19-28/02/2014 – conférence – Qui est Jésus-Christ ?

Conférence
de Maurice Zundel au Cénacle de Paris le dimanche 28 janvier 1968. Les titres sont ajoutés. (Inédit.)

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ». Il est recommandé de suivre le texte lors de l’écoute pour une meilleure compréhension.

L’enregistrement audio commence seulement après quelques mots.

La difficulté de la mission de Jésus-Christ (1)

On ne devrait, dans un premier temps aborder, selon l’expression de saint Paul (Eph. 6,5) reprise par Kierkegaard, qu’avec « crainte et tremblement » le mystère du Christ qui est au centre de la vie chrétienne, ce mystère du Christ qui est si peu connu et qui a été si terriblement abîmé par les chrétiens eux-mêmes qui en ont fait quelque chose d’impensable.

Qui est Jésus-Christ ? Que signifie cet événement colossal de la Présence du Christ au monde, cet événement par rapport auquel l’histoire tout entière se situe, puisque 1968 est une référence à la naissance, à la vie, à l’histoire de Jésus-Christ ?

Comment dégager précisément l’importance unique de cet événement qui crée des perspectives par rapport auxquelles toute l’histoire se situe ?

Nous disposons pour aborder cette histoire, d’une part, de l’expérience chrétienne, de l’expérience de tous ceux qui ont vécu de Jésus-Christ, et d’autre part, des documents dans lesquels les premiers disciples de Jésus-Christ ont exprimé leur foi.

Ces documents, vous les connaissez, ils sont entre vos mains. Il est extrêmement difficile d’en exprimer pleinement la signification parce que nous avons, évidemment, affaire ici à des témoignages de la foi. Il n’y a pas de littérature qui compte en comparaison de ces textes émanés des disciples et ceux qu’on peut trouver dans les auteurs profanes, Tacite et Josèphe : ce sont des reflets, finalement des reflets souvent déformés, d’ailleurs très rares, des reflets rares et déformés, de la foi chrétienne si bien que, finalement, il faut s’en référer à ces documents, si l’on tient absolument à fonder sa foi sur des documents ! De toutes façons, ils existent, il faut en tenir compte, ils sont extrêmement précieux. Encore ne faut-il pas leur donner une autre signification que la leur propre, à savoir : des témoignages de la foi.

Il n’y a aucun doute que les écrivains du Nouveau Testament, qu’il n’est pas toujours facile d’identifier, tant s’en faut, les écrivains du Nouveau Testament n’ont pas voulu écrire une histoire scientifique. Ils ont voulu rendre témoignage à l’histoire qui était la leur et dans laquelle ils engageaient d’ailleurs toute leur vie, avec le propos d’engager toutes les vies, dans cette même lumière qui les faisait vivre.

A cela s’ajoute que ces documents se situent à des époques différentes. Vous connaissez l’écart, vous le saisissez immédiatement, l’écart entre, disons, le témoignage de l’Evangile selon saint Jean et le témoignage de l’Evangile selon saint Marc. Il est de toute évidence que l’Evangile selon saint Jean se situe à une époque plus tardive et que, il témoigne d’un état de la foi plus avancé, plus explicite. Vous remarquez immédiatement que la faiblesse du Christ, la faiblesse du Christ en particulier dans sa passion, telle que elle éclate dans le récit de saint Marc ou de saint Matthieu ou de saint Luc, surtout de saint Marc et de saint Matthieu, cette faiblesse disparaît en quelque sorte dans l’Evangile de saint Jean, qui ne nous raconte pas l’agonie de Jésus-Christ.

C’est que l’Evangile de saint Jean témoigne d’une foi déjà très explicite en la divinité de Jésus-Christ et que il est très difficile, au regard de l’écrivain sacré, quel qu’il soit, il est très difficile pour lui, d’accorder cette fragilité du Christ avec l’affirmation de la divinité.

Les traits de fragilité seront donc estompés, le Christ apparaîtra comme [celui qui est] maître de la situation, parce que la foi est à un tournant où l’expression d’elle-même est difficilement compatible avec des attitudes de faiblesse. […?] Comme celui de saint Marc où le Christ ne connaît pas l’heure du jugement, ou l’heure de la consommation de l’histoire. Un mot comme celui-là ne peut pas être rapporté par saint Jean. Cela n’est qu’un indice, encore une fois, de ce fait que les témoignages s’échelonnent à des époques différentes et que ils représentent des étapes de la foi qui ne se situent pas exactement au même point.

D’ailleurs, ces documents eux-mêmes sont composites, ils ont été parfois recomposés. Ils émanent d’une tradition primitive qu’il est très difficile de retrouver ou de rétablir. On ne peut le faire que par conjectures : une tradition orale, une première rédaction, des rédactions probablement extrêmement réduites, faites de tous petits morceaux qui se sont joints ensemble, et puis une rédaction finale où un auteur, quel qu’il soit, a pensé tout l’ensemble et, inspiré par une certaine théologie, a présenté tous les événements dans une certaine perspective.

Vous le voyez par exemple dans saint Matthieu, le souci qu’a saint Matthieu de rattacher les événements qu’il raconte aux prophéties de l’Ancien Testament, quitte d’ailleurs à forcer les textes – je veux dire à leur donner un sens qu’ils n’avaient pas dans le texte original – parce que l’essentiel, c’est de montrer que Jésus était préfiguré, que Jésus était attendu et que finalement sa vie est la réalisation de cette attente séculaire.

Ces documents sont donc d’époques différentes. Ces documents représentent la foi de l’époque à laquelle ils ont été écrits, en même temps que, bien entendu, ils entendent nous introduire dans la connaissance d’un certain passé, mais qui pour eux est toujours présent.

D’ailleurs, il faut faire, dans ces documents, une distinction qui saute aux yeux : si nous prenons les premiers documents du Nouveau Testament qui ne sont pas les Evangiles, comme vous le savez, ce sont les Epîtres, au moins certaines Epîtres, les Epîtres aux Corinthiens, les Epitres aux Galates, aux Romains, et bien entendu, ces lettres adressées à des communautés existantes, ont une valeur d’actualité essentielle. Elles s’adressent à une communauté qui vit dans une telle situation, qui se pose tel problème bien défini, comme la tendance au judaïsme dans l’Eglise des Galates, comme les désordres que saint Paul tente de régler dans l’Eglise de Corinthe. Il y a là des problèmes d’actualité auxquels les lettres de l’apôtre s’efforcent de répondre.

L’actualité est donc là beaucoup plus sensible encore que dans les Evangiles proprement dits, et s’ils reflètent la foi d’une époque, entendent bien nous narrer aussi le passé, tel que il a survécu dans la foi et tel que il est éprouvé dans le présent même de l’écrivain qui met la dernière main à ces récits.

Tentons donc, maintenant, à travers ces documents d’atteindre la personne qui est au centre, à savoir Jésus-Christ. C’est là une difficulté énorme pour une multitude de raisons, dont la première et la plus obvie, est la situation dans laquelle s’est trouvé le héros même de l’histoire : Jésus-Christ.

Il est extrêmement difficile pour nous, d’imaginer le contexte de cette vie de Jésus-Christ, parce que nous ne sommes pas Juifs nous-même, parce que nous n’avons pas vécu dans l’atmosphère de la synagogue, parce que la synagogue d’alors n’était pas la synagogue d’aujourd’hui, parce que, au temps de Jésus-Christ, la Palestine était un pays occupé. Occupé j’entends par l’étranger, occupé par l’ennemi, occupé par le païen, occupé par l’incirconcis, un pays qui était souillé par la présence même de l’occupant, qui était non seulement le vainqueur, mais qui était l’infidèle, et qui était l’incirconcis, qui était l’impur.

Dans cette situation de pays occupé, il n’y avait pas seulement l’impatience qu’éprouve tout pays occupé au regard ou en face de l’occupant, il y avait le scandale d’une espèce de défaite de Dieu. Comment Dieu a-t-il abandonné son peuple ? Comment l’a-t-il livré au joug des païens ? Comment a-t-il permis cette profanation constante de la Terre Sainte par une domination étrangère, aux mains d’êtres dont le contact, à lui seul, est une souillure ?

Ces événements sont [?] d’ailleurs, évidemment, appellent une compensation, il y aura une revanche, Dieu interviendra, il vengera son peuple. Il y aura un miracle éclatant où les ennemis seront immédiatement défaits, écrasés en même temps que les pécheurs indignes de participer au règne nouveau. Mais ce règne éclatera comme une manifestation glorieuse et irrécusable de la Toute Puissance divine. Et cette revanche divine est d’autant plus attendue que la religion est, contre l’ennemi, la seule manifestation possible de l’autonomie du peuple occupé.

Les Romains, évidemment, n’avaient pas grand scrupule à user de la force, puisque [c’est] la force qui leur avait donné leur empire. Mais il y a quelque chose devant quoi les Romains reculaient, c’était le fanatisme religieux. Ils savaient que le fanatisme religieux est quelque chose d’insurmontable et qu’il faut tout faire pour éviter de le déclencher. Et les autorités d’Israël, je veux dire ce qui en subsistait sous l’occupation, c’est-à-dire les autorités religieuses, s’arrangeaient toujours naturellement lorsque, elles voulaient revendiquer quelque chose en face du pouvoir romain, de présenter leurs revendications sous l’aspect d’une revendication religieuse.

Quand le Procurateur fait défiler ses armées avec les aigles romaines, on arguera contre ces manifestations, l’interdiction de faire des images qui ont, aux yeux d’Israël, une saveur idolâtrique. Et les Procurateurs devront reculer, finalement, devant ces manifestations du fanatisme religieux qui est l’élément le plus irréductible auquel on puisse être appelé à faire face : situation révolutionnaire où il est extrêmement difficile de se mouvoir.

[Repère enregistrement audio : 14’33’’]

Car évidemment, ce qu’il faut surtout ne pas heurter, c’est l’espérance de ce peuple, c’est l’attente de sa délivrance, sur le plan politique comme sur le plan spirituel. Le danger c’est toujours, dès que, on éveille un espoir, que, il ne prenne une allure révolutionnaire, et que, il n’entraîne un mouvement politique, une insurrection armée qui sera baignée dans le sang.

Il y en a eu plusieurs. Il y en aura d’autres et d’ailleurs la perspective est éclatante dans les Evangiles de Marc : on voit bien que tout finira un jour par la ruine et la destruction. Le Temple ne subsistera pas et il ne faudra pas attendre longtemps après la mort du Christ lui-même pour que, en effet, le pays tout entier soit à feu et à sang. Et que finalement, une guerre véritable fut engagée entre les juifs et l’Empire qui finira par la destruction de Jérusalem, et qui rebondissant dans une seconde guerre vers 131 après Jésus-Christ, déterminera la fin même de l’histoire d’Israël, provisoirement tout au moins, puisque elle a rebondi dans notre siècle, comme vous le savez.

Devant cette situation extrêmement difficile, pleine de pièges et de danger, devant cette attente qui s’enracine dans des sentiments légitimes – évidemment tout peuple occupé appelle sa délivrance – devant ce peuple travaillé, d’ailleurs, par toutes sortes de courants messianiques qui visent précisément à sa délivrance, dont les uns ont une allure plus révolutionnaire et plus politique, les autres plus religieuse et plus prophétique, comment un homme qui va se présenter ou du moins qui va entreprendre une carrière prophétique, comment peut-il, lui-même, envisager son action ?

Ce n’est que, un aspect du problème que je viens d’expliquer si brièvement et si sommairement. Ce n’est qu’un aspect du problème.

Il y en a un autre qui nous touche bien plus profondément et que nous ne pouvons qu’indiquer pour l’instant, c’est le fait que la foi d’Israël est essentiellement un monothéisme unitaire, c’est-à-dire, il n’y a qu’un seul Dieu, un seul Dieu qui est le roi d’Israël, le créateur du monde, bien entendu, et le souverain de toutes les nations, mais d’une manière très particulière, le roi d’Israël à l’égard de qui il est engagé par des promesses dont on attend, précisément, la définitive réalisation.

Ce Dieu trône dans les cieux et il est escorté par toute une armée angélique dont le prophète Isaïe nous décrit la majesté dans la vision inaugurale de son ministère. Ce souverain tout puissant qui mène les événements est unique et solitaire. Il n’a pas son pareil et le suprême blasphème serait justement de se comparer à lui et de revendiquer une égalité avec lui.

Ce qui importe donc de souligner, c’est que ce monothéisme est un monothéisme essentiellement de clan, [?] solitaire et axé sur la majesté et la toute-puissance d’un Dieu qui n’est engagé à l’égard de son peuple que parce qu’il l’a voulu, mais qui, bien entendu, est absolument en dehors de l’histoire humaine, sinon pour la régir et la conduire à une fin qu’il a lui-même éternellement déterminée.

Jésus-Christ va donc entrer dans une mission publique, dans des conditions particulièrement difficiles et je dirais même impossibles, si l’on considère la fin de cette histoire. Si on prend de nouveau ici le film par la fin, si on envisage que tout s’achève dans la catastrophe, à savoir la crucifixion, donc si l’on pense que tout converge vers l’échec absolument incroyable, qui demeurera un scandale auquel saint Paul fait allusion : « Le scandale de la croix, folie pour les gentils, scandale pour les juifs » (1 Cor. 1,23) si l’on pense que tout doit aboutir à cela, on peut résumer la mission de Jésus-Christ dans ce terme absolument paradoxal et qui en montre l’impossibilité : Jésus-Christ devait inscrire dans l’histoire l’échec de Dieu. C’est ce renversement absolument impensable qui est au cœur de l’histoire évangélique. Jésus-Christ devait inscrire dans l’histoire humaine l’échec de Dieu.

Si l’on admet que c’est là l’aboutissement de toute cette entreprise, on en conçoit la difficulté infinie d’une action qui doit s’insérer dans le milieu vivant, qui doit être donc d’une certaine manière acceptée, reçue, consentie et qui, en provoquant ce consentement, ne peut l’obtenir que dans l’ambiguïté. Il est évident que, si Jésus avait présenté d’emblée, sa mission, comme la révélation de l’échec de Dieu, il eut été immédiatement traité comme un ennemi mortel de la religion et il n’aurait pas obtenu crédit auprès d’un seul homme.

Si nous retenons comme fil conducteur la fin de l’Evangile, le scandale de la Croix, nous pouvons relire les textes sous le signe d’une formidable ambiguïté. Cette ambiguïté d’ailleurs, elle nous est rendue sensible dans un trait rapporté par saint Matthieu en particulier, et saint Luc, sauf erreur. Mais en saint Matthieu, la narration est si claire qu’il est impossible de ne pas percevoir la charnière entre les deux Testaments.

Un changement radical de perspective (2)

Je parle de cet éloge de notre Seigneur, de cet éloge que Jésus fait de Jean le Baptiste. Vous vous rappelez cet épisode qui est justement plein de signification, où Jean, dans sa prison, Jean le Précurseur Jean si vénérable, Jean demande si vraiment Jésus est celui que l’on attendait, car enfin il atermoie, il ne fait rien, ce jugement n’arrive pas, cette manifestation de la Toute Puissance de Dieu ne s’est pas produite. La mission de Jésus se déroule comme la mission d’un prophète ordinaire, il semble simplement avoir succédé à Jean dans sa prédication avec une autorité morale, peut-être plus grande, mais enfin rien ne s’accomplit.

Jean commence à s’inquiéter, d’autant plus que, il est à la veille de sa mort. Il envoie une ambassade, il demande des précisions, il adjure celui devant lequel il s’est effacé d’entrer enfin dans cette action décisive. Et Jésus sourit sans doute, il s’en réfère aux prophètes, et en particulier à Isaïe, il renvoie les ambassadeurs, chargés des textes prophétiques qui constituent sa réponse et il entreprend cet éloge incroyable du Baptiste : « Le plus grand des fils de la femme, le plus grand des prophètes, Elie, – mon Dieu – Elie lui-même qui doit revenir », pour conclure d’ailleurs d’une manière abrupte que « le plus petit dans le Royaume qui vient est plus grand que le plus grand des prophètes de l’Alliance qui se termine. » (Mt. 11,11-14)

Vous avez là, justement, dans cet à pic, dans cette opposition abrupte, vous avez là une sorte d’intuition sur la cassure qui se produit, sur le sens d’une mission entièrement nouvelle qui doit ménager, bien sûr, l’attente qui la précédait, mais qui doit la transformer d’une manière tellement inattendue que les plus intimes même, les plus intimes disciples de Jésus en seront scandalisés.

Il n’y a aucun doute que nous percevons ici combien l’ambiguïté est évidente, puisque nous voyons que Jésus est parfaitement conscient contre ce qu’il annonce, ce dont il est chargé et ce qu’il doit établir est tellement différent de ce qu’attend le Baptiste, tellement différent de ce jugement qui doit faire éclater la Toute-Puissance de Dieu, que par rapport à cette suprême grandeur prophétique de Jean, le plus petit des disciples, dans l’économie nouvelle, sera considéré comme plus grand.

Cela introduit immédiatement un perspectivisme radical dans la parole rassurante que Jésus n’est pas venu bouleverser la Loi, qu’il accomplira jusqu’au dernier iota. Oui, précisément, parce que la Loi n’a pas un sens en elle-même, et que elle ne signifie rien si, en ne dépassant la lettre, on n’aboutit pas finalement à l’intériorité d’un Dieu livré à l’humanité et, capable, pour manifester son amour, de mourir pour elle.

Mais, bien entendu, il ne pouvait être question de dire ces choses a priori, d’autant plus que Jésus avait à les vivre. Il avait à les vivre, car il n’annonçait pas une doctrine, il témoignait d’une expérience qui était sa vie. Et sa vie elle-même se situait dans l’histoire et, bien que il le laissa voir – il le laisse entendre à plusieurs reprises que tout finirait par la catastrophe – il n’est pas interdit de penser que cette perspective de la catastrophe ne se sera pas présentée, à lui, avec la même urgence, à tous les moments de sa vie.

Rien n’est moins simple que l’Évangile (3)

Nous sommes dans le temps, nous sommes dans l’histoire et il y a une psychologie humaine dans l’humanité de Jésus-Christ, qui est elle-même dans l’histoire, où les événements se marquent dans leur propre actualité. Et il y a certainement des phases dans le ministère de Jésus-Christ qui ont été plus réussies, qui ont donné l’impression du succès, qui ont pu créer l’illusion d’une conversion en masse de tout ce peuple qui se croyait élu, d’une conversion en masse qui allait l’amener précisément à réaliser la mission spirituelle dont il était investi – dont tout être humain est investi – qui est précisément de créer un Royaume universel sans distinction de race, de nation, de peuple, de classe ou de sexe.

[Repère enregistrement audio : 29’ 10’’]

C’est pourquoi l’Evangile – je veux dire les documents que nous avons entre les mains – sont un tissu d’ambiguïtés, où il faut constamment, par des paraboles, par des allusions, constamment à la fois, ménager l’Ancien et préparer le Nouveau, où il faut susciter une certaine confiance, une certaine foi, jusqu’à ce que l’événement éclate avec tout son sens pratique et que l’humanité soit confrontée avec la nouveauté infinie du visage de Dieu, tel qu’il se révèle en Jésus-Christ.

Rien n’est moins simple que l’Evangile, rien n’est moins simple, précisément parce que nous sommes dans la situation la plus incroyable que l’on puisse imaginer et que ce que Jésus a inséré dans l’histoire ne pouvait, au départ, trouver aucun terrain favorable. L’échec de Dieu, c’est une notion blasphématoire, qui a priori, devait être rejetée, éliminée, condamnée sous peine de renoncer à toute la Tradition et de renoncer à ce qui restait encore d’autonomie dans ce peuple occupé qui ne pouvait se réclamer, contre le pouvoir tout-puissant de Rome, qui ne pouvait se réclamer que de sa religion. C’était encore pour lui une manière d’affirmer sa permanence que de se référer à des exigences que tout pouvoir humain était tenu de respecter.

Jésus présente entre ces lignes [de l’Evangile] ou du moins suggérer des perspectives d’eschatologie, des perspectives finales qui étaient favorables, où les disciples seraient participants d’une gloire merveilleuse, où ils seraient assis sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël. Mais tout cela, évidemment, était pédagogique, tout cela était perspectiviste, tout cela était d’une certaine manière plein d’ironie, parce que, il était bien entendu que tout finalement, aboutirait à la catastrophe.

Mais, combien il était difficile de l’envisager, nous le voyons dans une des pages les plus saisissantes, à cet égard, de l’Evangile de saint Matthieu où précisément Pierre, ayant reconnu la messianité de Jésus (Mt. 16,13-20) – ce terme de messianité qui suggère l’onction de celui qui est envoyé dans une perspective davidique, davidique glorifiée – cette confession de la messianité de Jésus-Christ est entourée de mille précautions. Elle se produit une fois sur la vie publique de Jésus selon les documents dont nous disposons et Jésus l’entoure d’une telle sévérité, je veux dire qu’il demande explicitement à ses apôtres d’en garder le secret, jusqu’à ce que les événements derniers se soient produits et qu’il soit ressuscité d’entre les morts.

Jésus s’en doutait tout ce qu’il y a d’explosif dans ce terme de Messie qui a une saveur proprement révolutionnaire dans la conjoncture actuelle et qu’il interdit absolument à ses disciples de l’employer à son égard. Il les a laissés reconnaître une fois, au cours de sa carrière publique, cette qualité, dont il ne se réclame jamais lui-même, pas plus qu’il ne se réclame d’ailleurs d’une filiation divine qui était impossible à exprimer.

Il fait bien allusion à un fils. Il s’appelle lui-même couramment le Fils de l’Homme. Il laisse le secret de sa Personne, précisément dans un état d’ambiguïté. Il pose une question : il ne donne pas à cette question une réponse, que les hommes ont à donner en faisant la découverte de Dieu à travers un échec infini.

Donc, il s’en faut que, l’Evangile, même à travers les documents qui résultent eux-mêmes d’un travail de la foi, il s’en faut que les Evangiles nous empêchent de considérer la situation comme quelque chose d’impossible et nous pouvons envisager, précisément, le ministère de Jésus comme un tissu de difficultés insurmontables qui supposait de sa part, un sens de ce qui était possible et de ce qui ne l’était pas, avec un souci de s’exprimer de manière à ménager l’avenir, à le rendre possible sans piétiner le passé et susciter, contre cet avenir qu’il voulait préparer, un blocage définitif.

Un regard entièrement neuf sur l’histoire de Jésus-Christ; les hiérarchies s’effondrent (4)

Nous pouvons nous rendre compte, d’ailleurs, de l’immense itinéraire parcouru dans cette brève carrière de Jésus-Christ par le fait que l’homme le plus génial, celui qui a le plus fait pour accréditer le message de Jésus-Christ et pour porter sa Présence aux nations, je veux dire saint Paul, a été aussi, à l’origine, l’ennemi le plus acharné. Il a donc senti l’incompatibilité absolue entre ce que le Christ apportait et ce que la tradition des Pères, dans laquelle il avait été nourri, affirmait. Et c’est parce que il a senti cet écart que il a voulu extirper dans l’œuf l’Eglise naissante qui commençait à propager ce témoignage de Jésus-Christ.

D’autre part le Grand Prêtre, qui porte le destin de la nation, a senti, lui aussi, l’immense danger, sans pouvoir le formuler, l’immense danger qu’était pour la nation, et ce qui en subsistait, la présence de ce prophète mal accrédité qui n’avait pas fait d’études régulières, qui venait d’une province méprisée et dont les dires ambigus, précisément, pouvaient être pleins de dangers. Et il ne se trompait pas : le destin de la nation se jouait, en effet, puisque Jésus allait être la pierre d’angle d’une religion universelle qui refuse de reconnaître un peuple élu, en établissant justement avec Dieu des rapports de personne à personne dans l’intimité de chacun.

Nous envisageons donc toute cette histoire avec un regard entièrement neuf, si nous la prenons, dès le départ, dans cette sorte de nœud tragique où une mission impossible, eu égard aux circonstances, prend son départ.

Si nous nous reportons maintenant à la fin, nous pouvons symboliser, dans un épisode, le dénouement tragique et définitif. Cet épisode, […?] c’est le Lavement des pieds. Le Lavement des pieds qui se situe aux derniers jours de Jésus, ce Lavement des pieds qui est comme la révélation brusquée de tout le secret. Il signifie d’une part, que le Royaume de Dieu est au-dedans de nous, que le ciel est ici, maintenant, au-dedans de nous ; que Dieu est, comme Jésus l’avait présenté à la Samaritaine, une source en nous qui jaillit en vie éternelle, que le Temple n’est plus le sanctuaire prodigieux et magnifique et qui fait l’admiration des Juifs de tout le monde, du monde entier quand ils viennent en pèlerinage. Le vrai sanctuaire, c’est l’homme ! C’est l’homme.

L’au-delà est au-dedans, il n’est pas après, il n’est pas derrière les nuages, au-dessus des étoiles. Il est ici, maintenant, dans un présent qui demeure et qui peut demeurer, qui est appelé normalement à demeurer à jamais.

Le Royaume de Dieu est ici, maintenant, au-dedans de nous. L’au-delà et l’après sont aujourd’hui, mais au-dedans. Et Dieu est à genoux, est à genoux ! Dieu donc n’est plus le Souverain dans sa majesté écrasante, qui en dehors de l’aventure humaine, lui prescrit son cours sans être nullement engagé ; et pourrait, d’ailleurs, d’un geste, tout renverser, je veux dire instituer un ordre entièrement différent. Dieu est ici, maintenant, le partenaire d’une aventure qui elle ne peut pas s’accomplir sans nous. Il est là avec tout son amour et il est là dans sa grandeur unique qui est une grandeur de générosité.

Toutes les hiérarchies sont renversées. Toutes les valeurs sont radicalement transmuées, précisément parce que la grandeur n’apparaît plus comme quelque chose qui s’impose, dans une hiérarchie pyramidale où le plus grand est aussi le plus haut, où il regarde de haut en bas, où il est nécessairement situé sur le piédestal que lui fournit une foule qui n’est que poussière à ses pieds.

Une grandeur exhibitionniste – comme est toute grandeur humaine constituée dans l’histoire sous forme hiérarchique – une grandeur exhibitionniste où le maître, entouré d’un appareil qui signifie sa grandeur, reçoit les hommages d’une foule qui lui est nécessairement soumise et qui trouve d’ailleurs dans cette soumission un bien relatif, puisque elle trouve dans son maître une forme d’unité.

Eh bien ! Toutes ces hiérarchies s’écroulent, précisément parce que, le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ est précisément un Dieu agenouillé, un Dieu qui n’a que son amour, un Dieu qui n’est que son amour, un Dieu qui est engagé dans une réciprocité où il n’est pas dit qu’il ait le dernier mot, car la force de l’amour, c’est le don de lui-même et cette puissance de don, elle exclut absolument toute espèce de contrainte.

Il y a une offrande, il y a une oblation, il y a une attente infinie, éternelle, d’ailleurs intérieure à chacun de nous. Mais il n’est pas dit que cette attente sera exaucée : elle peut échouer, et c’est précisément ce que le Christ va vivre dans son agonie : et ce don incroyable peut être refusé. Et que il ne peut avoir d’autre issue du côté de Dieu que la condamnation, le rejet, la crucifixion qui symbolise et qui exprime encore plus profondément le don qu’il est, puisque ce refus, ce rejet, cette condamnation, ce supplice, cette crucifixion, tout cela est enduré pour celui qui refuse et comme un nouveau don d’amour qui lui est offert.

La vision de Dieu change donc radicalement. Dieu ne se situe pas dans l’ordre de grandeur traditionnel. Son ordre de grandeur à lui, c’est un ordre véritable, un ordre intérieur, un ordre d’amour et il est la suprême grandeur parce que, il ne peut entrer en contact avec nous et avec la création, avec tout l’univers, que en tant que, il la libère de toute soumission, en tant qu’il la délivre de toute dépendance et qu’il l’établit en face de lui dans un rapport de réciprocité nuptiale.

[Repère enregistrement audio : 45’ 05’’]

Dieu donc se révèle ici comme une désappropriation radicale, comme une pauvreté infinie. Nous sommes dans un univers des valeurs, non pas dans un univers objet, mais dans un univers des valeurs où la connaissance est liée à une nouvelle naissance, où l’on connaît autant qu’on aime et où Dieu se révèle précisément comme la suprême valeur parce que il est l’infinie désappropriation.

Si Jésus vit, c’est parce que, en lui justement, la vie s’exprime par un vide éternel, qu’il fait en lui-même, en n’ayant de contact avec lui-même, qu’une éternelle et infinie communication, qui s’exprimera dans le langage évangélique, qui s’exprimera dans les allusions de Jésus, comme une Trinité : le Père, le Fils et l’Esprit saint.

Eh bien ! Ce tournant, nous l’envisageons ou nous sommes plutôt confrontés à ce tournant avec un monothéisme qui n’est plus clos, un monothéisme qui n’est plus solitaire, mais un monothéisme trinitaire, qui repose sur la communication. Et ceci est capital, parce que le monothéisme envisagé comme l’affirmation d’une cause première de l’univers, de laquelle tout dépend nous laisse en suspens sur ce personnage qui est constitué dans sa solitude éternellement comme le maître de tout, qui n’a aucun engagement et qui est né comme ça ou plutôt qui existe comme ça, sans l’avoir aucunement mérité, qui n’a rien fait pour être le plus grand, qu’il est éternellement par sa nature même, et qui ne peut être par conséquent, que l’instaurateur et l’instituteur et le créateur d’un ordre qui dépend de lui, qui pourrait être autre et qui est suspendu à sa volonté.

Au contraire, le Dieu qui se révèle dans la désappropriation radicale apparaît comme la suprême valeur en raison de ce vide infini qu’il fait en lui-même, en raison de cette virginité même, de ses rapports avec lui-même, puisqu’il ne s’atteint qu’à travers l’Autre dans cette démission radicale qui devient la suprême valeur, dans un engagement éternel qui est un dégagement de lui-même, puisque encore une fois, il n’a contact avec soi qu’à travers l’Autre.

Toute la paternité du Père est son regard vers le Fils, toute la filiation du Fils est son regard vers le Père, toute la personnalité de l’Esprit saint est son aspiration éternelle vers le Père et le Fils. Toute la vie divine est échange, communion, démission, désappropriation, pauvreté.

L’humilité de Dieu éclate ici comme l’assise même de sa grandeur. C’est ce que suggère […?] le Lavement des pieds, ce geste scandaleux que les apôtres refusent d’abord, ce geste scandaleux et magnifique qui a, en lui, toute la transmutation des valeurs, qui scelle la carrière de Jésus-Christ, qui s’ouvre sur la passion, où la croix, enfin, va charpenter l’univers, et où Dieu va se révéler comme la grande victime, la grande victime qui est toujours du côté des victimes parce que le mal, c’est précisément une blessure faite à l’amour et endurée par l’amour, pour l’amour, en faveur de ceux-là même qui la lui infligent.

Nous voyons se profiler, à travers l’échec de Dieu, le visage de l’éternelle pauvreté. Nous entrevoyons la signification prodigieuse de ce monothéisme trinitaire qui n’érige pas une souveraineté absolue et unique au-dessus de toutes les souverainetés, consacrer une universelle dépendance, mais cette unicité de Dieu elle tient justement à la perfection incomparable de son dépouillement, parce qu’il est le dépouillement infini, qu’il a tout ce qu’il faut pour exister dans un univers de valeur où la seule grandeur est le don de soi.

Aussi bien, est-ce par le don de nous-même que nous avons à le rencontrer, et il n’est pas d’autre voie pour le connaître que de se vider de soi, pour faire de soi-même un espace illimité et toujours mieux capable de l’accueillir.

Mais dès que nous entrevoyons l’éternelle pauvreté de Dieu, dès que nous pressentons un monothéisme trinitaire, nous avons aussi la clef de ce que nous appelons la divinité de Jésus Christ.

Jésus-Christ n’est pas descendu d’un ciel imaginaire (5)

La divinité de Jésus-Christ, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela semble être l’absurdité radicale. Comment Dieu peut-il être terrestre ? Comment peut-il fonder une carrière qui se déroule dans l’histoire humaine ? Comment peut-il fonder l’adoration ? Et le christianisme est fondé sur cette absurdité radicale de l’adoration par l’humanité soi-disant civilisée, de l’adoration d’un homme. On comprend le scandale du Coran, affirmant qu’en vénérant Jésus comme un prophète, en lequel s’accomplira la fin de l’histoire humaine, on comprend que le Coran ne cesse de polémiquer avec une conviction farouche en disant que Dieu n’enfante pas, Dieu n’engendre pas et n’est pas engendré.

C’est que justement la divinité de Jésus-Christ, elle n’a de sens que si, d’abord Dieu, se situe au-dedans, au-dedans. Il est étonnant que justement, on n’ait pas exposé, présenté le mystère de Jésus en tenant compte essentiellement de ce secret qui jaillit du cœur de Jésus, ce secret essentiel, à savoir que Dieu n’est pas là-haut, là-bas, après ; mais ici et maintenant, au-dedans, au-dedans de nous-même. « Dieu est toujours déjà là », comme Augustin nous l’apprend magnifiquement dans le récit de sa conversion. « Tu étais avec moi. Tu étais avec moi, c’est moi qui n’étais pas avec toi. »

L’incarnation n’est donc aucunement une descente du ciel, puisque le ciel est en nous. L’incarnation, comme dit le symbole de saint Athanase, est une assomption de l’humanité à Dieu, une assomption de l’humanité à Dieu, une ouverture de l’humanité à Dieu, une venue de l’homme à Dieu.

Ceci est une faute : Dieu n’avait pas à venir, puisqu’il était éternellement déjà là ! C’est l’homme qui avait à venir et, quand nous voyons, en nous, combien faible est notre adhésion à Dieu, combien fluctuante, combien hésitante, se reprenant sans cesse dans une suite d’infidélités, quand nous voyons combien Dieu est en nous une idole engagée encore dans toutes sortes de mythes cosmiques mal définis et mal digérés, nous comprenons, en effet, que c’est l’homme qui avait à venir à Dieu.

Jésus est donc l’humanité qui est venue à Dieu, l’humanité assumée en Dieu. Et comment ? Sur le comment, nous sommes instruits par notre expérience, dans ce sens que notre expérience introduit déjà une perspective qui nous rend intelligible, en quelque manière ; ce fait que, nous aussi, nous avons notre polarité en Dieu. Nous aussi nous sommes aimantés vers cet Autre plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même, qui nous attend au plus intime de nous.

Nous aussi, nous sommes vraiment des personnes. Nous ne sommes source et origine que dans la mesure où, effacés dans la Présence divine, guéris de notre moi complice et passionnel, nous sommes tout entiers depuis la racine de nous-même, nous sommes tout entiers un élan vers l’Unique. Il est vraiment notre moi au sens où nous sommes suspendus à sa Présence quand nous sommes réellement existants.

Mais, en nous, cette adhésion est fluctuante, elle est obscure, elle est sans cesse contestée et obscurcie. Mais n’empêche que il y a cette aimantation dont nous percevons, soudain, l’immense pouvoir créateur quand il nous arrive, comme à Augustin, de passer du dehors au-dedans et de retrouver en nous cette « beauté si antique et si nouvelle » qui n’avait jamais cessé de nous attendre.

Jésus-Christ représente l’élan terminal projeté par cette aimantation. En lui précisément le moi, le moi complice est radicalement évincé par l’assomption libre. Je veux dire que, en lui vraiment, la jonction parfaite s’accomplit. En lui vraiment, le moi divin devient le seul moi : cela veut dire, dans les termes les plus simples, que l’humanité de Jésus-Christ n’a plus d’autre lien avec elle-même, plus d’autre lien avec elle-même que la pauvreté divine.

L’Humanité de Jésus-Christ est intérieure à chaque homme ; il est seul rassembleur possible de l’humanité, parce que rassembleur du dedans (6)

Et ceci va s’éclairer dans une perspective paulinienne admirable qui m’est particulièrement sensible, c’est la vision paulinienne du second Adam. Rien ne nous est plus actuellement perceptible que la désunion des hommes. Devant la perspective d’une guerre atomique, devant les conflits d’aujourd’hui entre les Etats-Unis et l’Extrême-Orient, devant la situation [?] tragique israélo-arabe, devant l’agitation du Nigeria, devant la situation de l’Amérique du Sud, devant ces menées révolutionnaires où la justice semble ne pouvoir s’accomplir que dans la violence, nous sentons de la façon la plus profonde que l’humanité n’est pas unifiée, qu’elle n’a pas de sens, qu’elle n’a pas de valeur commune et que elle est prédestinée, par sa situation actuelle, à s’entre-détruire.

[Repère enregistrement audio : 1h 00’ 06’’]

Justement aucun homme n’est capable de rassembler tous les hommes. Aucun homme n’est à ce point dépouillé que, il puisse passer pour la valeur, pour le bien commun, pour intérieur à chacun. Il nous manque justement une humanité qui puisse rassembler toutes les humanités, mais du dedans, en amenant chacune à l’universel, par un pur élan d’amour.

Justement la conception paulinienne du second Adam, c’est la vision de, une humanité qui est complètement universelle, qui peut être intérieure à chacun, parce que elle n’a pas de limites, parce qu’elle n’a pas de frontières, parce que son moi est radicalement l’Autre. Et ce Christ signifie dans l’expérience chrétienne, justement, une humanité universelle.

Si le Christ n’est pas l’homme, je veux dire n’est pas un homme mais l’HOMME, mais l’HOMME, si le terme homme est pour lui un nom propre, s’il est l’HOMME dans un sens unique, l’HOMME par excellence, s’il contient toute l’histoire, s’il peut la revivre, la récapituler, la rendre présente, l’accomplir, s’il peut assumer toute l’espèce, s’il peut être intérieur à chacun de nous, c’est donc que le vide en lui a été radical, radical, radical infini, et précisément ce que veut dire l’assomption à Dieu : au lieu d’être joint à lui-même par une complaisance de complicité, il n’a de lien avec soi que la subsistance du Verbe, qui est précisément l’éternelle pauvreté constitutive de la personnalité divine.

En Dieu la subsistance, en Dieu la personnalité, en Dieu l’adhésion à soi, en Dieu la connaissance de soi est pure désappropriation ; et ce qui se communique à l’humanité de Jésus-Christ, c’est cette radicale, éternelle, infinie désappropriation. Il est emporté dans l’océan de cette divine pauvreté. Il n’a donc plus la possibilité de rien s’approprier.

Dans son humanité, il est tout don et son humanité, diaphane à la Présence divine, la révèle d’une manière unique précisément à travers sa pauvreté à elle ; à travers la pauvreté de cette humanité radicalement déprise d’elle-même, resplendit la désappropriation infinie qui est le Dieu vivant.

Dieu n’est pas plus en Jésus-Christ qu’en nous. Il est en nous autant qu’en Jésus-Christ, c’est nous qui ne sommes pas en Dieu. En Jésus-Christ justement, la divinité qui n’est que l’éternelle pauvreté d’un amour infiniment donné, en Jésus-Christ cette divinité, ainsi désappropriée, peut resplendir, s’actualiser dans notre histoire, comme elle veut le faire dans notre histoire. Chacun de nous est appelé à être une incarnation, chacun de nous est appelé à laisser resplendir la divinité, chacun de nous est appelé à devenir transparence et toute la grandeur humaine est là. Mais en nous, encore une fois, le témoignage est intermittent, sporadique, sans cesse fluctuant et renié.

En Jésus-Christ il éclate dans cette désappropriation absolue, qui fait de la divinité de Jésus-Christ la symbiose de cette pauvreté, absolue, à la fois de Dieu et de l’homme, pauvreté selon l’Esprit, pauvreté qui est l’envers de l’amour ou plutôt qui est son essence. On ne peut aimer vraiment que dans la désappropriation, en faisant de soi un espace illimité pour accueillir l’être aimé.

Dire que la divinité de Jésus-Christ éclate au Lavement des pieds, c’est dire qu’il y a toute cette révélation de la pauvreté, dans un visage entièrement offert, où toute l’histoire obtient sa signification dans une confrontation avec un Dieu qui échoue, qui est remis entre nos mains et qui ouvre une aventure incroyable dans notre vie puisque, chacun de nous étant chargé d’un infini, d’un infini vulnérable, menacé, fragile, désarmé, chacun de nous entre dans une carrière infinie, appelé à être un témoignage à la pauvreté adorable de l’éternel amour.

Toute ambiguïté maintenant disparaît. Dieu n’étant pas là-haut, là-haut, là-haut comme un pharaon céleste. Dieu n’étant pas une toute puissance magique, qui du dehors, oriente le destin des mondes. Dieu est intérieur comme le suprême secret d’un amour silencieux et désarmé. Dieu qui nous aimante vers notre intimité personnelle, Dieu qui nous appelle à édifier en nous le sanctuaire universel d’une humanité diaphane à sa Présence, Dieu qui est offert à chacun de nous comme son vrai moi ; il éclate en Jésus-Christ comme son unique moi, et l’humanité sainte de Jésus-Christ surgit comme une humanité-sacrement, une humanité qui ne peut rien s’approprier, une humanité qui ne témoigne jamais d’elle-même, mais toujours de la Présence, en laquelle elle subsiste, en laquelle elle est enracinée et à laquelle elle est totalement offerte.

Le scandale de la Croix est donc pour nous l’aboutissement. Et il est pour nous l’ouverture de tous les horizons, parce que nous sommes enfin délivrés de ce Dieu impensable qui nous maintenait dans une condition de sujets, qui ruinait le sens même de notre action, qui réduisait à rien nos activités puisque tout était fait, décidé, réglé, bouclé éternellement dans ses décrets. En Jésus-Christ, nous sommes dans une histoire, dans une relation nuptiale et l’actualité de Dieu, sa Présence au monde est conditionnée par notre présence. Dieu est vraiment totalement remis entre nos mains. Et que son Règne arrive, c’est notre affaire.

Bien sûr que tout cela est à concevoir sur le plan d’une expérience à vivre et ne signifie rien, chez nous, si nous voulons être les propriétaires de nous-même. Dès que notre moi complice reparaît, toute cette immense vision s’écroule, elle ne signifie plus rien. Il y a une virginisation de la vie qui est indispensable pour entrevoir le visage de Jésus-Christ, comme le visage du second Adam, comme le visage d’une Présence intérieure à nous-même, comme l’humanité en laquelle la Présence de Dieu est devenue une actualité, parce que il n’y a qu’une seule manière de fixer Dieu dans l’histoire, comme il n’y a qu’une seule manière de fixer une intimité dans notre vie, c’est de nous donner à elle, de nous offrir pour l’accueillir, de surgir comme un espace illimité qui lui donne la possibilité de s’exprimer.

Cette désappropriation et ce dépouillement Infinis (7)

Si la Révélation chrétienne peut être parfaite et définitive, ce n’est pas en raison d’une doctrine qui serait indépassable. C’est en raison d’une Présence, infinie, dont la saisie est indépassable, dans ce sens que il est absolument impossible de réaliser une désappropriation plus radicale que celle qui s’accomplit dans le Christ, où la divinité n’est pas seulement l’aimant distinct qui oriente ses aspirations, mais où elle est le seul lien de son humanité avec elle-même.

C’est en tous cas dans cette ligne que se situe le témoignage chrétien, c’est dans cette ligne qu’il se peut comprendre et qu’il se doit vivre. Et le Christ devient en effet, le Christ devient infiniment précieux, lorsque on le cherche par le centre.

Les Evangiles, dans leur texte, sont nécessairement imparfaits. Les Evangiles, dans leur texte, reflètent l’horizon contingent d’une situation unique dont le tragique nous est devenu peut-être un peu plus sensible. Ce ne sont pas ces textes qui sont normatifs. Ils sont eux-mêmes dans une perspective : ils témoignent eux-mêmes d’une incompréhension des apôtres, des disciples, du peuple, des autorités. Ils nous rendent sensible l’ambiguïté d’une présentation qui devait ménager tant de termes différents.

La lumière est venue tout entière dans la Présence même du Seigneur, dans cette offrande de lui-même, dans cette désappropriation dont le Lavement des pieds est, au cœur de la narration évangélique, l’élément le plus assimilable ; mais, bien sûr, toute cette vie du Christ a continué. Si elle ne s’était pas poursuivie, dans une expérience mystique, au cœur de l’Eglise, nous n’en saurions rien. Nous serions toujours réduits à des formules prises comme des objets.

Nous n’aurions jamais été introduits dans cet univers nuptial où il s’agit d’être, d’exister en forme de don et d’atteindre à sa libération, non pas par une soumission à une souveraineté théocratique, mais par une offrande de soi à une divinité éternellement offerte qui nous attend au plus intime de nous et qui s’est inscrite, au cœur de l’histoire, dans le dépouillement infini de Jésus-Christ, et dont la suprême révélation a été, précisément, cet échec merveilleux, consommé sur la croix, qui se dresse au cœur de l’histoire comme la suprême espérance, comme justement l’appel, l’appel d’un amour qui ne pourra jamais nous dominer, ni nous condamner, qui sera éternellement donné, qui acceptera l’agonie, l’agonie autant qu’il faudra, pour que toute créature se ressaisisse et connaisse qu’elle est aimée et que la seule manière d’exprimer sa vie est précisément de se donner comme Dieu se donne : dont toute la puissance s’exprime dans ce dépouillement infini qui éclate sur la Croix de Jésus.

Nous allons maintenant entrer dans la liturgie tout à l’heure. Nous allons nous lever le plus silencieusement possible. On a tué le silence. Essayons de le ressusciter. Vivre cette messe dans le silence. Nous allons la vivre comme une action, nous allons la vivre comme une rencontre avec le Seigneur, crucifié, nous allons la vivre et surtout en essayant de faire de l’humanité le corps et le sang de Jésus, car c’est cela finalement que signifie la messe.

Notre Seigneur nous donne rendez-vous, ensemble, autour de sa table pour que nous le rejoignions dans sa qualité de second Adam, comme l’unité du genre humain, que nous le rejoignons en constituant le Corps Mystique qui est son Corps, que nous formions tous ensemble son corps et son sang, que nous soyons tous unis dans l’unité d’une seule adhésion et dans la vie d’une seule personne et que nous soyons ainsi fondés à la clef, comme le chef, comme la tête de ce Corps, ayant justement établi les conditions de correspondance dans cette unification de tous les hommes embrassés tous dans un amour sans frontières.

Essayons d’aller à la rencontre de cet événement colossal où toute l’histoire du monde se récapitule, où toutes les humanités qui nous ont précédés deviendront présentes, où toutes les humanités qui sont se joindront autour de la même table, où tous ceux qui viendront dans l’avenir seront évoqués dans leur présentialité éternelle, et tous ceux-là qui seront rassemblés, sachant que le Christ est déjà là, mais que c’est nous qui n’y sommes pas.

Ainsi [?] sa Présence s’actualise à travers le temps et l’espace [?] dans toute cette humanité devenue et son corps et son sang. Nous allons vivre cette Présence, au-delà des mots, dans un silence toujours plus profond, […?] en portant toute cette humanité déchirée, en essayant d’en faire une hostie vivante, en disant sur elle comme le fait le Christ avec cette terrible autorité de sa démission infinie en disant sur elle : « Ceci est mon corps. Ceci est mon sang. »

En Jésus nous opérerons ce rassemblement, il y aura un événement, un évènement qui s’accomplira et qui aura un retentissement sur toute l’humanité d’aujourd’hui et sur toute l’histoire du monde. […?] Que tous ensemble nous soyons un, une seule personne, une seule vie, un seul corps en Jésus !


Commentaires :

(1) Jésus-Christ a été crucifié parce qu’il ne répondait pas à l’attente du peuple de Dieu, à l’image qu’il se faisait du Messie. Pouvons-nous être certains que la présentation de Jésus-Christ, faite aujourd’hui par l’Église, réponde à l’attente profonde de l’humanité de ce début de 21eme siècle ? Le Dieu qu’on prie aujourd’hui le plus souvent dans l’Église est-il vraiment le Dieu Père, Fils et Esprit ? La Trinité n’est-elle pas, dans la liturgie, surtout nommée, mais Son mystère bien peu développé ?
La difficulté de la mission de Jésus-Christ vient de ce qu’elle doit révéler, dans un contexte historique la rendant impossible, un Dieu Trinité.

(2) Une page inédite sur Jean Baptiste. L’Église aime nous faire entendre deux ou trois fois par an la sinistre histoire de sa décapitation.
Jean Baptiste tient grande place au début de l’Évangile, en Matthieu, en Luc au chapitre 3ème, en Marc dès l’ouverture de l’Évangile. Jean a été un grand ascète et aussi un grand « moralisateur » qui n’a pas craint de reprendre Hérode le tétrarque au sujet d’Hérodiade, la femme de son frère, ce qui lui a valu d’être emprisonné (Luc 3:19-20). Jésus, Lui, ne l’est pas : Il ne condamne pas la femme adultère mais lui demande de ne plus pécher. Pas plus qu’il ne « moralise » avec la samaritaine invitée à pénétrer dans son intériorité, dans son intimité que Jésus connaît très bien : « Il est toujours chez Lui à l’intérieur des autres » a-t-on dit très justement. Et des juifs et pharisiens, il dira surtout qu’ils sont malheureux et pourquoi ils le sont, ils n’ont guère d’intériorité.
Zundel ici insiste sur la seconde partie de l’éloge de Jean Baptiste : Jésus relativise, si l’on peut dire, la prédication de Jean. Le plus grand prophète de l’Ancien Testament devient le plus petit dans le royaume. Il ne s’agit pas pour Jésus de réduire la grandeur de son cousin, saisi par l’Esprit-Saint dès le ventre de sa mère, mais de la bien situer.
La « thèse » de Zundel, autant inédite que lumineuse, c’est que la première perspective de Jean Baptiste et des Apôtres quant à Jésus n’est pas celle de Jésus : ils attendaient de Lui le retour foudroyant d’une certaine justice de Dieu, alors que Jésus voudra toujours les élever, et veut toujours nous élever, à un niveau d’intelligence des choses de Dieu transcendentalement autre.

(3) Zundel veut nous déshabituer d’une lecture trop facile de l’Évangile, où l’on prend chaque mot, ou chaque ensemble, à la lettre, sans se soucier du contexte général de l’Évangile qui est toujours orienté vers la Passion-Mort-Résurrection du Seigneur, vers la catastrophe finale totalement inattendue, même si Jésus l’a annoncée plusieurs fois aux apôtres.

(4) Expression forte « des choses de Dieu ». Il faut, sans doute, passer par là pour commencer seulement à entrer, mystiquement, dans le mystère de la Très Sainte Trinité, en pénétrant d’abord dans celui de la Crucifixion de Jésus-Christ. Tant qu’on n’arrive pas jusqu’à ce sens, le christianisme demeure finalement une religion comme les autres. Nous-nous acheminons lentement vers une meilleure pénétration du mystère de la Trinité qui constitue la spécificité du christianisme.

(5) L’Incarnation divine n’est pas Jésus descendant d’un ciel imaginaire. La divinité de Jésus-Christ, une absurdité radicale ? La Divinité de Jésus-Christ n’a de sens que si Dieu est situé au-dedans, comme étant « un pur dedans » Dieu n’est pas là-haut, là-bas, après ! Dieu est ici, maintenant, au-dedans, toujours déjà-là.

(6) La vision paulinienne du Second Adam conduit à celle d’une humanité universelle parce qu’intérieure à chacun. Le Christ signifie, dans l’expérience chrétienne, cette humanité universelle. Son Moi est l’Autre divin parce que le vide en Lui est radical La Pauvreté en Dieu signifie désappropriation parfaite, parfait vide, de Soi, opéré par chaque Personne Divine.

(7) Ce dépouillement infini qui éclate sur la Croix de Jésus ; la radicale désappropriation accomplie dans le Christ. Le mot désappropriation figure dans le Littré, mais pas dans le Larousse. Il a été prononcé des milliers de foi par Zundel. C’est à découvrir et vivre chaque jour d’une manière nouvelle.