1950 – Conférence – L’intervalle évolutif

13-22/11/2016
novembre 2016

Conférence de Maurice Zundel au Caire en 1950. Non édité. Les titres sont ajoutés.

Le moi, entre la consistance éprouvée par la passion, et la conquête à faire dictée par la réflexion

Les offenses réelles ou éprouvées

Chacun adhère à soi avec une sorte de frénésie biologique, comme si l’élan cosmique se concentrait dans sa singularité. Cette adhérence devient particulièrement sensible sous le coup d’une offense réelle ou éprouvée comme telle.

La riposte s’exalte aisément jusqu’au meurtre dont le désir, souvent, est heureusement tenu en échec par l’impuissance ou la peur. On se sent menacé dans son être et on souhaite la mort de l’adversaire qui incarne le danger.

Ce sentiment présente autant d’aspects différents que le moi dont il exprime l’affirmation. Un individu peut être toute ambition et reconnaître uniquement comme rivaux ceux qui lui disputent le rang auquel il aspire. Un autre est poussé au crime par une rivalité sexuelle ou par l’amour de l’argent. Beaucoup s’identifient avec une collectivité dont les intérêts ou les points d’honneur sont devenus leur suprême passion.

Tous peuvent éprouver, par surcroît, la blessure de leur dignité personnelle méconnue, aussi bon marché qu’ils en fassent dans leur conduite propre, comme si l’injure réveillait en eux le sens d’une zone inviolable à l’égard de laquelle toute intrusion constitue un sacrilège.

Une telle impression, si elle n’aboutit pas à la découverte d’une intériorité authentique, ne peut qu’inspirer l’esprit de vengeance en le justifiant et en le divinisant. À cette solidité du moi dans l’ordre passionnel, s’oppose son inconsistance au plan de la réflexion.

L’identité présente

Chaque période décisive de mon existence se détache, à plusieurs niveaux, de ce qui précède, comme si ma vie était faite d’étapes discontinues dont la juxtaposition résulte d’un enchaînement purement matériel, extérieur à ce que je crois être mon identité présente…. Je ne serai jamais fondé à dire, à aucun moment, que j’atteins le palier définitif où je suis vraiment moi.

Qui est ce moi ? Si je pense à mon enfance, comment puis-je en intégrer certains épisodes qui me sont devenus parfaitement étrangers ? Si je me reporte au début de ma carrière je ne me reconnais pas davantage dans une assurance que j’ai perdue, en des formules abruptes dont le manque de nuances me saute aux yeux, en des limites dont la méconnaissance me semble aujourd’hui impossible à concevoir.

Et je pourrais continuer. Chaque période décisive de mon existence se détache, à plusieurs niveaux, de ce qui précède, comme si ma vie était faite d’étapes discontinues dont la juxtaposition résulte d’un enchaînement purement matériel, extérieur à ce que je crois être mon identité présente.

Il m’est facile d’imaginer que celle-ci me deviendra pareillement étrangère, si l’expérience se poursuit, et que je ne serai jamais fondé à dire, à aucun moment, que j’atteins le palier définitif où je suis vraiment moi.

Je puis admettre sans présomption, que d’autres vies plus rivées que la mienne au souci quotidien, si elles avaient le loisir de la réflexion, sentiraient encore mieux que je ne fais, sinon la discontinuité de leurs phases, tout au moins le caractère presque uniquement matériel de leur identité et l’impossibilité d’épingler un moi sur cette succession tout extérieure d’événements qu’elles se bornent à subir.

La passion ou la réflexion

La passion s’arroge une fausse présence dont la biologie fournit l’étoffe et le masque ; la réflexion se bloque dans une absence qui prive la vie de toute unité et de toute signification.

Maintenant, est-ce la passion qui a raison dans ses affirmations brutales ou la réflexion dans son scepticisme dissolvant ? Ou bien faut-il dire qu’elles se trompent toutes les deux ; la passion en traitant le moi comme un bien conquis dont la consistance est assurée par un sentiment élémentaire ; la réflexion en ne voyant pas que le moi est une conquête à faire, dont la poursuite définit notre vocation d’Homme.

On peut conjuguer leurs dépositions en disant ; la passion témoigne d’une exigence de consistance et d’identité qu’elle donne à tort comme accomplie ; la réflexion témoigne de son non-accomplissement qu’elle considère à tort comme définitif.

La passion, en d’autres termes, s’arroge une fausse présence dont la biologie fournit l’étoffe et le masque ; la réflexion se bloque dans une absence qui prive la vie de toute unité et de toute signification.

Il nous est impossible, aussi bien, de renoncer à dire « Je » et « Moi ». Mais nous ne le ferons, à bon escient, qu’en rendant justice aux observations critiques de la réflexion.

Le temps nous l’espérons comme une mélodie intelligible qui progresse vers son achèvement.

Nous sommes le temps

Le temps c’est une existence étalée, successive et dispersée, qui n’arrive pas à se joindre, de manière à former une totalité capable de se saisir tout entière en ne laissant rien échapper.

Celle-ci nous oblige à reconnaître une distance infinie, et apparemment infranchissable, de nous-mêmes à nous-même. Ce n’est pas assez dire et c’est peut-être ne rien dire que de situer notre existence dans le temps. Nous ne sommes pas dans le temps.

Nous sommes le temps. Car le temps c’est précisément une existence étalée, successive et dispersée, qui n’arrive pas à se joindre, de manière à former une totalité capable de se saisir tout entière en ne laissant rien échapper.

Et le temps sécrète l’espace où s’achève sa dispersion, Nous sommes le temps, le temps vivant et vécu – dont le temps-horloge n’est que l’ombre portée sur le cadran de l’univers – coupés, comme nous le sommes, de nous-mêmes et de tout, par cet intervalle sans cesse renaissant qui semble frapper d’absurdité toute notre histoire.

Une histoire sans tenants ni aboutissants

Car notre histoire n’a de sens que par son unité. Il faut qu’elle progresse d’un point vers un autre où elle obtient sa conclusion. S’il est impossible d’en saisir les tenants et les aboutissants et d’en joindre les extrémités en y lisant un dessein qui en commande tout le développement, elle est strictement dépourvue de sens.

Elle représente tout au plus la liaison arbitraire de hasards contigus dont aucun lien interne n’autorise le rapprochement. La vue que l’on s’en donne introduit seule une apparence de cheminement dans un chapelet d’instants où nulle transmission ne surmonte la discontinuité. En réalité, tout mouvement organisé est aboli et le temps lui-même se dissout dans un atomisme incohérent.

La temporalité où nous sommes compris, ne peut en effet, se concevoir qu’au titre d’unité en sursis, différée mais toujours virtuellement présente et dont l’intention relie toutes les phases de la durée pour en faire une mélodie intelligible qui progresse vers son achèvement.

Surmonter le temps

Ainsi le temps lui-même, demande en quelque sorte à être surmonté. C’est ce que veut suggérer le terme d’intervalle évolutif qui implique la compensation de l’écart temporel par la totalité virtuelle qui anime chaque phase de la durée, en faisant ricocher un élan continu.

Mais bien entendu, cette saisie globale d’une trajectoire qui s’actualise sous la pression de son avenir, n’est possible qu’à un être qui la recueille tout entière dans un regard qui retient ensemble, son départ et sa conclusion, en neutralisant l’intervalle par une vision simultanée.

La révolte en l’homme d’une dignité méconnue, l’exigence d’échapper à l’incohérence

L’immensité de l’absurde

L’identité passionnelle est bien, à sa manière, une protestation d’unité, et comme un cri de l’être dans l’écartèlement du devenir, mais ce n’est qu’un cri que le devenir engloutit. L’attitude critique, elle, se retire du jeu pour en constater l’inanité.

Mais ce n’est là, au vrai, qu’une feinte qui n’est possible qu’au prix d’un subtil dédoublement. Constater sereinement l’échec de sa propre histoire, en repérant les discontinuités qui la frappent de non-sens, c’est, en réalité, se ménager une retraite intemporelle d’où l’on survole une agitation incohérente que l’on se refuse à prendre au sérieux. Ce qui constitue, à un autre étage, une revanche de l’unité dont on conteste la possibilité.

Cette position de luxe tend heureusement à disparaître devant l’immensité de l’absurde déchaîné par les folies guerrières et partisanes. Le non-sens, à ce degré, n’est plus tolérable. Il prend figure de scandale et la révolte qu’il suscite révèle un être frustré d’un ordre qui lui est dû.

C’est déjà beaucoup, en vérité, de refuser d’être complice d’une existence dont la cruauté confère à son insignifiance une allure démoniaque. Mais ce repli n’est-il pas une nouvelle illusion, une autre forme – tragique – de dédoublement ?

Comment puis-je, en effet, m’insurger contre une nature dont je suis le produit et quel sens y a-t-il à la juger, si je demeure enfermé dans son domaine, si je reste tout entier rivé à son incohérence ? Ma protestation est-elle autre chose qu’une autre absurdité qui confirme toutes les autres, par l’exigence d’un sens monstrueusement enfantée par le non-sens ?

Il est clair qu’on ne l’entend pas ainsi. Cette révolte lucide et hautaine est la riposte d’une dignité méconnue qui prend sa revanche dans le mépris. C’est donc qu’il y a quelque chose en l’homme qui lui permet vraiment d’échapper à l’incohérence qu’il refuse.

Un centre intérieur qui ne passerait pas

Mais quoi ? « Je », « Moi », où situer ce personnage dans ces fragments de hasard arbitrairement enchaînés, si ce n’est dans l’identité passionnelle, qui n’est qu’une anticipation avortée. Ce ne peut être que hors de ce temps dont l’écartèlement nous empêche de nous joindre.

« Hors de ce temps » – qui est l’étoffe de notre devenir – n’est pas à prendre au sens d’une illusoire évasion. Il ne peut s’agir que d’un rapport qui en ordonne le flux à une intimité qui l’enveloppe, à un centre intérieur qui ne passe pas, comme les travaux domestiques d’une femme peuvent graviter autour d’un grand amour où ils puisent leur unité.

Il n’est pas question, bien entendu, de postuler une telle intimité et de la décréter intemporelle pour échapper à l’absurde. Une intimité ne vient jamais au bout d’un raisonnement ou ce n’est qu’un mot, et nous sommes en pleine tragédie.

Il s’agit simplement de reconnaître comment elle s’annonce quand il nous arrive de la rencontrer dans un être qui a atteint son identité personnelle en devenant, justement, intérieur à soi.

L’identité personnelle

L’identité personnelle s’atteste dans le silence de soi. Elle maîtrise la vie et la mort dans un recueillement qui les valorise toutes les deux… L’adhérence à soi fait place à une adhésion à l’Autre, dans une lumineuse libération.

Haecker nous dirait que la voix suffit à opérer le discernement. L’identité passionnelle est frénétique. Les nerfs y prennent la place de l’homme dont les cris rendent l’absence tangible. Le « Moi » hurle pour masquer son vide et n’éveille de résonance que dans le vide des biologies complices.

L’identité personnelle s’atteste, au contraire, dans le silence de soi. Elle maîtrise la vie et la mort dans un recueillement qui les valorise toutes les deux. Elle n’y parvient d’ailleurs que par le sentiment d’une Présence qu’elle nous rend sensible et dont elle se veut être l’affirmation. L’adhérence à soi fait place à une adhésion à l’Autre, dans une lumineuse libération.

L’existence gravite autour d’un grand Amour qui la pénètre de son rayonnement. Son unité réside en cette ordination permanente où tout acte se mue en offrande, dans un dépouillement que rien ne saurait plus frustrer de rien.

Toute l’existence gravite autour d’un grand Amour qui la pénètre de son rayonnement. Son unité réside en cette ordination permanente où tout acte se mue en offrande, dans un dépouillement que rien ne saurait plus frustrer de rien. C’est par-là, paradoxalement, que la vie humaine devient une intimité et que s’abolit la distance apparemment insurmontable de soi – à soi.

La richesse de l’être est dans le don qu’il fait de soi

L’inépuisable nouveauté de l’éternel

Le temps n’est pas supprimé pour autant, il se transforme en cheminement d’amour, en imitant, à sa manière, l’inépuisable nouveauté de l’éternel qui lui donne sens et signification.

L’intervalle évolutif justifie ainsi son appellation. Ses extrémités se joignent dans le même Centre, toujours présent, qu’elles visent comme origine et comme conclusion, par une progression dont chaque phase également s’articule sur lui. L’écart n’existe qu’en vue de cette progression où notre identité se constitue par identification avec l’Amour qui nous aimante.

La richesse de l’être

Nous ne pourrons sans doute découvrir sa suprême proximité qu’en éprouvant combien nous sommes à nous-mêmes étrangers, tant que son intimité n’est pas devenue le chemin vers le nôtre. Ce n’est même pas assez dire, car on pourrait croire que l’Amour nous a, de gaieté de cœur, soumis à cet écartèlement.

Il faut concevoir plutôt que toute la richesse de l’être est dans le don qu’il fait de soi, lequel est impensable sans son consentement, et que le passage de l’adhérence à soi, à l’adhésion à l’Autre, en fait, en quelque manière, le créateur de lui-même.

Le caractère possessif et la stérilité de l’identité passionnelle nous le faisaient pressentir, en s’opposant symétriquement à l’élan généreux de l’identité personnelle, où plénitude et dépouillement coïncident, comme ce doit être éminemment le cas dans l’Amour dont la Générosité suscite la nôtre.

Le Père Kolbe

Le Père Kolbe nous donne à un très haut degré, le sentiment de cette plénitude dépouillée, au moment où il s’offre à mourir de faim à la place d’un père de famille condamné à ce supplice. Un silence de vie traversa le silence de mort quand, dans le camp d’Auschwitz, le pauvre bétail humain, haletant d’épouvante et accroché pourtant à cette ombre d’existence avec l’espoir obstiné d’une délivrance possible, vit s’avancer ce petit homme, assez maître de sa vie pour être maître de sa mort, qui demandait grâce pour un autre, au prix de sa propre condamnation.

Les bourreaux, eux-mêmes, se sentaient dominés par cette présence et ce fut la stupeur quand, dans la geôle de famine, on entendit monter les chants auxquels le petit homme entraînait ses compagnons, pour endormir leur angoisse et réveiller la Présence qu’ils portaient en eux. (1)

C’est cette Présence, aussi bien, qui le meut et qui est la vie de sa vie. Il respire en elle, libre de soi, et capable d’embrasser l’univers. Il n’a plus d’adhérence au temps ni au lieu qui gravitent avec lui en l’éternel qui les transfigure.

Tout est bien, pourvu que soit sauf l’Amour en qui il a trouvé son unité et qui le rend présent à tout dans le silence de soi. Car il n’y a pas d’être à l’égard duquel il ne se sente débiteur du Don qui lui a été fait et le monde entier n’est pas trop vaste pour les désirs de son cœur. L’ubiquité de son amour survole toute frontière, comme elle joint le commencement à la fin en récapitulant le temps dans l’éternité.

Un sens, et un élan orienté

La même vocation que celle de l’univers

Si le rythme d’une vie humaine peut ainsi se concentrer dans une présence intemporelle, en surmontant l’écart qui la sépare de soi, il est naturel de conclure qu’un tel recueillement représente aussi la vocation de l’univers où elle s’enracine et qui culmine en elle. Il faut sans doute recourir à des milliards d’années-lumière pour mesurer sa durée et son expansion, mais cette différence d’échelle numérique ne modifie pas l’essence du problème.

Si la succession et l’interaction des phénomènes présente une signification quelconque et peut offrir une prise intelligible à la pensée, aussi bien, ce ne peut être qu’en vertu d’une unité interne qui en ordonne le jeu, que cette unité d’ailleurs soit effectivement réalisée ou simplement réalisable ; comme une exigence lisible dans les données accessibles à notre expérience.

Il suffit de quelques êtres réalisant pleinement leur identité personnelle, pour que la route s’éclaire et que la vocation humaine apparaisse dans son vrai jour.

Le chemin le plus court vers une telle unité, paraît être celui-ci ; nous constatons au niveau de l’espèce humaine que la multiplication indéfinie d’individus enfermés dans leur identité passionnelle ne signifie rien. Il suffit cependant, de quelques êtres réalisant pleinement leur identité personnelle, pour que la route s’éclaire et que la vocation humaine apparaisse dans son vrai jour.

Il en va de même pour tout l’ensemble de l’univers ; il suffit que certaines formes intermédiaires, comme le ptérodactyle ou l’archéoptéryx (2), évoquent une continuité mouvante, que certaines inventions décisives, comme les synthèses albuminoïdes, l’homéothermies (3) ou la génération sexuelle, esquissent un trajet ascendant, pour suggérer l’image d’un élan qui cherche à se déployer, en surmontant une discontinuité apparente par une évolution progressive qui se totalise en une histoire.

L’évolution

Or, parler d’une histoire, c’est précisément se donner un intervalle comblé par le mouvement qui en surmonte l’écart, en en joignant les extrémités dans un rapport intelligible, non d’identité pure fixée dans son immobilisme, ni d’hétérogénéité pure où se juxtaposent au hasard ; des hasards mais d’identité fluente qui s’anticipe en tension créatrice jusqu’à ce qu’elle se recueille et s’éternise en identité personnelle. C’est du moins ce que l’on pourrait dire en première approximation.

Sans doute la conception évolutionniste, dans la mesure où elle postule une communauté d’origine pour toute réalité de la nature, est-elle rigoureusement une vue de l’esprit plus qu’une évidence imposée par les faits.

Une continuité hétérogène, aussi bien, se laisse difficilement constater, – puisqu’elle est une rupture autant qu’un lien – à moins d’être, en quelque manière, contemporain de l’événement où un nouveau type d’être dérive immédiatement d’un autre par une filiation discordante.

Si l’on passe sur cette difficulté, en se donnant toutes les formes de passage requises par la théorie, il s’en présente une autre qui est de décider s’il s’agit d’un simple accident – dans le géniteur ou dans sa progéniture – ou s’il s’agit d’un conatus (4), d’une tentative qui implique un sens et une direction.

Dans la première hypothèse, il y a tout au plus contiguïté de hasards et on ne peut parler d’évolution. Dans la seconde hypothèse, les êtres peuvent réellement former une trame continue, en dessinant le mouvement d’une même énergie qui dépasse les formes où elle se joue dans un déploiement inventif où chaque palier peut devenir un tremplin.

Mais, là encore, il faudra se demander si cette trajectoire est vraiment celle d’un élan qui monte ou si toute qualification de valeur échoue devant une prolifération incohérente qui n’est peut-être qu’une suite de divertissements pour une force qui s’amuse à essayer sa puissance ; ce qui enlèverait à l’évolution, considéré dans son ensemble, toute espèce de signification.

Le progrès

On peut objecter, il est vrai, à cette manière de poser la question que la notion de progrès exige d’être précisée pour devenir un problème scientifique. Il peut y avoir un progrès dans la complexité, dans l’entropie, la mobilité ou l’indétermination, l’individualité ou l’association, et il est légitime de chercher les facteurs physiques de progression en telle direction nettement définie.

Mais un progrès tout court, un progrès absolu, n’a pas de sens pour le physicien ou le biologiste, comme tels, et en peut se concevoir que par référence à une échelle de valeur qui engage l’homme tout entier.

Cette objection doit être prise en sérieuse considération, si l’on veut éviter d’introduire subrepticement une métaphysique dans la physique. Physiquement, l’évolution cosmique est une courbe dont il s’agit de reconstruire rationnellement la trajectoire par un dispositif matériel intérieur à son mouvement.

Cela n’exclut pas des explications d’un autre ordre si le phénomène comporte des aspects irréductibles à toute interprétation physique et il n’est pas interdit au physicien de se muer en philosophe, pour en tenter l’exégèse métaphysique. Encore faut-il qu’il reconnaisse ce changement de plan et qu’il ne prétende pas formuler, à ce niveau, le verdict d’une science qui n’y a point accès.

Une confusion extrême enveloppe ce problème dans la plupart des ouvrages qui en traitent. Cela résulte, sans doute, du fait que l’homme est, lui-même, sous certains rapports, un produit de l’évolution cosmique, qu’il y est donc subjectivement intéressé, et que ses options personnelles colorent inévitablement la conception qu’il s’en fait. L’erreur est de mêler ici, des jugements fondés sur une certaine attitude devant la vie à des affirmations qui doivent relever exclusivement de critères impersonnels dont la validité s’épuise dans le champ de la causalité matérielle.

L’épistémologie des sciences

Cette exigence épistémologique (5) restreint beaucoup la puissance explicative des sciences du « comment » qui obéissent à la mesure et au calcul et qui doivent toujours pouvoir, en quelque manière, matérialiser leurs affirmations. Cela n’empêchera pas un savant de dramatiser son existence de chercheur et d’exposer ses découvertes dans les images d’une sensibilité artiste et dans le sillage d’une grande métaphysique.

Mais cette transposition, pour légitime qu’elle soit, n’aura plus la caution de la compétence professionnelle et trahira la méthode scientifique, si elle s’en autorise pour s’accréditer.

Il est assurément facile d’admettre que la présence d’un être aimé puisse contribuer à la guérison d’un malade. Cela ne modifiera, cependant, en rien les procédés d’analyse du sang qui donneront des chiffres où il sera impossible de lire le degré d’une intimité qui échappe à toute mesure, aussi décisive qu’ait pu être son influence. Il ne viendra, je suppose, à l’esprit de personne de traiter cette intimité comme une réaction chimique et de l’évaluer directement à l’échelle graduée d’une éprouvette.

C’est pourtant une transgression d’ordre analogue que commettent, à leur insu, tous ceux qui portent, au nom de la physique, des jugements qui dépassent la causalité matérielle, seule accessible à ses méthodes d’investigation, que ce soit pour ou contre le matérialisme, pour ou contre le finalisme ou toute autre conception métaphysique étrangère par essence à son domaine.

Si l’on avait tenu compte des limites précises imposées par la structure même du savoir expérimental, il est probable que la conception évolutionniste n’aurait pas pris, dans la pensée scientifique, tout au moins avant l’essor de la génétique, l’importance qu’elle a effectivement revêtue.

Ce qui ne veut pas dire que son intérêt eût été diminué pour autant, au regard d’un philosophe engagé tout entier dans la vision du monde qu’il propose et disposant d’autres critères que ceux qui lient le savant à la causalité matérielle.

Le sens de l’Évolution est dans une conscience qui en fait une histoire

L’enracinement spirituel de l’Évolution

Tout au contraire, le fait que l’évolution débouche dans sa propre histoire, ne pourra que lui conférer, à ses yeux, un supplément d’intérêt, qu’il n’aura pas à dissimuler, mais sa propre histoire – comme pour les savants qui s’aventurent dans la métaphysique – déterminera aussi l’idée qu’il s’en fait.

S’il ne connaît de l’homme que son identité passionnelle, il admettra que l’évolution ne signifie rien, qu’elle est simplement un fait dépourvu de sens, comme les être qu’elle enfante et les liens qui les enchaînent. La complexité croissante de la lignée qui aboutit à lui-même, lui paraîtra vaine, puisque finalement ; «  l’homme est un animal comme les autres » et qu’à un autre échelon, qui touche à ses racines, la frontière entre le vivant et le non vivant est aussi illusoire que celle que nous traçons arbitrairement entre la conscience et l’inconscience, tout le réel se trouvant effectivement réduit, avec quelques ingrédients en plus ou en moins, à un même commun dénominateur.

L’aboutissement rejoint ainsi l’origine, sans que l’on entrevoie la raison de cette dépense monstrueuse et inutile. Cette morne vision ne s’anime et ne se passionne que dans le combat où elle s’exalte jusqu’à une sorte de lyrisme religieux, pour célébrer l’immanence sans fissure où le monde trouve enfin son unité ; que parferont, bientôt, dans la même ligne, les surhommes crées par les généticiens.

Le philosophe, au contraire, qui a réalisé son identité personnelle ou qui en a reçu le rayonnement chez autrui, avec assez de force pour en être ébranlé, lira toute cette histoire avec d’autres yeux. Puisqu’elle culmine dans une Valeur dont la présence se fait jour en lui, il sera porté à conclure que l’évolution pourrait bien avoir en l’homme intérieur, libéré par l’Amour où il s’accomplit, un enracinement spirituel, comme l’homme animal obtient en elle son enracinement charnel.

L’Évolution est suspendue à notre consentement

L’Évolution avorte si nous nous laissons choir dans le cosmique et elle ne signifie plus rien, dès là qu’elle ne peut plus se totaliser dans une conscience qui en fait une histoire.

Le tumulte cosmique avec toutes ses puissances de déchaînement, aussi bien, voisine en nous avec la majesté du Silence qui l’apaise dans son recueillement. Il n’est donc pas téméraire d’envisager un enracinement réciproque où la matière corporelle, aimantée par l’esprit, se concentre et s’accomplit jusqu’à ce qu’elle se prête à son influx, en lui offrant un organisme ouvert à ses interventions et en lui imposant la responsabilité d’un destin pliable à ses initiatives.

Ceci étant admis ; la dépense inimaginable d’énergie engagée dans la préparation d’une matière libérable mesure l’ampleur et révèle le prix de la liberté chargée d’en compenser l’incalculable prodigalité. Et le crédit fait à celle-ci est d’autant plus énorme qu’elle peut se récuser, en faisant de toute cette aventure un non-sens.

Car il en est bien ainsi ; l’Évolution avorte si nous nous laissons choir dans le cosmique et elle ne signifie plus rien, dès là qu’elle ne peut plus se totaliser dans une conscience qui en fait une histoire. Il n’y a plus que des événements ponctuels, enchaînés du dehors et culminant en identités passionnelles qui se gonflent vainement en univers, pour se dissoudre bientôt, comme l’écume du néant, dans le morne nivellement de l’oubli.

Si notre interprétation est fondée, il ne sera pas exagéré de dire que l’Évolution est suspendue à notre consentement et, peut-être aussi, au consentement d’autres libertés pareilles à la nôtre et solidaires du même univers.

La responsabilité de l’humanité

Notre absence peut suspendre l’influx de cette Présence créatrice

Comme nous avons reconnu d’ailleurs que l’identité personnelle implique la condensation du temps propre en une sorte d’éternité qui intègre tout le devenir à son présent, nous pouvons nous demander si les défaillances de notre liberté ne disloquent pas le rythme cosmique dans sa totalité, en retentissant jusqu’aux origines de l’Évolution, pour atomiser sa durée et faire trébucher son cheminement.

Grégoire de Nysse semble insinuer une responsabilité anticipée qui associerait peut-être toute l’humanité à quelque péché originel. On peut tout au moins retenir comme une question cette hypothèse d’un grand penseur, et chercher dans quelle mesure notre expérience paraît la confirmer.

Si l’on se souvient que notre intimité, qui est la même chose que notre identité personnelle, se constitue par le dialogue d’amour où une générosité infinie suscite la nôtre en la prévenant, on pourra dire que ce dialogue véritablement existentiel, nous permet de percevoir, en quelque manière, notre propre création en l’être de valeur où nous accédons à nous-mêmes.

Mais on sait que notre absence volontaire peut suspendre l’influx de cette Présence créatrice en interceptant le rapport d’amour qui nous expose à son rayonnement. Nous ne pouvons, en effet, nous fixer en l’être authentique qu’en la fixant en nous par l’identification qui nous transforme en elle.

Un double enracinement spirituel et charnel afin que l’ordre de l’Amour se propage

Ne peut-on pas supposer, dès lors, que la Présence créatrice n’assumera l’univers dans la ligne de l’esprit – je veux dire, en tant qu’ordonnable au dialogue d’amour qui lui donne signification – qu’à travers le consentement qui offre seul prise à l’Amour et sans lequel il ne peut répandre le jour de son intimité où toute réalité vient à soi en se donnant à lui.

Que ce consentement vienne à manquer ; le monde sera soustrait à l’aimantation recueillante de l’Esprit et culbutera dans une dispersion foisonnante et chaotique, comme un tissu monstrueusement prolifère, quand les régulations de l’organisme sain se détraquent et ne maintiennent plus le concert des fonctions.

On comprendrait mieux, dans cette hypothèse, que l’univers matériel ne puisse s’accomplir sans un enracinement spirituel et que notre esprit fasse corps avec lui, dans un enracinement charnel, puisque c’est précisément par ce double et réciproque enracinement qu’ils deviennent un et que l’ordre de l’Amour se propage, de la nébuleuse à l’atome, à travers l’adhésion de notre amour.

Mais cette unité peut faire défaut, dans la mesure même où elle dépend de notre adhésion, et l’Évolution, pour autant, est compromise dans la ligne qui est seule capable de lui conférer un sens intelligible.

Ces réflexions montrent, à tout le moins, que le problème de l’Évolution est aussi difficile à poser qu’il est difficile à résoudre.

L’Évolution cosmique se justifie et s’achève dans le rayonnement de notre identité personnelle

Un complément de lumière dans une explication métaphysique

Nous sommes tout à la fois compris dans l’évolution cosmique par notre être biologique, et soustraits à son empire par le choix que nous avons à faire de nous-mêmes dans une décision proprement métaphysique.

Réduit à la causalité matérielle qui nous livre le comment du phénomène, sans nous instruire de sa signification, il n’éclaire rien et nous laisse en face d’un « c’est comme ça » impénétrable. La physique évidemment doit s’en contenter et le technicien n’en demande pas davantage. Son pouvoir est assuré dès qu’il a saisi les trucs de la Nature, qui ne lui enseigne malheureusement pas l’usage qu’il convient d’en faire.

Le savant ne se satisferait pas pour si peu, s’il n’était doublé d’un philosophe qui encadre ces données chétives dans une synthèse qui les magnifie. À les prendre telles qu’elles sont, cependant, il faut avouer que l’esprit reste sur sa faim. Et puisque les méthodes scientifiques refusent leur caution à tout commentaire qui les dépasse, il est naturel de chercher un complément de lumière dans une explication métaphysique, s’il nous est donné de la rencontrer.

Or, il se trouve justement, nous l’avons vu, que nous sommes nous-mêmes, tout à la fois, compris dans l’évolution cosmique par notre être biologique et soustraits à son empire par le choix que nous avons à faire de nous-mêmes dans une décision proprement métaphysique.

Condition paradoxale, qui nous situe à une distance infinie de nous-mêmes et qui nous rend sensible, en même temps, tout ce qui manque à cette Évolution dont nous sommes physiquement le produit, si elle se réduit tout entière à la causalité matérielle, puisque, dans cette hypothèse, il n’y a plus aucun rapport entre l’être que nous avons à devenir et l’être que nous recevons de la Nature, d’où il résulte que notre véritable identité se situe littéralement hors du monde.

Il n’est pas possible de combler ce hiatus qu’en admettant l’enracinement réciproque de l’univers et de l’esprit, qui suspend l’Évolution cosmique à une aspiration d’amour, dont l’accomplissement dépend de notre liberté. Nous ne sommes, sans doute, que trop portés à laisser choir cette liberté dans le marécage d’une biologie livrée à son aveuglement.

Nous pouvons, à chaque instant, nous faire chair, comme dit Sartre dans une analyse atrocement lucide. Mais précisément il faut nous faire tels. Il y a donc une autre possibilité, spécifiquement humaine, où gît le secret de notre destin et dont nous prenons conscience en passant de l’identité passionnelle à l’identité personnelle.

Le rayonnement de notre identité personnelle

L’Évolution cosmique se justifie et s’achève dans le rayonnement de notre identité personnelle…, comme un corps en quête de son âme.

Rien n’est plus lumineux et rien n’est plus mystérieux, tout ensemble, que cette Présence qui nous comble de ses présents dans un être dont le geste le plus banal nous communique le jour de son intimité. Elle nous accueille et nous recueille dans un espace intérieur où le silence est musique, la solitude : dialogue, et la naissance à soi : communion avec tout l’univers.

Mais n’est-ce pas aussi la naissance de l’univers qui n’est tel, c’est-à-dire un, qu’en surmontant sa dispersion en une conscience qui le récapitule dans le présent intemporel qu’elle est devenue en survolant l’écart qui la séparait de soi.

Aussi bien, si notre organisme seul se prête immédiatement à la régulation de l’esprit, il ne faut pas oublier qu’il est issu de l’univers comme la fine pointe où celui-ci devient lui-même tangent à l’esprit. Il semble normal, dès lors, que l’Évolution cosmique se justifie et s’achève dans le rayonnement de notre identité personnelle, – dont je renonce à préciser pour le moment si elle est de grâce ou de nature – comme un corps en quête de son âme.

Il se peut finalement que l’extériorité du monde physique, sa dispersion en espace-temps, soit la figure et la parabole, sinon la conséquence, de l’extériorité métaphysique dont nous éprouvons l’angoisse dans notre identité passionnelle, dès que s’y mêle le refus – qui nous rend responsables – d’un dépassement exigible ; en nous voyant nous dissoudre dans les éléments du monde, en vertu de la solidarité pathétique qui lie l’une à l’autre ces deux formes d’extériorité.

Une intériorisation métaphysique pour notre unité et celle de l’univers

Notre être est appelé à se joindre en forme de don où les adhérences qui nous engluent cèdent à l’adhésion qui nous affranchit, en nous ouvrant à nous-mêmes et à tout ; dans l’intimité infinie qui est le foyer de la nôtre.

Nous aurions donc à surmonter cette double extériorité par une intériorisation métaphysique qui réaliserait tout ensemble, notre unité et celle de l’univers. L’intervalle évolutif symboliserait à la fois, notre exil et la démarche qui nous rend à notre vraie patrie.

Car, si une frontière ineffaçable nous situe en dehors du Premier Amour, et par là-même, en dehors de nous-mêmes et de tout, c’est que notre être est appelé à se joindre en forme de don où les adhérences qui nous engluent cèdent à l’adhésion qui nous affranchit, en nous ouvrant à nous-mêmes et à tout ; dans l’intimité infinie qui est le foyer de la nôtre.

C’est ce que Rimbaud avait peut-être pressenti lorsqu’il écrivait ; « Je est un Autre. » L’Évolution est, pour nous, dans cette petite phrase. La science nous en montre un aspect. Il en est d’autres mais qui ne deviennent visibles que pour celui qui consent à la prendre en charge, en comblant l’écart qui le sépare de soi.

Un enchaînement purement matériel, redisons-le encore une fois, ne signifie rien. Il nous laisse devant un amas de faits dont l’accumulation ne diminue aucunement l’opacité. Si notre pouvoir d’intervention s’accroît, rien dans ce fichier n’en peut orienter l’application ; et cela n’est pas sans danger pour le monde et pour nous.

Il n’était donc pas inutile d’aborder le problème dans une autre perspective, en renonçant à demander aux sciences expérimentales ce qu’elles ne peuvent donner, pour dégager aussi nettement que possible les implications métaphysiques de l’Évolution qui sont les conditions mêmes de son intelligibilité.

Nous avons tenté de montrer que les extrémités de cette immense histoire peuvent et doivent se joindre en nous et que l’espace-temps où l’être s’écartèle peut devenir une marche vers son unité, en gravitant dans l’éternité de la Présence qui fonde notre identité personnelle, pour lier, à travers nous, tout le réel dans un seul et même Amour.


(1) Le père Maximilien Kolbe resta le dernier en vie dans la prison-bunker et fut exécuté le 14 août 1941.

(2) Ptérodactyle : reptile volant vivant au Jurassique, il y a 150 Ma. Archéoptéryx : dinosaure volant à plumes vivant au Jurassique, il y a 150 Ma. Une théorie ferait remonter l’origine des oiseaux aux dinosaures théropodes.

(3) Homéothermie : organisme (comme les mammifères) dont le milieu intérieur conserve une température corporelle constante indépendamment du milieu extérieur.

(4) C’est l’effort de persévérer dans son être. Spinoza nomme conatus la puissance propre et singulière de tout « étant » à persévérer dans cet effort pour conserver et même augmenter sa puissance d’être. Pour les êtres vivants on peut parler aussi d’appétit.

(5) L’épistémologie est l’étude critique des sciences et de la connaissance scientifique.