1927 – Article revue – Le géant du silence

28-31/12/2016
décembre 2016

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Article de Maurice Zundel dans le mensuel littéraire « Les causeries » (Fribourg, n°3 mars 1927).

Joseph, ne crains pas

Combien de fois l’ai-je regardé, quand l’ombre envahissait l’église, et que la lueur d’un cierge faisait flotter un nimbe de douceur autour de sa statue, adossée au pilier du transept !

Il avait son lys dans les mains, il tenait les yeux baissés, il était couvert de poussière. Il y avait pourtant dans ce plâtre, tant de morne indifférence, et une si prodigieuse absence de mouvement, qu’il en devenait saisissant. Comme quelqu’un qui est là, et qui n’y est pas… Comme un aveugle vous regarde avec des yeux morts. Comme quelqu’un qui garde un formidable secret.

« Joseph, ne crains pas de prendre Marie pour ton Épouse. » (Matt. 1:20)

C’est à cela peut-être qu’il songe. Ah ! Mon Dieu ! Quel moment !

Nous imaginons aisément la rencontre de Dante et de Béatrice, mais pouvons-nous nous représenter la rencontre de Joseph et de Marie, et la qualité de leur amour ? L’homme qui put faire ce qu’il fit, dut être capable d’une tendresse sans exemple.

Il y avait dans son cœur des abîmes, que cette lumière pouvait seule combler. Au premier contact, il fut pris tout entier, mais en même temps, il fut étreint par la plus affreuse angoisse. Mon Dieu, que s’était-il donc passé ?

Elle portait dans son regard la virginité de son cœur. Il ne demanda rien. Les mots étaient trop faibles pour exprimer sa douleur et son respect.

Celui qui a mis la main sur ce trésor, mon Dieu, qu’il en ait la garde ! Il résolut ainsi de s’effacer devant le père de l’enfant.

« Comme il était juste, et qu’il ne voulait point la diffamer, il décida de la renvoyer en secret. » (Matt. 1:19)

Et il s’endormit dans l’accablement du sacrifice, où son amour venait de s’immoler, avec une délicatesse héroïque, qui laisse soupçonner à la fois, tout ce qu’il donnait, et tout ce qu’il perdait. Au cœur de la nuit, l’Ange le toucha.

« Joseph, fils de David », (Matt. 1:20)

C’est vrai qu’il était fils de roi, le pauvre homme, et qu’il allait recevoir un peu plus qu’un royaume.

« Ne crains pas »,

Une immense allégresse déjà remplissait son cœur.

« de prendre Marie »,

L’Ange s’incline à ce nom devant la plénitude de grâces dont il est le symbole, et le prononce avec tant de douceur, et tant de révérence, que Joseph en éprouve une admirable ivresse.

« pour ton Épouse »,

– Dieu te la donne. – Et l’homme ne peut point séparer ce que Dieu a uni.

« car ce qui est né en elle, est l’œuvre du Saint-Esprit. Elle enfantera un Fils, et on lui donnera le nom de Jésus. C’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés ».

Ainsi, l’enfant : ce sera le Messie. Et cette femme : c’est la vierge que contempla dans sa vision le prophète Isaïe ?

Ainsi les temps sont accomplis, et le Vieux Testament s’achève dans la petite maison, où, pour la première fois, ils viennent d’entrer ensemble ?

Mon cœur est prêt, Seigneur

Voir le Sauveur, et puis mourir, c’était assez pour remplir la longue vie d’un Siméon – mais lui, servir de Père dans le cœur du plus saint des Juifs, quel écho devait éveiller cet appel !

« Mon cœur est prêt, Seigneur,
Mon cœur est prêt.
Je chanterai sur la harpe,
Je chanterai dans la gloire. »
(Psaume 57:7-9)

Comme elle est belle à ses yeux, maintenant, et comme son amour est immense. La joie monte en lui comme un flot lumineux. Mais aussi, dans le même temps, une douleur inconnue qui n’en pourra plus être séparée – pas plus que de la passion de Jésus – la vision béatifique.

Je sais maintenant de quel règne il s’agit, et que dans tous ses chemins, la croix marchera devant lui.

Quand il s’éveilla, une invisible couronne d’épines ceignait son front. Il s’abîma dans le mystère, et désormais son regard fut tourné au-dedans.

II crut, mais il ne vit point

Les apparences n’avaient pas changé. L’évidence physique restait la même. La foi seule le guidait. Il crut qu’elle était vierge. Il crut que l’enfant était le Messie, et que son vrai père était Dieu, car, bien sûr, c’était des choses qui ne se laissaient pas voir avec les yeux de la chair.

II crut, mais il ne vit point.

Il n’était d’ailleurs pas curieux de voir. Il n’était occupé qu’à entendre la Parole qui lui était dite au-dedans :

« Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, et fuis en Égypte. » (Matt. 2:14)

Alors il se leva, et il partit…Il revint de même sur l’ordre de Dieu, bouleversant ses plans au premier signe, ne demandant jamais à comprendre : n’étant qu’un cri d’adhésion silencieuse à la sagesse qui le menait.

« Il s’établit à Nazareth. L’enfant grandissait. » (Luc 2:39-40)

Lorsque Jésus fut âgé de douze ans…

Et il y eut ce voyage à Jérusalem :

«  Enfant, pourquoi nous avoir fait cela ? Voici que ton père et moi, tout affligés, nous te cherchions. » (Luc 2:48)

C’est elle qui parle, qui rend témoignage à sa douleur et qui dit aussi si doucement : « ton père ». Lui, pourtant mesure l’écart de lui à elle…, et d’elle à l’enfant…. Et il adore…, et il vénère…, et il prie silencieusement….

« Et ils ne comprirent pas la parole qu’il leur dit. » (Luc 2:50)

Une vie cachée

Ils retournèrent à Nazareth et ils reprirent leur travail. Vie cachée, dont l’histoire n’a rien pu fixer. Une grandeur trop réelle pour avoir besoin d’un cadre qui la relève : aucun événement qui se puisse noter.

Alors Joseph passa au séjour des âmes

Quand Jésus eut atteint l’âge d’homme, et qu’il fut à même d’assurer l’indépendance de sa Mère, Joseph mourut. 0n peut supposer qu’il était jeune encore, pour autant qu’une telle vie tombe sous la prise du temps. Ce fut son suprême : « Domine non dignus. » (Matt. 8:8 – Seigneur, je ne suis pas digne)

Le fruit était mûr, et il s’offrait à son maître. La contemplation qui n’avait cessé de croître en lui, avait consumé sa chair : il n’était plus qu’une âme. Alors il passa au séjour des âmes.

Jésus n’avait encore fait aucun miracle, ni propagé aucune doctrine. Tout ce qu’il put pressentir de sa grandeur, il le connut par la foi. Il crut invinciblement que le salut viendrait par lui. Comment et en quel temps ? Il ne s’en enquit point.

Tout son rôle était d’obéir, et de dire : « me voici » à son maître qui l’appelait.