavement des pieds. »

L’entretien avec la Samaritaine (Jn. 4:7-27) orientait déjà vers ce renversement des perspectives jusqu’alors traditionnelles, en révélant l’homme comme le vrai sanctuaire de la Divinité et la Présence divine comme une source qui jaillit en vie éternelle au plus intime de nous-mêmes. L’annonce de la ruine du Temple (Mc 13:2) confirme ce transfert du sacré : d’un édifice culturel à la vie humaine, transfert que nous rend sensible ce mot admirable du Pape Saint Grégoire : « Le ciel est l’âme du juste. »

Jésus, sans doute, demeurait fidèle aux coutumes religieuses et aux observances rituelles inscrites dans la sensibilité des humbles qui étaient les plus prompts à l’écouter. Il ne voulait pas prendre l’initiative d’une rupture que le refus de la lumière pouvait seul consommer, comme il évitait tout ce qui aurait pu scandaliser des âmes sincèrement attachées à la pratique commune. La remarque inattendue qui termine l’éloge de Jean le Baptiste implique pourtant qu’il était parfaitement conscient de la distance qui sépare l’ancienne économie de celle qu’il inaugurait : « Le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui » (Mt 11:11). La même distance se fait jour dans le Sermon sur la Montagne, tel que le rapporte Saint Matthieu (5:21 et seq.) entre ce qui a été dit aux anciens et ce que Jésus requiert de ses disciples. Pour le suivre, il faut, en réalité, vivre cette transmutation radicale qu’Il révèle à Nicodème comme une nouvelle naissance (Jn 3:3).

L’ultime fondement de la Révélation est le monothéisme trinitaire

Sur quoi se fonde cette exigence qui engage l’homme jusqu’aux racines de son être ? Suffit-il d’invoquer l’œcuménisme d’une mission qui doit faire tomber tous les murs de séparation et rassembler tous les hommes et tous les peuples, à égalité, dans une foi qui ne peut plus être le monopole de personne ? Cet œcuménisme transparaît assurément dans la conduite de Jésus et il est suffisamment explicite dans ses messages pour que saint Paul en ait pu faire la pièce maîtresse de sa théologie. Mais il ne constitue pas par lui-même la nouveauté essentielle incorporée dans le nom et dans l’essence de ce qu’il faudra toujours appeler la Nouvelle Alliance ou le Nouveau Testament.

Si l’on peut exprimer, d’un mot, l’originalité foncière de l’Evangile ou – ce qui revient au même – l’ultime fondement de la Révélation et de la révolution chrétienne, nous ne voyons rien qui en rende mieux compte que la substitution d’un monothéisme trinitaire à un monothéisme unitaire.

Dieu n’est pas un Dieu solitaire

Rappelons, pour être tout à fait clair, la distinction qu’il convient de faire, entre unique et solitaire.

Le christianisme, en effet, affirme un Dieu unique mais non solitaire. Cette distinction peut paraître subtile. Elle est en réalité capitale, puisqu’elle permet immédiatement d’identifier Dieu avec la charité dont le propre, selon le pape saint Grégoire, est de tendre vers « un autre ».

Un Dieu solitaire est, en réalité, spirituellement impensable, car nous ne disposons d’aucune analogie qui puisse, dans cette hypothèse, nous rendre aucunement intelligible sa perfection. Sa complaisance en soi nous paraît inévitablement narcissique et sans rapport avec la générosité qui est, pour nous, le critère de toute vertu. Il pourrait, tout au plus, s’imposer à nous comme le plus fort, le plus puissant, en nous soumettant à une morale arbitraire à laquelle Il serait parfaitement étranger.

Le Dieu trinitaire de la foi chrétienne, au contraire, n’a prise sur son être qu’en le communiquant. La connaissance qu’il a de lui-même se déploie dans la réciprocité coéternelle et consubstantielle du Père et du Fils au Saint-Esprit et de celui-ci au Père et au Fils.

L’impossibilité où nous sommes d’atteindre à aucune lumière ni à aucun bien sans nous perdre de vue, sans nous désapproprier de nous-mêmes, nous apparaît comme l’exigence fondamentale de la vie de l’esprit puisqu’elle se réalise éminemment et souverainement en Dieu.

L’impossibilité où nous sommes d’atteindre à aucune lumière ni à aucun bien sans nous perdre de vue, sans nous désapproprier de nous-mêmes nous apparaît ainsi comme l’exigence fondamentale de la vie de l’esprit puisqu’elle se réalise éminemment et souverainement en Dieu.

L’existence propre de Dieu est un amour parfait et une éternelle charité

L’aséité divine (1) prend de ce fait une signification tout intérieure, qui nous paraît aller de soi. Dire que Dieu est par soi, c’est dire qu’il a en lui-même, de source et originellement, tout ce qu’il faut pour être l’amour parfait et l’éternelle charité. C’est ce qu’exprime formellement ce beau texte du R.P. Garrigou-Lagrange – où il fait sienne, avec toute son autorité, la pensée du R.P. de Régnon : « où trouver ici (dans les relations trinitaires), le moindre égoïsme ? Le moi n’est plus qu’une relation subsistante à celui qui est aimé, il ne s’approprie plus rien… Tout l’égoïsme du Père est de donner sa nature infiniment parfaite à son Fils, en ne retenant rien pour lui que sa relation de paternité, par laquelle il se rapporte encore essentiellement à son Fils. Tout l’égoïsme du Fils et de l’Esprit saint est de se rapporter l’un à l’autre et au Père dont ils précèdent. Ces trois personnes divines, essentiellement relatives l’une à l’autre, constituent l’exemplaire éminent de la vie de la charité. »

On ne forcerait pas cette admirable conclusion en ajoutant – dans la perspective où Jacques Maritain parle de « l’humilité en Dieu » que la pauvreté évangélique, puisque toute appropriation est exclue, trouve identiquement ici son plus haut modèle.

Le plus grand et le plus vivant des saints chrétiens, François d’Assise, n’a-t-il pas reconnu, sous les traits de « Dame Pauvreté », le visage de l’éternel amour, en découvrant que la grandeur dont il poursuivait passionnément la conquête ne pouvait s’atteindre que par le dépouillement, dans l’espace illimité que l’on devient dès qu’on passe du moi possessif, qui est une prison, au moi oblatif où l’existence prend forme et figure de don.

L’essence de la liberté est le pouvoir de se donner

le seul mode d’être qui compte pour l’homme est celui qui doit surgir de son initiative, l’être qu’il ne subit pas et qu’il n’est peut-être pas encore, l’être qu’il est appelé à devenir et qui ne peut résulter que du plein usage de sa liberté.

La question que se pose Hamlet : « Etre ou ne pas être » (To be or not to be, that is the question) est au fond – bien au-delà du niveau où Shakespeare la situait – l’unique problème. Et, hors de l’Evangile, il n’a jamais reçu de solution. Car le seul mode d’être qui compte pour l’homme est celui qui doit surgir de son initiative, l’être qu’il ne subit pas et qu’il n’est peut-être pas encore, l’être qu’il est appelé à devenir et qui ne peut résulter que du plein usage de sa liberté.

Mais qui pouvait comprendre que la liberté est, dans son essence, le pouvoir de se donner et de transformer ainsi une existence subie en une existence offerte à laquelle l’amour confère réellement une nouvelle origine ?

La plupart des hommes ne peuvent se résigner à être ce qu’ils sont et ce que la nature a fait d’eux. Que font-ils, en effet, le plus souvent, sinon se livrer sans frein à leurs automatismes passionnels, prêts à mettre le monde à sang et à feu pour inscrire leur nom dans l’histoire, tandis qu’ils se verrouillent, comme Lady Macbeth, dans leur moi narcissique, en se rivant de leurs propres mains à la pire servitude ?

Mais comment sauraient-ils qu’il faut changer de « moi » pour atteindre à cette valeur dont ils s’efforcent d’imposer aux autres la frauduleuse image, avant d’avoir rencontré le Moi réduit à la relation où il se rapporte totalement à autrui qui constitue en Dieu toute la personnalité du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Une Présence qui nous intériorise

En nous révélant ce suprême dépouillement, Jésus introduit dans notre histoire une nouvelle échelle des valeurs : la grandeur n’est pas dans la domination qui écrase mais dans la générosité qui se donne.

En nous révélant ce suprême dépouillement, qui est le secret du premier amour, Jésus introduit dans notre histoire une nouvelle échelle des valeurs : la grandeur n’est pas dans la domination qui écrase mais dans la générosité qui se donne. C’est la leçon du lavement des pieds. C’est pourquoi le credo chrétien se condense dans le mot de la première épître johannique : « Dieu est Amour » (1 Jn 4:16), donné comme critère pour le répons du Jeudi Saint : Là où est la charité et l’amour, c’est là que Dieu es.

Saint Augustin illustre magnifiquement cette approche de Dieu « à pas d’amour » – gressibus amoris – dans les quelques lignes des confessions (chap. X. 27) où il évoque sa conversion : « Trop tard je t’ai aimée, beauté toujours ancienne et toujours nouvelle, trop tard je t’ai aimée. Et pourtant, tu étais dedans, mais moi j’étais dehors et, sans beauté, je me ruais vers ces beautés qui, sans toi, ne seraient pas. Tu étais toujours avec moi. C’est moi qui n’étais pas avec toi. »

Comment dire mieux que Dieu se découvre dans le passage du dehors au-dedans, où l’homme accède à son être authentique et a prise sur soi dans la mesure où il se déprend de soi : sous l’aimantation de la générosité infinie qui l’attendait au plus intime de soi. Comment ne pas sentir dans ce texte inépuisable, ce toucher intérieur de la Présence qui nous intériorise et nous soustrait à toute contrainte en nous libérant de toute possession. C’est par-là, et par-là seulement, que se constitue notre inviolable dignité d’être source, d’être origine, dont l’acte et l’existence, au plan des valeurs, s’identifient dans le don de soi.

Rien n’a valeur de bien en dehors de la charité

On comprend dans cette perspective que rien n’ait radicalement valeur de bien, selon l’enseignement de l’Apôtre en 1 Cor. 13, en dehors de la charité, où l’homme s’échange avec Dieu, comme une personne avec une personne, dans ce mariage mystique évoqué dans la seconde épître aux mêmes Corinthiens : « Je vous ai fiancés à un époux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge pure. » (2 Co. 11:2)

Un grand poète anglais a dit que « toute connaissance digne de ce nom est une connaissance nuptiale » (All knowledge worthy of the name is nuptial knowledge). Cela n’a jamais été plus vrai que pour la connaissance dont le Christ est la source. Dieu est un pur « dedans », comme saint Augustin vient de nous le rappeler : tout contact authentique entre lui et nous s’établit donc par l’éclosion ou la progression en nous d’un « dedans » analogue qui nous affranchit de la condition d’objet, de chose perdue dans les éléments du monde. Cela revient toujours à dire que notre dignité est fonction de nos rapports avec Dieu « plus intime à nous-mêmes que le plus intime de nous-mêmes » et qu’elle croît selon la mesure de notre enracinement en lui.

Jean XXIII a été une offrande et une présence

Quand Jean XXIII embrasse le prisonnier qui doute de pouvoir jamais émerger d’un passé dont son âme reste captive, c’est qu’il perçoit en lui la Présence infinie qui déjà le transfigure et l’ennoblit comme elle est toujours prête à l’accueillir. Le forçat disparaît à ses yeux et il ne reste plus que l’homme vêtu de la grandeur divine, devant laquelle le Pape s’efface en l’offrande d’où jaillit sa tendresse.

Chacun reconnaît ici le climat évangélique et le crédit que l’amour du Seigneur fait au pécheur, en anticipant sa conversion par le respect qui lui restitue sa dignité comme le gage du pardon où il va renaître à soi. Quelle prison ne s’ouvrirait dans cet espace du cœur où Dieu se révèle comme notre libération, en l’humilité silencieuse de son éternel dépouillement ?

Si le règne de la personne s’est jamais réalisé, n’est-ce pas dans cet univers paradoxal et merveilleux où la désappropriation de soi est la seule manière d’être soi ?

Si le règne de la personne s’est jamais réalisé, n’est-ce pas dans cet univers paradoxal et merveilleux où la désappropriation de soi est la seule manière d’être soi : depuis les relations intra-divines jusqu’aux larmes de la pécheresse, guérie de toute passion par l’amour qui la comble ?

Toute possession limite, sépare et obscurcit à moins d’être conçue comme un service et réellement ordonnée au bien d’autrui. La vie la plus simple, au contraire, peut s’affranchir de toute frontière et atteindre au plus vaste rayonnement en l’offrande silencieuse qui en fait une présence universelle.

Jean XXIII a été cette offrande et il a été cette présence. C’est par-là qu’il est apparu comme le Pape évangélique et qu’il demeure le témoin de cet esprit de pauvreté, promulgué dans la première béatitude, comme il respire dans toute la vie et toute la personne du Seigneur.

La kénose de Dieu, suprême dépouillement

Évacuée de toute possession, incapable de toute appropriation, l’humanité du Christ ne peut être que la manifestation et la révélation permanentes de la divinité qui est toujours présente, en personne, à tout ce que cette humanité est et à tout ce qu’elle fait.

Il est tout à fait remarquable que les définitions dogmatiques – qui constituent le plus pur aliment de la vie mystique – aient abouti à situer toute la nouveauté de l’Incarnation, tout changement étant inconcevable du côté de la divinité, en le dépouillement de la subsistance humaine, en l’extinction radicale du moi humain, en cette « kénose » qui fait le vide en l’humanité de Jésus, qui la désapproprie totalement de soi et la livre, ainsi, dans une ouverture infinie à l’attraction du Verbe qui l’assume et la revêt de sa propre et éternelle subsistance.

Réduite ainsi à l’état de pur « Sacrement », selon la profonde expression du R.P. Schwalm la nature humaine de Jésus est tout effacée en l’être personnel du Verbe, par la relation désappropriante qui la soumet entièrement à son emprise et conditionne son élévation à la substance divine. Évacuée de toute possession, incapable de toute appropriation, l’humanité du Christ, autrement dit, ne peut être que la manifestation et la révélation permanentes de la divinité qui est toujours présente en personne à tout ce qu’elle est et à tout ce qu’elle fait.

Si l’on se rappelle qu’au sein de la Trinité la personnalité du Verbe – ou du Fils – est pure référence au Père et n’a rien en propre que d’être totalement cette relation qui la rapporte entièrement à un autre, on comprendra mieux que l’évacuation du « moi » en l’humanité de Jésus et l’emprise du Verbe qui l’assume à son être personnel se correspondent comme les deux faces – divine et humaine – d’un suprême dépouillement où le message évangélique a sa source.

La Parole que Jésus dit est ce qu’il est

Jésus témoigne ce qu’il vit. La parole qu’il dit exprime simplement – autant que le langage peut le faire – et communique la Parole qu’il est, où la charité divine a le visage de l’éternelle pauvreté.

Jésus, en effet, témoigne ce qu’il vit. Le monothéisme trinitaire qu’il révèle ne résulte aucunement chez lui d’une spéculation philosophique ou d’un emprunt à une doctrine ésotérique ou étrangère dont il aurait été informé. La parole qu’il dit exprime simplement – autant que le langage peut le faire – et communique la Parole qu’il est où la charité divine a le visage de l’éternelle pauvreté.

Cette Parole qu’il dit et qu’il est, il l’a confiée aux Apôtres et, par eux, à l’Eglise pour qu’elle soit à jamais le ferment de la libération par laquelle l’homme atteint sa dignité. Mais, pour qu’elle demeure efficace, il fallait qu’elle demeurât inaltérée. C’est pourquoi Jésus a établi ses Apôtres et son Eglise en état de permanente démission c’est-à-dire qu’il les a établis en état de Sacrements.

L’Église

Si l’humanité de Jésus, pour reprendre l’expression du Père Schwalm est « le Sacrement des sacrements », l’Église est le Sacrement de ce suprême Sacrement, le signe visible qui représente et communique la présence et la parole qu’il dit et qu’il est. L’infaillibilité qui doit préserver l’Eglise de toute erreur est, par excellence, un statut de pauvreté. Elle signifie l’impossibilité radicale de disposer de la Parole du Christ, de se l’approprier ou de la limiter d’aucune manière. Elle implique une promulgation purement sacramentelle de son message qui ne lie aucunement l’intelligence de la foi à ce que les gardiens de la doctrine en peuvent comprendre. Elle apporte la garantie qu’à travers eux – et malgré eux s’il le faut – c’est Jésus qui nous parle, conformément à l’identification, révélée à Saul sur le chemin de Damas, qui fonde la théologie de l’Église : « Je suis Jésus que tu persécutes. » (Act. 9:5)

Par l’imposition des mains qui communique la succession apostolique, Jésus fait le vide dans le hiérarque. Il l’évacue de soi pour tout ce qui concerne la mission qu’Il lui confie, Il en fait, littéralement, dans cet ordre, où nulle interférence humaine n’est valable, un SACREMENT.

La théologie de la pauvreté divine

Le Pape « bien-aimé » car en réalité, bien au-delà de sa personne, c’est Dieu même que l’on devinait et que l’on chérissait à travers lui, comme l’espace d’amour après lequel toute la terre soupire.

C’est parce que Jean XXIII a donné cette impression de totale démission en Dieu qu’il a été le Pape « bien-aimé ». En réalité, bien au-delà de sa personne, c’est Dieu même que l’on devinait et que l’on chérissait à travers lui, comme l’espace d’amour après lequel toute la terre soupire.

Le monde contemporain professe avec raison le culte de la dignité humaine. Mais il ne sait où la situer. Le plus souvent, il n’est capable de l’affirmer que dans le ressentiment contre ceux qui l’ont méconnue et en la piétinant en eux. C’est pourquoi il n’a jamais eu plus besoin de cette théologie de la pauvreté divine qui identifie la grandeur avec la générosité et la véritable liberté avec l’évacuation de soi.

Jean XXIII a vécu cette théologie et c’est justement parce qu’elle avait pris forme de vie en sa personne que le monde entier s’y est montré sensible.

Ce petit essai, en tentant d’expliciter la théologie de son action, nous a permis de reconnaître, dans le rayonnement de celle-ci, la parfaite équation de la charité et de la vérité à laquelle une intelligence spirituelle du dogme ne manquera jamais d’aboutir.

Il reste qu’un monde travaillé comme le nôtre par une soif passionnée de justice et qui attend des actes et non des mots, ne peut reconnaître la vérité que si elle respire l’amour, en concourant effectivement à la grandeur de l’homme et à sa dignité. On ne saurait lui donner tort puisqu’il ne fait qu’appliquer le critère affirmé dans une de nos plus belles prières : Là où est la charité et l’amour, c’est là que Dieu est !


(1) Aséité : en philosophie, autonomie absolue dans l’Être ; caractère de ce qui possède son existence propre.