1961 – Conférence – Le mystère de l’église

Conférence
de Maurice Zundel au Caire en 1961. Non édité. Les titres sont ajoutés.

Résumé : Toute vérité est contenue dans la personne de Jésus-Christ. Les mots des Evangiles continuent à porter la vie. Saul a reconnu le Christ dans l’Église et l’Église dans le Christ comme un seul mystère. Tout dans l’Église est sacrement et signe. Tout ce qui n’est pas Jésus doit être sacrement de Jésus. Jésus-Christ est notre libérateur ; il est dépouillement, transparence, et pauvreté. Nous avons tous à être l’Église. Impossible de reconnaître l’Église sans une vie d’union avec le Christ. La Révélation ne peut se faire que par nous.

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ». Audio de qualité acceptable (à l’exception d’un court passage à la fin du 1er paragraphe, et parfois d’un bruit de fond un peu fort.)

La Révélation chrétienne ou la Vérité en personne

La naissance de l’esprit et de l’être à la vérité

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

C’est un très grand poète qui a écrit : « All knowledge, worthy of the name, is nuptial knowledge. » – « Toute connaissance digne de ce nom est une connaissance nuptiale » (Coventry Patmore). En effet, comme la connaissance est une naissance de l’esprit et de tout l’être à la vérité, comme la vérité est elle-même Quelqu’un, la connaissance suit la loi et les relations entre personnes et il est impossible qu’une intimité soit connue autrement que par une intimité.

Nous évoquions (hier soir) le cas de Galilée, de Descartes et de Newton et nous remarquions que ces grands génies avaient été tentés à certains moments en revendiquant férocement la priorité de leur découverte, qu’ils étaient tentés de s’annexer la vérité, d’en faire une propriété et cette attitude était évidemment détestable et eût compromis toute l’œuvre de leur génie s’ils y avaient cédé tout entiers. Car, dès le moment où l’on veut faire de la vérité sa propriété personnelle, on la réduit à une recette de fabricant, de commerçant ou de cuisinier.

Or justement, ce qui est essentiel dans la Vérité, c’est la circulation d’une présence qui ouvre en nous un espace et qui nous transforme en lumière. Au fond, tous les savants, dans les heures créatrices, rendent témoignage à cet appel, et lorsque ils essaient de nous faire la confidence des heures étoilées qui les amènent au seuil de leurs plus grandes découvertes, ils en parlent comme des mystiques. Il y a là Quelqu’un en qui ils se perdent. Il y a là une Présence qui les aimante et qui les comble. Ils éprouvent justement qu’ils naissent à eux-mêmes en naissant au cœur de cette lumière, et tous pourraient contresigner le mot que je viens de citer de Coventry Patmore : « Toute connaissance digne de ce nom est une connaissance nuptiale. »

Cette connaissance nuptiale d’ailleurs est une connaissance virginale puisque pour concevoir la vérité, il faut justement être en état de transparence et de pureté, ce qui est la même chose de dire qu’il faut être en état de désappropriation et en esprit de pauvreté.

Toute vérité est contenue dans la personne de Jésus-Christ

Il est indispensable de nous souvenir de cette condition essentielle de la connaissance pour entendre le mystère de l’Église, car le mystère de l’Église se centre naturellement sur la personne de Jésus-Christ, et suppose que toute vérité est contenue dans la personne de Jésus-Christ. Or il est impossible de concevoir que toute vérité soit contenue dans la personne de Jésus-Christ s’il ne s’agit pas, précisément, d’une connaissance de personne à personne, d’intimité à intimité, en un mot d’une connaissance nuptiale et virginale tout ensemble.

Car précisément la Vérité, dans la mesure où elle devient source de vie, dans la mesure où elle nous personnifie, dans la mesure, dans la mesure où elle fait de nous une valeur universelle et un bien commun, cette Vérité n’est pas formulable – du moins elle ne peut pas entrer dans une formule indépendante de la personne. C’est la personne qui éclaire le langage et non pas le contraire.

On peut, bien sûr, s’il s’agit d’une pure application technique, on peut retenir des plus hautes recherches de la science une formule qui est une recette, l’appliquer mécaniquement, la confier d’ailleurs à des machines qui se tirent beaucoup mieux d’affaire que nous-mêmes, mais on ne peut pas attendre d’un tel procédé une lumière spirituelle et un affranchissement de l’homme.

Les mots ont retenu la lumière du moment créateur

Toute vérité qui devient un bien commun, toute vérité qui constitue une promotion humaine ne peut nous être communiquée que par une personne. Je me souviens de cette objection faite par un des nombreux Puech hellénistes (1) qui commentait les écrits de Plotin, les Ennéades et qui voyait une infériorité essentielle dans le Christianisme par ce fait que le Christianisme nous ramène à une histoire, tandis que Plotin nous ramène à une méthode indépendante de lui-même. L’homme peut mourir, la méthode lui survit et chacun peut la reprendre sur un nouveau frais, se l’appliquer à lui-même sans aucune référence à l’auteur de la méthode, si tant est qu’on peut la lui attribuer.

Le malheur des chrétiens, du point de vue de l’esprit, disait en substance Puech, c’est que, on les ramène à une histoire révolue qui s’est passée, il y a 2000 ans, qu’on les enferme finalement dans un homme et dans une époque.

Mais cette objection ne porte pas, car précisément, toute la lumière du génie – je ne dis pas des formules issues des travaux du génie – mais toute la lumière du génie est inséparable de la personne et du génie. Il y a sans doute des mots qui portent la vie, mais c’est que justement ces mots sont devenus des œuvres d’art – l’homme n’est qu’un roseau mais c’est un roseau pensant si vous le voulez – c’est que les mots sont devenus une œuvres d’art, c’est-à-dire qu’ils ont retenu la lumière du moment créateur.

L’événement personnel ici s’est inscrit dans le langage qui continue à porter la vie. Mais il faut la vie, et s’il s’agit d’une vérité suprême, – c’est-à-dire d’une lumière sans mélange et sans altération, d’une lumière indépassable parce que jaillie d’une pauvreté indépassable qui est celle d’une humanité-sacrement comme est celle de Jésus-Christ ; – cette lumière n’est plus détachable de la personne.

En face de la Vérité en personne

Il faut la présence pour que cette lumière nous soit communiquée. Car si nous l’atteignons par les mots, si nous l’atteignons par les écrits, nous pourrions indéfiniment discuter sur ces mots et sur ces écrits, opposer une formule à une autre et nous serions de nouveau en face d’un système du monde comme il y a des milliers dans l’Histoire, nous ne serions pas en face de la Vérité en personne.

Or justement, il s’agit, dans la Révélation chrétienne, de la Vérité en personne. Il s’agit de ce jour d’une pauvreté indépassable, d’une transparence absolue et sans mélange parce que sans adhérence, sans possibilité de ramener rien à soi. C’est le témoignage incorruptible d’une humanité qui ne peut plus dire « je » et « moi » et qui n’est qu’un perpétuel témoignage au moi divin, à la divinité en qui elle subsiste.

[Repère enregistrement audio : 08’ 56’’]

L’identification de l’Eglise à Jésus

Il faut qu’il s’en aille ; il faut qu’il demeure

Il faut donc de toute nécessité que le Christ demeure et en même temps il faut qu’il s’en aille. Il faut qu’il s’en aille parce que toute son histoire a été un échec, qu’il n’a pas fait un seul disciple avant sa mort et qu’il a formellement déclaré : « Il est bon que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, l’Esprit saint ne viendra pas à vous. » (Jean 16, 7)

Il faut qu’il s’en aille parce que ils ne le voient que d’un regard charnel, ils s’attachent à son apparence visible, ils ne perçoivent pas justement la candeur et la transparence de son humanité, ils n’en perçoivent pas le dépouillement suprême et le caractère purement sacramental. Il faut qu’il s’en aille, et en même temps, il faut qu’il demeure. Car s’il ne demeure pas, encore une fois, nous serons rivés à des mots, nous serons prisonniers du langage et nous serons de nouveau livrés à ces discussions interminables qui empoisonnent l’exégèse avant et après Jésus-Christ.

Le corpus du Nouveau Testament

Il faut donc qu’il demeure, et en fait il est demeuré, puisque nous ne saurions absolument rien de lui si, il n’avait resurgi dans la communauté apostolique, s’il n’était réapparu en forme d’Église. Vous savez parfaitement que le Nouveau Testament, c’est-à-dire les livres qui pourraient à la rigueur constituer une référence à Jésus-Christ ont été écrits par la Communauté, par l’Église et sont postérieurs par conséquent à son apparition.

Le Nouveau Testament dans son ensemble n’est constitué, dans sa collection complète, et encore pas tout à fait, dans le dernier tiers du second siècle. L’Église a donc déjà vécu un temps considérable et d’une importance extrême pour elle et pour l’humanité, quand le Nouveau Testament apparaît dans son corpus, dans son ensemble, vers la fin du second siècle, disons aux environs de 175 à l’époque de saint Irénée.

Nous ne pouvons pas nous réclamer des documents en nous passant de la communauté, puisque les documents émanent de la communauté qui les précède. Nous ne saurions donc rigoureusement rien de Jésus-Christ s’il n’était pas réapparu en forme de communauté au jour que nous appelons le jour de la Pentecôte.

La nouvelle naissance de la Pentecôte

Un crucifié de plus ou de moins, ce n’est pas cela qui pouvait changer la face de l’Histoire. En l’an 9 après Jésus-Christ, disons en l’an 9 de notre ère – pour ne pas créer d’erreur d’ordre psychologique – en l’an 9 de notre ère, Varus proconsul appelé à la rescousse en Palestine à la suite d’une révolte, a fait crucifier 2000 juifs. 2000 juifs, c’était un incident pour un proconsul romain. Alors qu’eut été la mort d’un crucifié et son ensevelissement dans la fosse commune ?

Tout cela n’aurait laissé aucune trace si justement la communauté apostolique n’était pas reparue le jour de la Pentecôte avec le sentiment d’une transformation essentielle que l’on peut traduire dans un mot très simple : chacun des apôtres, le jour de la Pentecôte, est passé par la nouvelle naissance dont Jésus parle à Nicodème et il s’est senti à la foi dépouillé de lui-même et revêtu de Jésus-Christ. En sorte que ces hommes timides, ignorants par rapport à l’immense culture qui pouvait se faire jour ailleurs, originaires de ce petit canton perdu dans l’immensité de l’Empire, ils se sont sentis pourtant la force d’entreprendre la conquête de ce monde et de rendre témoignage en face des autorités et de toutes les résistances jusqu’à la mort – ce qu’ils ont fait.

Jésus donc réapparaît, Jésus demeure. Mais naturellement, pour que ce soit lui, et que ses témoins – ils ne sont pas autre chose que des témoins – puissent rendre un témoignage incorruptible, pour qu’ils ne limitent pas ce qu’ils ont vu et entendu, pour que la Présence du Seigneur nous parvienne dans son intégrité, il faut naturellement qu’ils soient entièrement dépouillés d’eux-mêmes.

Qu’ils doivent l’être, c’est certain. Qu’ils le soient, nous allons voir par quel moyen le Christ l’a assuré, toujours est-il que, à un des tournants les plus essentiels de l’histoire de cette communauté, le moment où éclate la toute première persécution qui aboutira au massacre et à la lapidation d’Etienne, à ce moment-là nous trouvons un personnage qui va tenir une place essentielle dans le Christianisme primitif, Saul.

Le chemin de Damas

Saul qui est contemporain de Jésus, qui aurait pu le rencontrer dans les rues de Jérusalem où il a étudié, qui en fait ne l’a pas rencontré, qui est merveilleusement doué et qui est animé d’un zèle farouche pour l’orthodoxie de sa croyance et de son peuple et qui sent – avec la clairvoyance que peut donner la jalousie de l’amour – qui sent le danger de cette nouvelle communauté et qui a juré de l’exterminer dès qu’il a pris conscience de son existence en participant justement à la lapidation d’Etienne. Et c’est ce personnage qui va se trouver confronté pour la première fois d’une manière explicite avec le mystère de l’Église sur le chemin de Damas lorsqu’il entendra la voix qui vient de le terrasser lui répondre à la question : « Mais qui es-tu ? – Je suis Jésus, je suis Jésus que tu persécutes ».

« Je suis Jésus que tu persécutes », Je suis Jésus : donc c’est moi cette communauté, ce ne sont pas des hommes que tu pourrais confondre avec d’autre, ce ne sont pas des hommes dont tu pourras détruire l’influence : cette communauté, c’est moi.

L’Église, c’est Jésus

Une clef de la Nouvelle Alliance est la pauvreté : la pauvreté en Dieu dans la Trinité, la pauvreté en Jésus dans l’Incarnation, la pauvreté en l’Église, pur sacrement de Jésus.

C’est la première identification – foudroyante – celle qui fait de Saul un apôtre, le plus grand des apôtres, celui qui va exercer une influence d’imperator sur les origines chrétiennes, qui va disséminer la foi tout autour de la Méditerranée, qui lui donnera sa théologie la plus formelle et la plus explicite avec la théologie johannique et qui en tout cas sera embrasé d’un amour passionné pour le Christ dont il dit qu’il est sa vie : « Pour moi, vivre c’est le Christ » et qui a reconnu, justement, en un seul éclair le Christ dans l’Église et l’Église dans le Christ comme un seul et même mystère.

C’est toute la théologie de l’Église. C’est la seule qu’on puisse retenir : l’Église, c’est Jésus. Mais pour que cette identification soit possible, il faut donc que tout ce qui n’est pas Jésus soit sacrement de Jésus. Et nous retrouvons cette clef de la Nouvelle Alliance qui est la pauvreté : la pauvreté en Dieu dans la Trinité, la pauvreté en Jésus dans l’Incarnation, la pauvreté en l’Église, pur sacrement de Jésus.

[Repère enregistrement audio : 18’ 02’’]

Tout ce qui n’est pas Jésus doit être sacrement de Jésus

Tout dans l’Église est sacrement et signe

Dans l’Église, il n’y a que Jésus et tout ce qui n’est pas lui est sacrement de lui c’est-à-dire signe qui le représente et qui le communique. Cela veut dire que tout dans l’Église, les personnes, les croyants, les credos, les théologies, les catéchismes, les conciles, les liturgies, les symboles, les coutumes et ce qu’on appelle les lois, tout cela est sacrement, tout cela est signe qui représentent et communiquent. Tout cela est en état de pauvreté et rien de tout cela ne peut faire autre chose que de nous conduire à Jésus-Christ.

C’est pourquoi nous ne pouvons aborder l’Église que comme une immense eucharistie, de part en part et dans toutes ses phases et dans toute son histoire et dans toutes ses manifestations. Nous ne pouvons l’aborder que comme une eucharistie, comme un sacrement, comme un voile translucide pour la foi à travers lequel nous retrouvons la Présence du Seigneur dans la mesure d’ailleurs de notre intimité avec lui.

Les témoins signes incorruptibles pour la foi

Il s’agit d’une relation essentiellement personnelle où notre intimité doit s’engager et où elle est éclairée, purifiée et libérée dans la mesure où elle s’engage.

Les témoins, en tout cas, sont dans l’incapacité absolue de mettre la main sur le dépôt qui leur a été confié, de sacrifier et d’adultérer leur témoignage, parce que justement, ils sont de purs sacrements, et que dès le moment qu’ils entreprennent leurs propres affaires, ils cessent d’être l’Église, ils deviennent l’anti-Église, ils deviennent l’anti-Christ, comme Pierre devient Satan dès qu’il veut détourner Jésus de la Croix. C’est-à-dire que tout cet organisme visible que nous désignons, sans le connaître d’ailleurs, sous le nom d’Église, tout cet organisme nous laisse dans une absolue liberté ; davantage, exige notre liberté car nous ne sommes jamais en face d’hommes qui nous lient à leurs systèmes, à leurs pensées, à leurs conceptions et même à leurs exemples, à leur vie, à leur sainteté – si ils ont le bonheur d’être des saints – ni même à leurs vices – si ils ont le malheur d’être vicieux – parce que justement, ils sont de purs sacrements que la foi qui peut seule discerner un sacrement les reconnaît comme tels, et quand ils ne sont plus tels, les reconnaît aussi comme les ennemis du Christ dont il faut se séparer.

C’est pourquoi la hiérarchie, c’est-à-dire la chaîne des témoins – puisque il ne s’agit pas d’autre chose – la chaîne des témoins qui nous présentent Jésus-Christ, ils n’ont pas d’autre office que de nous présenter Jésus-Christ et de nous conduire à lui. La chaîne des témoins est en état de permanente démission : la mission est liée à une démission, c’est-à-dire, ils ne peuvent accomplir leur mission qu’en s’effaçant, en disparaissant dans le Christ, en laissant le moi du Christ s’exprimer par leurs lèvres, s’exprime par leurs actes, s’exprime par leur vie. De toutes manières, ils sont là comme des signes incorruptibles pour la foi, car dès qu’ils cessent d’être des purs témoins de la foi, ils ne sont plus rien.

Aussi fort qu’il faille tenir à Pierre à Césarée, aussi violemment il faut nous en séparer au prétoire. Il est Pierre quand il n’est pas lui-même, quand il n’est plus Simon, fils de Jean, quand sa fragilité disparaît dans le Christ pour témoigner du Christ ; quand il est Simon, fils de Jean, il n’est plus rien qu’un pauvre diable comme nous-même avec lequel nous avons à pleurer nos fautes et à nous convertir.

[Repère enregistrement audio : 23’ 13’’]

Le sens de l’infaillibilité

Le message est lui-même une eucharistie

Le message est lui-même une eucharistie. C’est la lumière de l’intimité de Jésus-Christ, c’est la lumière de sa Présence, c’est la lumière de sa personne qui ne peut se révéler, comme l’intimité d’une personne, qu’à notre intimité, dans la mesure où notre intimité se décante et s’élargit pour accueillir la sienne.

Et c’est ce que signifie justement l’infaillibilité dans l’Église. L’infaillibilité : j’entends l’incorruptibilité sacramentelle et doctrinale. Personne ne peut fausser le jeu de la grâce divine à travers les sacrements. Aussi indigne qu’en soit le ministre, son indignité ne peut pas troubler cette source immaculée, et aussi borné que soit le messager, qu’il s’agisse des évêques individuellement ou des évêques réunis en Concile, qu’il s’agisse de Pierre, quelle que soit d’ailleurs la personne qui lui succède dans son siège, personne ne peut adultérer, ne peut limiter le message parce que le message est lui-même une eucharistie. C’est-à-dire que le message c’est la lumière de l’intimité de Jésus-Christ, c’est la lumière de sa Présence, c’est la lumière de sa personne qui ne peut se révéler, comme l’intimité d’une personne, qu’à notre intimité, dans la mesure où notre intimité se décante et s’élargit pour accueillir la sienne.

Il ne s’agit pas d’un système, il s’agit d’une Présence

…il ne s’agit pas d’un système, il ne s’agit pas d’une explication du monde : il s’agit d’une Présence, d’une personne, d’une intimité, il s’agit d’une connaissance nuptiale et virginale.

Mais personne ne peut ici intervenir, et c’est la croyance la plus banale et la plus commune, que un prêtre peut être très en dessous, très en dessous de la femme illettrée à laquelle il donne la communion ; et que au même degré, tous les pères, tous les évêques réunis en concile en union avec le siège de Pierre, n’ont pas plus de lumière – ils en ont même beaucoup moins – que la femme illettrée qui balaie la chambre du concile, si elle est plus avancée dans son union avec Dieu qu’eux-mêmes.

Car justement il ne s’agit pas d’un système, il ne s’agit pas d’une explication du monde : il s’agit d’une Présence, il s’agit d’une personne, il s’agit d’une intimité, il s’agit d’une connaissance nuptiale et virginale. C’est pourquoi Pierre qui parle, Paul qui enseigne, sont renvoyés aux mêmes moyens que leurs auditeurs : ils n’ont d’autre ressource que la foi et l’amour. C’est dans la mesure de leur effacement qu’ils parviennent à l’intelligence, c’est dans la mesure de leur amour qu’ils s’enracinent dans la Lumière du Christ, qu’ils s’enfoncent dans cette candeur éternelle et qu’ils accèdent au moi divin qui est l’éternelle charité dans l’union indivisible du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

L’infaillibilité décryptée

Il faut donc comprendre que l’infaillibilité ne veut pas dire qu’il y a un homme qui sait tout, ou qu’il y a un homme qui est impeccable. Il faut comprendre que l’Église est un sacrement : elle ne veut être rien d’autre. Si elle doit être Jésus, il faut qu’il soit seul à compter, que personne ne puisse entreprendre quoi que ce soit contre son message, que personne ne le puisse posséder et que les hiérarques immédiatement cessent d’être l’Église dès que ils songent à leurs propres affaires. Ils sont l’Église quand ils sont lui et non plus eux ; dès qu’ils redeviennent eux, ils cessent d’être lui, et partant, ils ne sont plus l’Église.

Nous ne leur sommes jamais soumis. Nous sommes simplement, à travers eux, mis en possession de ce voile que la foi rend translucide et à travers lequel nous atteignons le visage du Christ.

[Repère enregistrement audio : 27’ 58’’]

Nous ne dépendons que de Jésus-Christ qui est notre libérateur

Personne ne peut nous dire

Personne ne peut nous dire qui est l’Église, personne ne peut nous dire qui est Jésus-Christ autrement qu’avec des mots-sacrements qu’il nous faudra déchiffrer par cette seule clef qui nous en ouvre l’accès qui est l’intelligence de la foi, c’est-à-dire la lumière de la flamme d’amour.

Mais personne ne peut dire, personne ne peut nous dire ce que nous allons rencontrer. Personne ne peut nous dire qui est l’Église, personne ne peut nous dire qui est Jésus-Christ autrement qu’avec des mots-sacrements qu’il nous faudra déchiffrer par cette seule clef qui nous en ouvre l’accès qui est l’intelligence de la foi, c’est-à-dire la lumière de la flamme d’amour.

Comme lorsque l’on communie, personne ne peut nous dire ce que sera notre communion. Il y a sans doute un geste visible qui rassemble toute une communauté, mais ce qui se passe à l’intérieur de chacun dans cette rencontre avec le Seigneur, c’est un secret que seul connaît celui qui reçoit – comme dit l’Apocalypse – la pierre blanche sur laquelle est inscrit un nom que personne ne peut lire, sinon justement celui qui la reçoit, c’est-à-dire que nous sommes dans une suprême liberté.

Libérés de tous les hommes

Si le Pape en personne était ici, et si tous les évêques du monde et tous les patriarches du monde étaient ici et nous disent encore : « Mais c’est comme ça qu’on doit entendre le mystère de la Trinité ! » nous leur dirions « Mais, bien sûr, nous communions, nous communions à cette parole mais nous n’y pouvons communier, comme vous-mêmes d’ailleurs, que par la foi et l’amour. Alors ces mots que vous nous dites, nous les recevons dans l’agenouillement de la foi, mais dans la liberté absolue de l’amour car vous ne savez pas plus que nous ce qu’ils signifient : vous ne pouvez rien expliquer, vous ne pouvez que être des témoins et votre témoignage, nous le recevons comme le sien, nous le recevons comme un sacrement, nous le recevons comme lui-même dans la mesure où nous sommes enracinés dans son intimité ».

C’est donc tout le contraire de ce qu’on peut imaginer. L’infaillibilité ne veut pas dire que nous sommes soumis à un homme, mais que nous sommes libérés de tous les hommes, que personne ne peut s’interposer entre nous et Jésus-Christ ; et que tous ceux qui ont mission d’en parler sont de purs témoins, dont le témoignage est garanti précisément par leur impossibilité de se l’approprier et de le fausser pour quiconque ; le chef, sincèrement, et ne veut, à travers eux, rencontrer que Jésus-Christ.

Dépouillement, transparence et pauvreté

Nous ne dépendrons pas d’un livre. Nous ne dépendrons pas d’une formule. Et d’ailleurs, ce ne sont pas des formules, ce sont des sacrements. Nous ne dépendons que de Jésus-Christ qui est notre libérateur car nous ne pouvons justement le joindre qu’en jetant du lest, qu’en faisant craquer notre moi biologique sous l’aimantation du sien pour devenir finalement ce qu’il est. Donc : dépouillement, transparence, pauvreté.

C’est d’ailleurs autour de cette pauvreté que gravite tout le Credo puisque finalement, il se résume dans le ubi caritas (2) : là où est l’amour et la charité, c’est là que Dieu est, et tous les dogmes ne signifient pas autre chose. Dieu est Amour, Dieu est Charité, Dieu est don, Dieu se communique, Dieu nous appelle à devenir ce qu’il est. Il veut vivre sa vie, il veut vivre sa vie en nous ou plutôt notre vie comme la sienne, afin que nous vivions la sienne comme la nôtre.

[Repère enregistrement audio : 32’ 22’’]

L’Eglise témoigne de Jésus-Christ

Les témoins ordonnés

C’est l’Église tout entière qui est un témoignage et chaque chrétien dès son baptême et naturellement par sa communion…, c’est tout chrétien qui est consacré, qui est désigné, qui est envoyé comme un témoin.

Il est d’ailleurs impossible d’oublier que la hiérarchie, c’est-à-dire les témoins ordonnés comme tels et ordonnés précisément pour que le témoignage demeure incorruptible, ordonnés dans la pauvreté, ordonnés pour ne pouvoir rien entreprendre contre le témoignage dont ils sont chargés, ordonnés pour disparaître, ordonnés dans la démission, ces témoins ne sont pas les seuls témoins, ils sont simplement les témoins ordonnés, c’est-à-dire désignés pour que le message nous parvienne dans son intégrité et que nous n’ayons jamais en face de nous que Jésus-Christ selon le mot dit à Saul sur le chemin de Damas : « Je suis Jésus que tu persécutes. »

Pour le chrétien qui vit, du moins qui essaie de vivre dans la foi, il n’y a pas de problème. Les hommes d’Église ne l’intéressent pas autrement que à ce titre de sacrements, il ne leur demande rien d’autre que de lui donner Jésus-Christ, et leur médiocrité ne le gêne pas essentiellement : il va toujours au-delà de ce qu’ils sont, parce que il ne s’agit pas d’eux. Ils sont un signe sacramentel, ce qui constitue le sens même de leur médiation, de disparaître en Jésus et c’est ce qui nous assure de notre entière liberté en face de lui.

Mais, je le répète, ces témoins ainsi désignés par une ordination qui fait d’eux les successeurs des premiers témoins, ne sont pas les seuls témoins. C’est l’Église tout entière, tout entière qui doit témoigner, c’est l’Église tout entière qui est un témoignage et chaque chrétien dès son baptême et naturellement par sa communion, puisque d’ailleurs tous les sacrements sont ordonnés finalement à l’Eucharistie, c’est tout chrétien qui est consacré, qui est désigné, qui est envoyé comme un témoin. C’est tout chrétien qui participe à la mission apostolique et la mission apostolique de la femme qui ne sait pas lire est aussi vaste, aussi universelle, aussi grande, aussi chargée de responsabilité que celle du hiérarque, que celle du concile universel, que celle des évêques, des patriarches et du pape.

Nous avons tous la même mission. Nous n’avons pas tous la même fonction mais nous sommes témoins des pieds à la tête, le jour et la nuit, parce que nous sommes tous l’Église. Tous nous sommes l’Église et nous le sommes tous et chacun autant que le pape, les patriarches, les évêques et les prêtres. Nous le sommes tous parce que nous ne pouvons pas aller au Christ pour l’aimer à moitié. Il n’y a pas deux idéals dans le Christianisme, et celui des moines et des prêtres, et celui des laïcs : tous sont sacrés, tous sont consacrés, tous sont prêtres à leur manière, tous sont envoyés, tous ont la même mission, tous sont chargés de lui et tous ont à assumer la charge du monde entier.

Comment le joindre

Il faut que je m’en aille pour que vous me trouviez. En ayant compris enfin toute la démission de mon humanité, toute son universalité, en ayant découvert enfin en moi le Fils de l’Homme, le second Adam, celui qui est présent à tous et intérieur à chacun… celui qui peut dire moi en chacun parce que son moi est un moi universel, le moi divin, le moi trinitaire, le moi qui ne peut rien posséder, le moi qui est un élan vers l’autre.

Car finalement pour le joindre – et c’est pourquoi il fallait qu’il s’en alla – pour le joindre, il faut assumer toute l’humanité. Il faut assumer toute l’humanité : « Il est bon que je m’en aille, il est bon que je m’en aille car si je ne m’en vais pas, vous ne recevrez pas le Saint-Esprit. » (Jean 16 :7) Il faut que je m’en aille pour que vous me trouviez. En ayant compris enfin toute la démission de mon humanité, toute l’universalité de mon humanité, en ayant découvert enfin en moi le Fils de l’Homme, le second Adam, celui qui est présent à tous et intérieur à chacun, celui qu’on ne peut pas joindre en se séparant des autres, celui qui peut s’identifier avec chacun, qui est le prisonnier, qui est le captif, qui est le lépreux, qui est le malade, qui est le solitaire, qui est le voyageur, qui est le naufragé, qui est enfin le criminel et le condamné suspendu au gibet, celui qui peut dire moi en chacun parce que son moi est un moi universel, parce que c’est le moi divin, parce que c’est le moi trinitaire, parce que c’est le moi qui ne peut rien posséder, parce que c’est le moi qui est un élan vers l’autre.

Comment le joindre, celui qui est ainsi le dépouillement absolu et la présence universelle, sinon en s’universalisant avec lui ? Et c’est ce que veut dire le mot catholique, il veut dire universel ; ce n’est pas le nom d’une secte ou d’un ghetto, c’est la vocation d’universalité, c’est l’affirmation que la Présence du Christ, sa différence, c’est de n’en avoir point, qu’elle n’appartient à personne, qu’elle n’est le monopole de personne et que on ne peut justement la rencontrer qu’en la communiquant. On ne peut la rencontrer qu’en la communiquant….

Nous avons tous à être d’Église parce que nous avons tous à être l’Église. Et nous pouvons tous et chacun être d’Église et être l’Église, justement en rejoignant le Christ, en le communiquant.

Et nous avons tous à être d’Église parce que nous avons tous à être l’Église. Et nous pouvons tous et chacun être d’Église et être l’Église, justement en rejoignant le Christ, en le communiquant.

On ne peut pas venir à lui autrement et c’est pourquoi il nous a convoqués à sa table, au banquet de la fraternité universelle, issu de la paternité universelle. Il faut être ensemble pour l’appeler, il faut ensemble constituer son Corps Mystique et c’est dans la mesure où nous le faisons, que nous sommes aptes à l’appeler et capables de le joindre. Il ne peut pas répondre à un autre appel parce que tout autre appel n’irait pas vers lui dans son authenticité, n’irait pas vers lui dans son dépouillement, dans sa pauvreté, dans son universalité, dans sa présence en tous et en chacun. La catholicité est celle de l’amour. Il n’y en a pas d’autre !

Bien sûr que c’est là une tâche qu’il faut accomplir au prix de soi-même et qui n’est jamais achevée car personne ne peut se flatter d’être chrétien, personne ne peut dire qu’il est fidèle, personne ne peut prétendre qu’il a atteint le suprême dépouillement et qu’il est vraiment capable de s’identifier avec chacun comme la mère la plus parfaite avec son fils le plus aimé.

Mais enfin, c’est la route à suivre, c’est l’orientation à prendre, c’est la seule direction possible et c’est par-là que nous vivons le mystère de l’Église comme le mystère de Jésus.

L’identification à Jésus

Dieu ne peut pas tenir dans un livre, pris comme tel. Il ne peut pas tenir dans une formule prise comme telle. Il est absolument impossible qu’une intimité se révèle autrement que dans une intimité. Et l’intimité divine n’a pu se révéler sans limites et sans mélange que dans… l’humanité de Jésus-Christ.

On peut se demander naturellement si l’Église est cela, si l’Incarnation se poursuit à travers nous, si Dieu ne peut pas s’exprimer autrement car c’est cela qu’il ne faut pas oublier : Dieu ne peut pas tenir dans un livre, pris comme tel. Il ne peut pas tenir dans une formule prise comme telle. Il est absolument impossible qu’une intimité se révèle autrement que dans une intimité. Et l’intimité divine n’a pu se révéler sans limites et sans mélange que dans cette humanité sans frontières et sans limites, sans possibilité de replis parce que incapable de rien posséder, qui est l’humanité de Jésus-Christ.

Et cette humanité de Jésus-Christ à son tour, cette humanité diaphane, cette humanité-sacrement, cette humanité qui est en nous un ferment de libération, nous ne pouvons la joindre que en devenant peu à peu ce qu’il est, en entrant dans son dépouillement, en quittant notre vieux moi, notre vieux moi propriétaire, en adhérant au sien et en nous laissant peu à peu aimanté et transformé par le sien.

L’Église mystère, l’Église mystique… Impossible d’être l’Église sans une vie mystique. Impossible de reconnaître l’Église sans une vie d’union avec le Christ parce que c’est seulement dans cette union avec le Christ que l’identification peut jouer : « Je suis Jésus », c’est seulement dans cette identification que tout ce qui n’est pas lui apparaît comme un sacrement qui ne peut jamais nous lier, nous limiter, nous appesantir, qui n’a de force que pour nous conduire à lui et qui n’en a point pour nous en séparer.

[Repère enregistrement audio : 43’ 35’’]

L’Eglise et de sa hiérarchie

L’histoire de l’Église

Et pourtant en apparence, si on lit l’Histoire, quel spectacle lamentable offrent si souvent à nos yeux les hommes d’Église, les hommes qui sont censés représenter l’Église, en n’oubliant pas d’ailleurs que nous en faisons tous partie autant qu’eux, autant qu’eux quoique d’une autre manière.

Cependant, il est bien vrai, si l’on songe à l’Inquisition, si l’on songe aux Croisades, à ce lavage de cerveau au nom de l’orthodoxie qui ne valait pas mieux que celui qu’on accomplit ailleurs au nom d’une idéologie contraire. Quand on pense à cette politique, quand on pense à ce gouvernement absolu du temporel par les hommes d’Église, quand on pense à ces ambitions, quand on pense à tout ce monnayage des choses sacrées, à cet achat des charges pontificales qui deviennent des biens de famille et parfois dont dispose une maîtresse des candidats, quand on relit toute cette histoire, on se demande comment c’est possible.

Et quand on voit une espèce d’absolutisme étalé un peu partout qui est de connivence avec tous les absolutismes, qui a flatté tous les pouvoirs, qui a chanté des Te Deum pour toutes les victoires et qui vit toujours auprès des hommes d’argent en parlant de pauvreté, de pauvreté dans les mots, mais d’argent dans le cœur, on se demande ce qu’est devenu cet Évangile de Jésus-Christ et pourquoi justement les pauvres ont été perdus, pourquoi ce sont les pauvres qui ont déserté l’Église et sur lesquels elle a perdu la plupart du temps une prise efficace.

On pourrait naturellement, on pourrait mettre en accusation beaucoup de gens, ce serait peine perdue. En réalité, si les hommes d’Église sont si souvent lamentables et d’une si pesante médiocrité, s’ils sont si souvent hors de la vie et si leurs paroles sont si souvent irréelles, il ne faut pas les en rendre trop lourdement responsables, et aujourd’hui moins que jamais, où dans l’ensemble, on peut dire que on se trouve en face d’un clergé meilleur que jamais.

Le cordon ombilical qui rattache à l’ancienne Alliance

Il faut en rendre responsable surtout ce fait tragique que nous n’avons pas encore liquidé l’Ancien Testament, que nous n’avons pas encore coupé le cordon ombilical qui nous rattache à l’ancienne Alliance. Nous sommes restés par le malheur des temps, nous sommes restés par les circonstances historiques, nous sommes restés précisément en face des livres sacrés de l’Ancien Testament bien avant qu’existassent les livres du Nouveau.

Les premiers livres qu’on a lus dans les assemblés des chrétiens étaient naturellement les livres de l’Ancien Testament : il n’y en avait pas d’autres. Les premiers disciples étaient eux-mêmes des hommes de l’Ancien Testament, et si leur cœur était changé, leur langage ne l’était pas, ni non plus leurs catégories mentales. Et, il s’est fait que finalement, la soudure s’est accomplie d’une manière beaucoup trop étroite entre l’Ancienne Alliance et la Nouvelle, que l’on a ajouté Jésus-Christ plutôt comme appendice à l’Ancien Testament bien plutôt que l’on a vu la révolution fondamentale qu’il était venu accomplir et qui éclate dans l’opposition qu’il établit entre Jean le Baptiste qui est le dernier plus grand des prophètes et le plus petit dans le Royaume, parce que justement le Royaume de la Vérité qui est celui auquel il rend témoignage, c’est un Royaume sans frontière qui fait éclater le judaïsme.

Et d’ailleurs le judaïsme ne va pas s’y tromper puisque il considérera que son devoir est de se débarrasser de ce révolutionnaire qui menace les fondements mêmes de la nation : « car il vaut mieux qu’un seul homme périsse plutôt que la nation tout entière ne courre un mortel danger. » (Jean 11:50) C’est cela qu’on n’a pas vu. On a continué à penser Dieu comme un pharaon, comme un imperator, comme un despote, comme un maître, comme un juge, comme une menace, comme une limite.

Alors tout était faussé dans les proportions et dans les rapports et Jésus-Christ, au lieu de nous libérer, est devenu victime de ce Dieu maître qui n’a même pas épargné son Fils et dont la justice est quelque chose de si inexorable que nous ne saurons jamais nous entourer d’assez de médiations pour échapper à sa vindicte.

Une hiérarchie prisonnière du pouvoir

C’est ce Dieu propriétaire, c’est ce Dieu Pharaon, c’est ce Dieu imperator qui est devenu finalement le Dieu de la Chrétienté et qui naturellement a prêté main forte immédiatement à tous les empires. A tous les empires, car le premier soin de l’Empereur devenu chrétien – souverain pontife des cultes païens et évêque du dehors de l’Église Chrétienne – a été de mettre en boîte, de mettre en boîte l’Église, de donner aux évêques des honneurs et toute une ferblanterie dont ils continuent à se décorer, mais qui les a rendus prisonniers, prisonniers, prisonniers de l’Etat, prisonniers du pouvoir, comme les gardiens de l’unité temporelle et politique et qui les a régulièrement entraînés à prendre parti pour la cause qui triomphait quand on leur laissait cette indépendance rituelle dont ils se sont si souvent contentés.

Heureusement, nous en venons aujourd’hui à la liquidation de ces fausses valeurs. Et de plus en plus, de plus en plus on sent, on sent que le mystère de la Pauvreté divine devient de plus en plus lisible aux âmes chrétiennes, qu’elles se sentent à l’aise qu’en face de ce Dieu-là. Je me rappelle cette vieille religieuse du Cénacle à Paris qui me disait : « Il y a 33 ans, il y a 33 ans que j’attendais cela ».

Il y a donc aucun doute que aujourd’hui nous sommes plus près que jamais d’une liquidation aussi nécessaire qu’elle doit être définitive avec cette idole – car c’est pour nous une idole.

Pour les juifs, ça pouvait n’être pas une idole, ça ne l’était pas, bien sûr pour tous ceux qui avaient une foi vivante et qui étaient authentiquement les fils d’Abraham ; pour nous c’est une idole, parce que Jésus nous a apporté une nouvelle échelle des valeurs et que nous ne pouvons plus reconnaître Dieu que dans la réciprocité de l’amour et dans la dimension de générosité.

[Repère enregistrement audio : 52’ 18’’]

Le mystère de la Pauvreté divine

Un nouveau monde, révéler l’Église

Nous sommes entrés par Jésus-Christ dans le monde nuptial… Désormais, il n’y a plus qu’un seul trésor qui compte, c’est au-dedans de l’homme, cette Présence de Dieu confiée à l’homme qui ne peut se faire jour qu’en lui et qui ne peut se communiquer que par lui.

Tout est changé parce que nous sommes entrés par Jésus-Christ dans le monde nuptial, parce que nous sommes entrés par Jésus-Christ dans le monde virginal, dans le monde universel, dans le monde sans frontière, comme par Jésus-Christ, nous avons été chargés de toute l’humanité au nom même de son humanité, car désormais, il n’y a plus qu’un seul trésor qui compte, c’est au-dedans de l’homme, cette Présence de Dieu confiée à l’homme qui ne peut se faire jour qu’en lui et qui ne peut se communiquer que par lui.

Et c’est cela justement, qui doit nous attacher au mystère de l’Église. Nous savons que nous ne sommes pas liés aux fautes des hommes, aucunement, jamais à la faute d’aucun homme, pas plus que aucun homme n’est lié à nos fautes. Nous savons que nous n’avons à canoniser ni à défendre aucune des limites, aucune des politiques, aucune des déviations des hommes d’Église qui ont besoin chaque jour de se réformer, à commencer par nous-même.

L’Église n’en demeure pas moins immaculée, l’Église mystère, l’Église mystique, l’Église sacrement, l’Église qui est Jésus, l’Église que nous avons à devenir, l’Église que nous sommes tous et chacun par tout ce que nous sommes, l’Église que nous avons à révéler silencieusement en resserrant nos liens avec la communauté, car si nous desserrons ces liens, pourquoi les autres ne les desserreraient-ils pas à leur tour ? Nous n’avons pas le droit de leur laisser le poids des témoignages visibles !

Il faut que nous soyons présents même quand ça nous ennuie, même quand c’est médiocre, même quand c’est laid parce que nous ne sommes pas là pour nous, nous sommes là pour lui, partout, dans la synaxe (3) dominicale, dans le repas de la fraternité universelle, comme bien sûr, dans ce témoignage quotidien de toutes les heures et de toutes les circonstances, où nous avons à être lui et à montrer son visage.

Dieu précieux et fragile

L’Évangile n’est pas un livre détachable de la Personne… l’Évangile a besoin de nous pour être une réalité vivante. Si nous ne sommes pas une réalité vivante, l’Évangile est un livre comme tous les livres, un livre inerte, qui divise, qui suscite des sectes, qui nourrit des fanatismes.

Et je reviens maintenant à ceci qui est l’essentiel, justement parce que il s’agit d’une connaissance nuptiale : la Révélation ne peut se faire que par nous. Le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ, parce que il n’a qu’un visage d’Amour, parce qu’il n’est qu’un Cœur, c’est un Dieu fragile, c’est un Dieu fragile, c’est un Dieu qui meurt, c’est un Dieu que n’importe qui peut tuer, c’est un Dieu désarmé, c’est un Dieu sans défense.

Tout ce qui est précieux est fragile. Ce qui est le plus précieux est le plus fragile. Et Dieu est le plus fragile et rien n’est plus facile que de le laisser tomber. Il ne protestera pas. Il ne se défendra pas. Il ne nous jugera pas. C’est nous qui le jugeons et qui le crucifions et qui le condamnons. C’est nous qui sommes son enfer et jamais lui le nôtre ! Dieu fragile…

Et l’Évangile qui n’est pas un livre détachable de la Personne, qui n’est pas une formule comme un système du monde mais qui est le rayonnement de son intimité et le jour de sa Présence, l’Évangile a absolument besoin de nous pour être une réalité vivante. Si nous ne sommes pas une réalité vivante, l’Évangile est un livre comme tous les livres, un livre inerte, un livre qui divise, un livre qui suscite des sectes innombrables, un livre qui nourrit des fanatismes insurmontables, un livre malfaisant finalement, comme tous les livres qui font de Dieu une chose.

Tous ces visages qui doivent s’ouvrir se transformer

Si tout commence par cette foi dans l’homme, c’est parce qu’il y a dans l’homme ce bien caché, ce soleil intérieur, cette Présence silencieuse, ce trésor fragile et toujours menacé qui est confié à notre amour. Chacun de ces êtres… est l’écrin de ce joyau infini qui est le Dieu vivant.

Il s’agit donc pour nous de retrouver un contact avec le Christ vivant en le laissant vivre en nous. Nous sommes chargés de lui, nous sommes chargés de tous les autres en lui et c’est pourquoi il nous faut, pour faire vivre ce mystère de l’Église et pour le devenir et pour que l’Église ait dans le monde un autre visage que celui qu’elle a pris aux yeux de la multitude, il faut que nous reprenions conscience de cette Présence cachée derrière tout visage humain.

Tous ces visages où il n’y a personne, tous ces visages préfabriqués, tous ces visages du type Hollywood, tous ces visages à la remorque d’une mode quelconque, tous ces visages durcis dans une attitude, tous ces visages… ce sont eux pourtant qui doivent se transformer, qui doivent porter à leur tour la lumière du Christ, qui doivent être dans le monde, le ferment de la grandeur et de la dignité.

Si l’homme est si émouvant, s’il est si pathétique, s’il est inviolable, s’il faut croire en lui, si tout commence par cette foi dans l’homme, c’est justement parce qu’il y a dans l’homme ce bien caché, ce soleil intérieur, cette Présence silencieuse, ce trésor fragile et toujours menacé qui est confié à notre amour. Chacun de ces êtres, aussi médiocres, aussi difformes qu’ils puissent paraître, est néanmoins l’écrin de ce joyau infini qui est le Dieu vivant.

Délivrer Dieu et le sauver de nous

Et c’est cela qui est la seule vérité essentielle, la seule qui soit toujours nouvelle, la seule qui suscite à la fois notre confusion et notre enthousiasme, la seule qui soit libératrice, la seule qui donne à notre vie un sens créateur. Il faut délivrer Dieu et le sauver. Délivrer Dieu et le sauver de nous, de nos limites, de notre opacité. On comprend que Claudel ait entendu, le jour de Noël 1886 à Notre Dame, qu’il ait entendu le cri de l’innocence et de l’enfance éternelle de Dieu dans les antiennes de la Nativité.

C’est bien cela Dieu est une éternelle enfance, Dieu est une innocence déchirante, Dieu est une fragilité infinie, comme la Vérité, comme l’Amour, comme la musique, comme le souffle d’un petit enfant qui dort. Et c’est pourquoi nous avons à témoigner, non pas en parlant de lui, mais en devenant une vivante parole dans le silence de l’amour. Non pas en prêchant la conversion mais en apportant le rayonnement de sa Bonté. Non pas en voulant contraindre les autres à penser comme nous, mais en nous agenouillant devant eux à l’éternel Lavement des pieds.

C’est dans la mesure où nous reconnaîtrons cette dignité humaine en chacun, en chacun, en chacun ! Car il n’y a pas de peuple élu, il n’y a pas de clef, il n’y a pas de classe, il n’y a pas de supérieur, il n’y a pas de petite classe, de petit peuple ! il n’y a que des hommes, et dans ces hommes Jésus-Christ, Jésus-Christ qui nous est confié, Jésus qui veut naître et grandir en nous, par nous, Jésus qui a dit, et c’est là finalement le mystère de l’Église exprimé dans son jour le plus intérieur, le plus mystique, le plus brûlant, le plus pathétique, le plus passionnant : « Celui qui fait la volonté de mon Père est mon frère et ma sœur et ma mère » (Marc 3:35 ; Matthieu 12:50 ; Luc 8:21)

Oui, c’est cela : il y a une maternité divine à accomplir dont toute âme chrétienne est chargée et c’est pourquoi il nous faut entendre aujourd’hui le chant de l’Angelus, l’appel de l’Annonciation puisque tous, nous sommes appelés à devenir le berceau vivant de Dieu pour que ce soit Noël en nous et autour de nous et pour que l’Évangile de vie, l’Évangile universel, l’Évangile éternel, pour que l’Évangile qui est Jésus parvienne au monde, il faut que nous réalisations vraiment, que nous essayions tout au moins de vivre en écoutant au plus profond de nous-même cet appel infini : « Celui qui fait la volonté de mon Père est mon frère et ma sœur et ma mère » !


(1) Aimé Puech, 1860-1940. Latiniste et hélléniste. Son grand ouvrage: l’histoire de la littérature greque chrétienne jusque fin du IVème siècle. Sur Les Ennéades de Plotin, texte établi et traduit par M. Émile Bréhier, Il a par exemple écrit un compte-rendu dans le Journal des savants en 1924. L’incarnation, vérité profonde du christianisme, est une vérité qui s’incorpore mal dans la tradition de la philosophie grecque et du néoplatonisme de Plotin. Cf. Métaphysique chrétienne et Néoplatonisme d’Albert Camus.

(2) Hyme ubi caritas : Là où sont la charité et l’amour, Dieu est présent. / L’amour du Christ nous a rassemblés et nous sommes un. / Exultons et réjouissons-nous en lui. / Craignons et aimons le Dieu vivant / et aimons-nous les uns les autres d’un cœur sincère. Etc.

(3) Le synaxe est le lieu d’une assemblée chrétienne (premières communautés et églises grecques surtout.)