19/07/2010 – Homélie – L’intériorité de Dieu

A
Lausanne, homélie de Maurice Zundel en 1962.

L’intégralité de l’homélie vous est proposée, à l’écoute, mais à l’aide du curseur, déplacé par la souris, vous pouvez morceler celle-ci, l’interrompant et la reprenant comme bon vous semble.

Les grands artistes, les grands écrivains sont ceux qui peuvent donner aux mots un poids de lumière éternelle en les disposant dans un juste équilibre. L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Cette phrase admirable et immortelle de Pascal, contraste du roseau fragile et pensant quifait de lui l’arbitre du monde, réalise une de ces créations éternelle.

Saint Augustin, qui est un très grand artiste aussi, à ses heures, et qui l’est précisément au moment où il y pense le moins, a forgé, lui aussi, sans y penser, dans la spontanéité de son génie et dans l’ardeur de sa foi, il a forgé, de ces mots en équilibre parfait qui nous introduisent dans des abîmes de lumière.

Et précisément, dans les Confessions qui remontent aux environs de 397, dans les Confessions où le grand évêque nous raconte, sans nous rien cacher, sa vie, ses désordres, sa conversion, son bap­tême et où il ne cesse de louer Dieu de l’avoir appelé à sa lumière, il exprime l’état où il se trouvait, avant sa conversion, dans ces mots dont vous saisirez tout de suite, à travers leur admirable simplicité, le poids éternel de lumière. Il dit donc : « Trop tard, je t’ai aimée, trop tard, je t’ai aimée, beauté toujours ancienne et toujours. Nouvelle. Trop tard je lai aimée et pourtant, tu étais dedans, mais c’est moi qui étais dehors ». (Livre X, 27)

Tu étais dedans, mais c’est moi qui étais dehors…Comme c’est admirable ! Donc la situation de l’homme qui n’a pas encore rencontré le vrai Dieu, c’est d’être extérieur, d’être, aujourd’hui même, comme nous disons d’un homme en colère, qu’il est hors de lui, hors de lui : il se possède plus, il se contrôle plus, il n’est plus maître de ses actes, il n’est plus l’origine de sa propre conduite, il est aliéné à soi-même. Il est dehors, alors que la condition normale de l’homme, ce serait d’être dedans, d’être un centre de toute son activité, jaillie, ordonnée, lumineuse et créatrice.

Et Augustin résume tout cela en opposant ces deux mots, génialement : Tu étais dedans, mais moi j’étais dehors. Et, se commentant lui-même, il ajoute ce commentaire qui n’est pas moins admirable : Tu étais avec moi, mais moi, je n’étais pas avec toi. Comme c’est magnifique ! Tu étais avec moi, mais moi, je n’étais pas avec toi. Donc, c’est Dieu qui était toujours déjà là, comme un soleil caché en lui et qui l’attendait, et c’est lui qui n’était pas avec Dieu.

Nous voyons, tout de suite, que le Dieu qu’il a rencontré, c’est un Dieu intérieur, intérieur à lui-même, intérieur à nous-même, un Dieu qui est dedans tandis que nous sommes dehors.

Et la conclusion, c’est que évidemment, Augustin ne rencontrera Dieu que lorsque lui-même sera entré dedans.

Dieu va l’appeler au-dedans. Il va l’appeler à se recueillir, à se recentrer, à devenir, justement, une source, une origine de sa propre conduite, un créateur de sa vie et de son univers. Et cela éclate dans les mots, puis­que Dieu est dedans et nous dehors, puisque cette situation intolérable qui constitue la condition de l’homme pécheur, comme l’était Augustin, cette situation intolérable ne peut être surmontée que si l’homme aliéné à lui-même et à tout, à Dieu et à l’univers, comme à soi, si l’homme revient à l’intérieur, s’il se constitue dans cette intimité où il s’échangera avec Dieu comme une personne avec une personne.

Ce n’est proprement formidable parce que, justement, dans cet itinéraire d’Augustin, nous voyons que l’aimantation que Dieu exerce sur nous, n’est absolument pas le commandement de quelqu’un qui veut nous imposer quoi que ce soit, mais l’attrait d’une beauté, d’un amour qui veut nous transformer en lui-même, qui veut nous arracher à notre dispersion et à notre impuissance, à nos servitudes et à nos dépendances pour nous mettre au cœur de notre liberté.

Quand nous serons recueillis au centre, quand nous serons un dedans, une intimité, un commencement, une origine, une source, alors nous serons devant Dieu, non pas comme des esclaves, mais comme des amis qui s’échangent avec l’être aimé dans la lumière d’une générosité réciproque.

Le Dieu d’Augustin, le Dieu chrétien, le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ, le Dieu qui l’appelle, le Dieu qui va fasciner son génie et faire de lui le grand Docteur de la grâce, ce Dieu, justement, est un Dieu libérateur. C’est lui qui nous révèle que nous sommes dehors. C’est lui qui remédie à notre extériorité. C’est lui qui nous introduit dans notre intimité. C’est lui qui nous permet de nous joindre nous-même. C’est lui qui fait de nous, enfin, non pas des créatures misérables et soumises, mais des amis, des fils, des collaborateurs, des dieux, puisque, selon le mot du même Augustin, Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu.

Et d’ailleurs, cela est tellement vrai, cela est tellement au cœur de l’expérience augustinienne, que Augustin nous dit, quelques lignes plus bas, il nous dit – écoutez cette phrase extraordinaire et prodigieuse : En adhérant à toi, de tout moi-même, ma vie vivra d’être toute pleine de toi. Quel grand art, quelle magnifique poésie et quelle sagesse ! Abyssale ! . . En adhérant à toi de tout moi-­même, ma vie vivra d’être toute pleine de toi.

C’est donc en Dieu que saint Augustin appelle d’ailleurs, dans les Confessions,Vita vitarum – vous qui êtes la vie de notre vie – c’est en Dieu que notre vie devient vivante, qu’elle trouve sa plénitude dans cette adhésion de lumière et d’amour qui nous identifie avec Dieu et qui enracine notre intimité dans la sienne afin que notre vie devienne sa vie, et sa vie, la nôtre.

Toutes les fantasmagories, par conséquent, de dépendances, de servi­tudes, de domination, de despotisme, tout cela, c’est creux dans la lumière de cette expérience essentiellement chrétienne. Le chrétien ne va pas à Dieu comme à un étranger : il va à Dieu comme on va vers son intimité.

Qu’est-ce que vous cherchez dans l’amour ? Qu’est-ce que vous espérez y trouver ? Toujours cela, justement, de pouvoir vous échanger avec un autre ou une autre qui est intérieur à vous-même et en qui vous réalisez et accomplissez votre intériorité.

Eh bien ! Dieu est tout entier intériorité. Il n’a pas de dehors. Il ne peut donc que nous ramener au-dedans et nous établir au coeur de notre intimité en faisant de notre liberté quelque chose d’absolument inviolable. Dieu ne peut rien sur cette liberté que de la constituer, que de l’appeler à naître, que de l’aider à s’accroître parce que, justement, Dieu ne peut agir que en vue de cette intériorité, pour la protéger, pour la confirmer, pour la faire grandir. Dieu ne peut jamais nous prendre par le dehors. Il ne peut nous saisir que par le dedans en pénétrant en nous, sans violer notre frontière, mais en faisant éclater cette frontière dans un immense espace d’amour où nous devenons ce qu’il est : générosité, lumière, amour.

C’est pourquoi, on peut dire que le monde, que l’univers, que toute la création est tenue par la fragilité, la fragilité de Dieu. Comme le roseau pensant, en tant que roseau, est ce qu’il y a de plus fragile, en tant que pensant, est l’arbi­tre du monde, Dieu apparaît comme celui qui, en nous appelant à devenir une liberté inviolable, va se mettre dans notre main, car nous avons ce pouvoir terrible de dire non, comme nous avons celui de dire oui.

Et si nous rejoignons le Prologue de saint Jean : La lumière luit dans les ténèbres, les ténèbres ne la saisissent pas. Dieu est dans le monde et le monde ne le connaît pas. Il vient chez les siens et les siens ne le reçoivent pas. Dieu est toujours déjà là. Tu étais avec moi, mais c’est moi qui n’étais pas avec toi. Il est toujours déjà là, mais si nous ne sommes pas là, c’est comme si il était inexistant. Le plus grand amour ne peut rien sur celui qui n’aime pas. Le plus grand génie ne peut rien sur l’esprit fermé et qui se refuse. Et la plus grande beauté ne peut rien, la plus belle musique ne peut rien sur celui dont les oreilles sont obstinément fermées.

Ainsi, Dieu ne peut rien sur un univers qui est suspendu à son amour et qui est appelé à devenir lui-même une offrande d’amour. C’est pourquoi Dieu peut être vaincu, Il peut échouer. Et c’est pourquoi, notre Dieu est un Dieu crucifié, crucifié par tous les refus d’amour qui réduisent sa présence perpétuelle à l’im­puissance, comme saint Augustin le constate lorsqu’il dit : Tu étais avec moi, mais moi, je n’étais pas avec toi.

Ainsi, le monde tout entier, tout entier suspendu à cette divine fragilité, d’un amour que n’importe qui peut écraser, peut refuser, peut crucifier. Alors le monde n’est pas ce que nous pensons qu’il est. Le monde, nous avons, nous avons à le porter à notre tour, à le transformer, nous avons à lui donner sa véritable signi­fication, nous avons à le faire entrer dans ce circuit de lumière et d’amour qui fermera l’anneau d’or des fiançailles éternelles.

Nous voulons donc retenir, ce matin, en nous rappelant ces trois mots d’Augustin :

Tu étais dedans, mais moi j’étais dehors.

Tu étais avec moi, mais je n’étais pas avec toi.

En adhérant à toi de tout moi-même, ma vie vivra d’être toute pleine de toi.

En retenant cet admirable itinéraire et ces mots qui sont dignes de cette ascension vers la lumière, nous essaierons d’écouter, à notre tour, cet hôte bien-aimé qui nous appelle au plus profond de nous-même et qui veut nous amener au-dedans, qui veut nous rendre libres, qui veut nous identifier avec lui, qui veut nous conduire à notre plus profonde intimité, qui veut faire de nous, vraiment, un centre, un commencement, une source et une origine

Comme c’est magnifique d’être appelé par un tel amour ! Oh ! Demandons de ne pas hésiter, aujourd’hui, et de sceller, dans le oui de notre enthou­siasme et de notre liberté, ce oui éternel qui se prononce, au plus intime de nous-même, à ce Dieu qui est toujours déjà là et qui ne cesse jamais de nous attendre et de nous aimer ».