18-20/06/2011 – La Trinité et le Mystère du Mal

En
l’ Abbaye de Bellefontaine, le 19 janvier 1972.
 
Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte:
 
La révélation de la très Sainte Trinité, qui est le noyau et le joyau de l’Evangile, la révélation de la très Sainte Triniténe peut que modifier nos conceptions sur Dieu, bien sûr, sur l’homme, sur la création, sur l’origine de l’univers et c’est par-là, en effet, que nous allons commencer.
 
La Genèse nous représente la création comme un geste de la toute-puissance de Dieu qui tire du néant des êtres qui n’existaient pas et qui les engage dans une histoire où lui-même ne parait pas engagé.
 
Ce geste souverain prendra une signification différente si nous nous plaçons au point de vue, et dans la lumière de la très Sainte Trinité et, pour le rendre immédiatement intelligible, je recourrai à une parabole infiniment facile à saisir : un père de famille digne de ce nom, un père de famille qui est la providence matérielle de ses enfants, qui travaille pour eux, qui leur assure le vivre et le confort, qui les entoure de sa tendresse, qui ne les laisse manquer de rien, ce père de famille s’arrêtera devant ce domaine inviolable qu’est la conscience de son enfant.

 

Sans doute, il cherchera à l’orienter, mais il s’interdira absolument de la violer, de lui imposer ses opinions au lieu de faire germer la vérité comme un bien souverain, de la, de le conduire à la vérité comme à une personne qui deviendra le jour de son esprit. Il s’attachera donc à créer un espace autour de cette conscience d’enfant, un espace de lumière et d’amour où l’enfant respirera la Présence divine et s’orientera vers elle par le mouvement le plus intime de lui-même.
 
Et tout est là pour ce père digne de ce nom : la naissance de son enfant, son éducation, tous les biens matériels dont le travail du père et sa sollicitude sont la source, tout cela ne compte pour rien auprès de cette éclosion d’une personne, auprès de cette maturation d’une conscience, car c’est là le sens même de la paternité, de susciter une personnalité inviolable qui découvre au fond d’elle-même le Dieu vivant qui est le fondement de sa dignité.
 
C’est pourquoi d’un seul élan, toute la vie du père est orientée et prend signification dans la libération de cette conscience d’enfant qui deviendra précisément adulte dans la mesure où elle se libérera d’elle-même.
 
C’est, je pense, dans cette direction qu’il importe de chercher la signification du geste créateur. Dieu esprit, Dieu éternelle communion d’amour, Dieu libre infiniment de lui-même, Dieu pur don, que veut-il susciter ? Des choses, des choses qui seraient opaques à sa lumière, des choses qui ne sauraient ni connaître son amour, ni lui apporter une réponse ? Ou bien veut-il se communiquer lui-même, veut-il susciter des êtres semblables à lui ? Veut-il créer des personnes ? Veut-il susciter ce bien suprême qui est la liberté d’un être qui se prend totalement en main et qui ne s’atteint lui-même, comme Dieu, qu’en se donnant totalement dans la joie de l’amour ?

Il semble bien, en effet, que dans la lumière de la très Sainte Trinité nous ne puissions concevoir le geste créateur que dans cette direction, qu’allumé par cette intention, tellement que la liberté au sens où elle resplendit, au cœur de la Trinité, apparaît comme la fin même de l’acte créateur.

 

Toute la création, tout l’univers auraient donc son sens dans cette vocation, de se déprendre de soi, de s’offrir, de devenir transparent à la Présence divine qui est la vie de notre vie.
 
Tout l’univers serait rattaché aux êtres intelligents, qui constitue leurs corps, car l’univers est notre corps, puisque l’univers nous atteint, puisque nous sommes solidaires de lui, puisque nous ne pouvons rien connaître de lui, sans éprouver son action sur nous.
 
C’est cet immense corps qu’il s’agit d’animer, d’intérioriser, de rendre transparent à la Présence divine, de couronner enfin d’une liberté créatrice où toute créature se donne à travers le cœur de l’homme qui doit animer tout l’univers.
 
Cette vision nous introduit immédiatement dans la conception et dans la découverte d’un engagement de Dieu dans son oeuvre car, si c’est cela le dessein créateur, la création ne peut être qu’une histoire à deux. Il ne s’agit pas pour Dieu d’imposer l’être à des choses, mais de susciter des personnes qui se tiennent devant lui en état d’acceptation, de consentement et d’amour : une histoire à deux, une histoire nuptiale, celle que nous laisse pressentir saint Paul lorsque, il écrit aux Corinthiens : « Je vous ai fiancés à un époux unique, à un époux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge pure. » ( 2 Cor. 11, 2 ).
 
La création inaugure donc une histoire nuptiale, une histoire à deux qui peut s’accomplir sans le consentement des créatures intelligentes, comme l’éducation, donnée par ce père idéal que j’évoquais, il y a un instant, comme l’éducation donnée par ce père idéal ne peut être couronnée que par le consentement de l’enfant. Si il ne consent pas, tout l’amour du père ne peut le contraindre au don de lui-même. Le père peut échouer, il peut échouer quelles que soient l’intensité et la générosité de son amour.
 
De même, pouvons-nous dire, puisque la création est une histoire à deux, Dieu peut échouer car il ne saurait contraindre cette liberté qu’il a donnée à elle-même. L’échec de la création, l’échec suprême, mais cette fois du côté de Dieu, serait de contraindre une liberté inviolable. C’est impossible, mais il se peut que cette liberté, fascinée par elle-même, se refuse à Dieu et qu’elle néglige de fermer l’anneau d’or des fiançailles éternelles, en découronnant toute la création de son sens, en en faisant une pyramide tronquée, une maison sans toit, enfin en décréant cet univers au lieu de contribuer à le créer.
 
C’est ce risque divin qui paraît être contenu dans la révélation de la très Sainte Trinité, si la très sainte Trinité est vraiment cette éternelle communion d’amour où tout est désapproprié, où rien n’est possédé et qui ne peut viser précisément qu’à se communiquer en des créatures qui se tiendront librement devant Dieu et qui apporteront en se transformant elles-mêmes en offrande, qui apporteront la seule réponse digne de lui.
 
Cet échec, d’ailleurs, nous le retrouverons, nous le retrouvons dans une pensée si profonde de l’Apôtre saint Paul, si étonnante, si inépuisable où, dans l’épître aux Romains, chapitre 8, l’Apôtre nous montre cette création soumise à la vanité malgré elle, gémissant dans les douleurs de l’enfantement, attendant la révélation de la gloire des fils de Dieu.
 
Saint Paul nous laisse donc entendre que la création, sous un certain aspect, est un échec et, beaucoup plus profondément, la passion de Jésus-Christ va nous révéler la profondeur de cet échec car, si la création est une histoire à deux, si la liberté des créatures intelligentes contenues dans cet univers, que ce soit sur notre planète ou ailleurs, que ce soit dans le monde des anges ou dans le monde des hommes, cette création qui peut être donc vouée à l’échec, va nous faire assister à cette tragédie du mal dans laquelle nous sommes plongés aujourd’hui plus que jamais.
 
Car la seule réponse possible, en effet, au mystère du mal, ce sera de concevoir cet univers nuptial, cet univers qui est une histoire à deux, cet univers où notre consentement et celui de toutes les créatures intelligentes est indispensable à l’achèvement de l’œuvre divine, comme le consentement de l’enfant est indispensable à la pédagogie affectueuse du père.
 
Le problème du mal va s’éclairer d’un jour tout nouveau, si nous le considérons à la lumière de cet engagement de Dieu qui ne reste pas extérieur à l’univers, comme si cet univers ne lui était rien, mais qui s’engage à fond parce que le sens de cet univers est la communication, si l’on peut dire, de ce qu’il a de plus divin en lui, cette pauvreté, ce dépouillement, cette désappropriation, enfin cette liberté infinie.
 
Vous savez comment la Bible, précisément le 3ème chapitre de la Genèse, s’efforce de résoudre ce problème du mal. C’est un essai qui contient, bien entendu, des éléments d’une suprême valeur, mais c’est un essai où l’auteur sacré cherche manifestement à innocenter Dieu du mal. C’est là son propos le plus intime : innocenter Dieu du mal. Le mal n’a pas Dieu pour auteur. Le mal de la douleur, le mal de la mort, ils proviennent du mal du péché, dont seul l’homme peut être l’auteur. Dieu est donc innocent du mal. C’est par la faute d’un seul homme que le péché est entré, est entré dans le monde, comme dira saint Paul, et par le péché, la mort.
 
Mais, dans le récit de la Genèse, Dieu reste hors du jeu. Il reste la puissance souveraine qui n’est pas engagée dans l’épreuve. L’épreuve concerne l’homme : il est averti des conséquences d’une transgression possible et la transgression commise, les sanctions sont effectivement portées, mais Dieu reste dans sa souveraineté qui n’est pas engagée dans l’épreuve.
 
Le livre de Job reprendra ce problème. Il le reprendra dans des termes nouveaux. Il le reprendra sur un ton d’une extrême passion en se posant le problème de l’innocence en face de la souffrance. Comment l’innocent peut-il être châtié ? Comment l’innocent peut-il être torturé, perdre tous ses biens, perdre tous ceux qu’il aime, perdre son honneur, perdre sa santé et apparaître comme un criminel, alors qu’il est sûr de son innocence ?
 
Il met Dieu au pied du mur : il engage un procès contre Dieu, il clame son innocence devant ses amis qui affirment que il ne saurait être frappé, s’il n’était coupable, jusqu’à ce qu’enfin la manifestation de la puissance de Dieu dans la splendeur des astres, dans, dans la création des créatures immenses, le crocodile, l’hippopotame ou des créatures subtiles et rapides comme l’autruche, jusqu’à ce que Dieu le mette en face de ses œuvres qu’il est incapable d’accomplir : il doit se prosterner dans la poussière, en reconnaissant son néant.
 
Mais ce grand poème immortel qui contient les cris les plus profonds de la détresse humaine, ce grand poème n’était pas au niveau du problème qu’il posait ou – ce qui revient au même – la Révélation, pour cet immense poète, n’avait pas encore atteint le point où elle pouvait éclairer ce problème et lui apporter sa véritable solution.
 
Il faudra l’avènement de Jésus-Christ. Il faudra l’agonie et la passion du Seigneur. Il faudra sa crucifixion pour apporter à ce problème une solution qui réponde à tout ce que le cœur humain peut attendre de Dieu, qui réponde surtout à cette révélation définitive de Dieu comme une éternelle communion d’amour.
 
Le mal prend toutes les formes imaginables, mais il y en a parmi ces formes, la maladie, la souffrance, la mort, il y en a parmi ces formes de la douleur et du mal qui sont réductibles au bien. On peut, comme Pascal demandant le bon usage des maladies, on peut à travers la souffrance, s’acheminer vers la purification, on peut atteindre à une plus haute libération, on peut devenir davantage une personne et, plus profondément, un créateur et finalement le mal tourne au bien. Ce n’est donc pas un mal définitif et insurmontable.
 
Y a-t-il un bien ou plutôt y a-t-il un mal qui soit le mal pur, le mal absolu ? Oui. Quel est ce mal ? Eh bien ! C’est le refus d’être, c’est le refus de se libérer, c’est le consentement à être une chose alors qu’on est appelé à être une personne. C’est rejeter cette vocation divine qui nous appelle à devenir ce que Dieu est. C’est piétiner en nous et dégrader cette dignité qui nous rendrait inviolable si nous étions fidèle à son appel.
 
Malraux l’a dit, n’est-ce pas : la pire des choses, c’est le dessein concerté de dégrader l’homme, de le dégoûter de lui-même, en le rendant semblable à une bête. Ceux qui l’accomplissent, d’ailleurs, se dégradent bien plus profondément et c’est là, en effet, le mal suprême : de dégrader en soi cette dignité qui est notre plus profonde vocation, renier cet appel à être des créateurs. Refuser à Dieu ce concours, c’est nous déshonorer nous-même et c’est déshonorer tout l’univers. Tout homme qui s’élève, élève le monde, mais tout homme qui s’abaisse, abaisse le monde.
 
C’est dans cette décréation de soi-même, dans ce refus d’être créateur, dans ce manque de coopération à la libération de tout l’univers que gît le mal par excellence qui, de soi, n’est pas réductible au bien. Mais tout cela va s’éclairer précisément dans l’avènement de Jésus-Christ, dans la passion de Jésus-Christ parce que, dans la passion de Jésus Christ, le mal va prendre une figure tout à fait nouvelle. Le mal va apparaître, en effet, dans l’agonie de Jésus-Christ, non pas comme la désobéissance à un commandement, non pas comme le rejet d’une loi, mais comme une blessure personnelle faite à Quelqu’un qui est l’amour infini.
 
Et, réciproquement, le mal va se révéler comme Quelqu’un à aimer. Le mal, le bien est Quelqu’un, ce n’est pas quelque chose à faire, c’est d’abord Quelqu’un à aimer et le mal, ce n’est pas la conformité ou plutôt la difformité à l’égard d’un commandement, le refus d’une loi, mais une blessure qui peut causer la mort de Dieu.
 
Rien n’éclaire davantage le mystère du mal. On peut se demander en effet comment Dieu peut-il nous laisser nous débattre dans un monde de larmes et de sang, dans un monde où la guerre n’a jamais cessé, dans un monde où les hommes s’entretuent pour acquérir des choses, dans un monde où l’amour est bafoué, où le sexe triomphe, où il y a si peu de liberté créatrice. Comment Dieu peut-il nous laisser dans ce monde qui, matériellement, s’insurge contre nous ?
 
Il y a les raz-de-marée, il y a les éruptions volcaniques, il y a les tremblements de terre, il y a tous les désastres qui viennent des forces de l’univers, la foudre qui frappe un homme. Il y a, de la part de la nature, comme une ignorance totale des valeurs humaines : une ville entière peut être engloutie, quelle que soit la valeur de ses habitants. Un génie peut être consumé, dévoré dans son cerveau par des microbes qui se nourrissent de sa substance. Comment ce monde pourrait-il répondre à l’amour d’un Dieu qui n’est qu’amour, à moins que, justement, cet univers soit une histoire à deux et que le refus des créatures intelligentes n’intercepte le courant d’amour qui veut susciter une vie libre et créatrice comme la sienne.
 
Davantage : comment pas voir que le mal n’est tel qu’il ne peut être un mal absolu que dans la mesure où c’est Dieu lui-même qui est piétiné ? Car enfin, toute la dignité de l’homme, toute sa grandeur, tout le scandale du mal, des catastrophes qui s’abattent sur nous, des maladies qui nous assassinent, de la torture des enfants innocents, ce mal n’est si affreux, n’est si scandaleux qu’en raison d’une valeur absolue qui est piétinée. Et quelle est cette valeur, sinon le Dieu qui nous habite, qui nous attend, le Dieu qui ne cesse de s’offrir et de se donner, mais qui ne peut sans nous fermer l’anneau d’or des fiançailles éternelles ?
 
Finalement, au fond du mal, il y a le visage agonisant du Seigneur qui vit toutes nos détresses, toutes nos agonies, qui meurt de toutes nos morts et qui est, bien sûr, la victime privilégiée du péché, c’est-à-dire du refus d’amour qui le crucifie.
 
Il y a donc, finalement, au cœur de cette tragédie, il y a la tragédie de Dieu qui couvre toute l’histoire. Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde, a dit Pascal. Il pourrait dire tout aussi bien : Jésus est en agonie depuis le commencement du monde car partout où il y a un mal, partout où il y a une souffrance, Dieu est frappé, ce qu’il veut, c’est naturellement, dans la liberté créatrice, c’est la joie de l’amour qui se donne avec une générosité toute spontanée.
 
La Trinité divine nous ouvre donc un jour tout à fait nouveau sur la création, sur le mystère du mal, sur la tragédie de Dieu qui est à l’arrière-plan de toutes les tragédies humaines, sur l’échec possible de Dieu qui ne peut contraindre une liberté qui est la fin dernière de sa création, qui ne peut qu’attendre, comme ce père attentif, l’éclosion de ce consentement qui rendra la créature véritablement semblable à lui.
 
Et nous voyons poindre ainsi, à travers le mystère adorable de la très Sainte Trinité, à travers le rayonnement créateur de la liberté divine, à travers le mystère du mal où la Présence divine est méconnue et piétinée, à travers l’agonie de Jésus où le mal devient Quelqu’un, Quelqu’un qui meurt d’amour pour compenser tous nos refus d’amour,nous voyons poindre cette mystérieuse fragilité de Dieu.
 
Dieu est ce qu’il y a de plus fragile, comme il est ce qu’il y a de plus précieux. De cette fragilité, nous faisons constamment l’expérience puisque à chaque instant du jour, nous sommes distraits de Dieu, à chaque instant du jour, nous oublions Dieu, à chaque instant du jour, nous négligeons sa Présence et il ne proteste pas et il ne s’impose pas. Il nous attend, comme il attendait Augustin jusqu’à ses 33 ans qui devaient marquer l’année de sa naissance. Dieu attend et, quand nous retournons à lui, il est toujours déjà là, car il a n’a jamais cessé de nous attendre et de nous aimer.
 
Un Dieu fragile, un Dieu qu’il faut protéger contre nous-même, c’est le sens de ce roman de Graham Greene, La Puissance et la Gloire, où deux prêtres mexicains sont surpris soudain par la, par la persécution qui éclata, peu de temps après la Révolution soviétique, soviétique. Deux prêtres mexicains, médiocres, sinon mauvais, qui n’ont cherché dans le sacerdoce qu’un dolce farniente, qui se sont, qui se la sont, qui se la, qui se la sont coulé douce et qui, tout d’un coup, ont à choisir devant la persécution. Que vont-ils faire ? L’un se dégonfle, épouse sa gouvernante, est pensionné par le gouvernement. L’autre réalise, prend conscience qu’il est le berger, que le troupeau va être attaqué, qu’il doit le défendre, que le vaisseau coule, que le capitaine doit rester à bord et c’est ce qu’il fait.
 
Malgré ses péchés, malgré son indignité, il comprend qu’il n’a pas le droit d’abandonner le navire et de quitter le troupeau et il s’engage alors dans une vie où il se perd totalement de vue, où il ne pense qu’à ces milliers d’êtres qui, sur des milliers de kilomètres, n’ont pas un prêtre pour leur communiquer la grâce des sacrements et il expose sa vie, et sa tête est mise à prix, et il doit fuir, de village en village, et il doit veiller la nuit, pour accomplir son ministère. A peine a-t-il le temps de manger qu’il doit fuir encore jusqu’à ce qu’enfin, voyant qu’il met en péril les villages où il passe, car on y prend des otages, jusqu’à ce qu’il comprenne que Dieu qui lui a proposé le sacrifice de sa vie – et c’était dans l’ordre -que Dieu donnera sa grâce, autrement que par le truchement des sacrements.
 
Il décide donc de quitter le Mexique, d’aller aux Etats-Unis où il pourra enfin se confesser après tant et tant d’années où il vivait, du moins où il croyait être dans le péché, alors qu’en réalité, il avait tout effacé par ce regard vers Dieu, par ce souci unique de son troupeau. Il va franchir la frontière quand un espion, qui veut toucher la prime promise par la police, l’arrête en lui demandant de se rendre auprès d’un mourant.
 
Tant de fois il a exposé sa vie qu’il ne saurait reculer. Il retourne. Il arrive en effet dans une redoute où un homme agonise.« Vous m’avez appelé ? »- « Non. » Ah, ah ! Le piège est donc évident. Il s’attache à convaincre ce mourant qu’il est venu auprès de lui au péril de sa vie et tandis qu’il s’efforce de le convaincre, la police entre, l’arrête et lui déclare que le lendemain il doit être fusillé.
 
Il n’a cure, d’ailleurs, de cette condamnation : elle était prévue, il l’accepte volontiers, il demande seulement qu’un prêtre puisse lui donner l’absolution. Il n’y en a qu’un seul, c’est celui qui a épousé sa gouvernante qui peut encore l’absoudre. Mais la mégère refuse de le laisser sortir et le prêtre n’a, pour se purifier, que le martyre, le témoignage de son sang qui couronne le don de son amour.
 
Mais il a découvert précisément avant de mourir, il a fait cette découverte essentielle : Aimer Dieu, c’est vouloir le protéger contre nous-même. Aimer Dieu, c’est vouloir le protéger contre nous-même.
 
Et en effet, si Dieu est ce Dieu-là, si le Dieu de la croix et de l’agonie, si il est engagé jusqu’à la mort dans sa création, si l’univers ne peut s’accomplir qu’avec notre consentement, si notre OUI est indispensable pour fermer l’anneau d’or des fiançailles éternelles, alors ce qui importe, c’est de sauver Dieu de nous-même, de le sauver de nos ténèbres, de le sauver de nos égoïsmes, de devenir un espace pour l’accueillir, une transparence pour communiquer sa lumière, une générosité, un sourire pour témoigner de sa bonté.
 
Et c’est vrai … C’est vrai. Nous n’avons pas affaire au Dieu des philosophes, au Dieu de Descartes qui donne la chiquenaude primitive qui met en mouvement la mécanique des mondes. Nous avons affaire à l’amour, à cette paternité qui veut susciter notre liberté, qui veut faire de nous des créateurs et qui est engagé en une relation nuptiale avec nous.
 
Et c’est cela, justement, finalement, qui donne à notre foi son aspect le plus pathétique et le plus généreux. Saint François a pleuré vingt ans sur la passion de Jésus, il en a perdu la vue et finalement, il a reçu les stigmates, il a été blessé des blessures divines, il est entré à fond dans cette mort de Dieu jusqu’à ce qu’enfin, il connaisse la résurrection où il chantera le Cantique duSoleil.
 
Eh bien ! Pour nous, il en va de même. Notre salut, c’est une chose qui n’est peut-être pas pour aujourd’hui. Notre salut, c’est une chose qui peut être sans intérêt. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est que notre salut, si on veut être libéré de nous-même et qu’est-ce que c’est que d’être libéré de nous-même, sinon d’être un pur regard d’amour vers Dieu ?
 
Il ne s’agit donc pas de calculer nos chances d’être sauvés, mais de sauver ce trésor caché en nous qui est le Dieu vivant et rien, en effet, ne peut éveiller notre générosité comme cette pensée que Dieu nous est confié, que c’est la vie de Dieu qui est en question.
 
Je ne cesse de dire au confessionnal : « Mais il n’y a qu’une seule faute, c’est de négliger Dieu, c’est de l’oublier, c’est de ne pas l’aimer, c’est de le laisser tomber car, infailliblement alors, tous, qui que nous soyons, nous retombons en nous-même, dans notre moi propriétaire, obscur, instinctif et nous sommes capables de tout, de tout, de n’importe quel crime, parce que le mal, c’est cela, c’est de s’écarter de lui, c’est de nous séparer de son amour comme le bien, c’est de vivre avec lui dans une union toujours plus intense et toujours plus généreuse. »
 
Le bien est Quelqu’un. Il s’agit donc de retourner à ce Quelqu’un, de respirer sa Présence et de le retrouver dans le silence le plus profond de nous-même.
 
C’est vrai : c’est la vie de Dieu qui est en question. Dans toutes nos relations avec nous-même, dans toutes nos relations avec les autres, le seul fait d’exister constitue une affirmation ou une négation de l’amour. Il n’y a pas de neutralité. Partout où nous ex… Partout où nous, rendons, dès que nous entrons dans un lieu quelconque, nous y apportons la lumière ou les ténèbres, nous y apportons Dieu ou nous-même. Il s’agit donc de prendre soin de cette vie divine.
 
Saint Paul a dit ce mot qui est si émouvant dans sa brièveté dans la première aux Thessaloniciens : « N’éteignez pas l’Esprit ! »N’éteignez pas Dieu, car vous avez le pouvoir de l’éteindre. S’il est toujours là, s’il est toujours créateur, si son amour ne nous quitte jamais, il ne peut rayonner qu’à travers la transparence de notre amour. « N’éteignez pas l’Esprit ! »
 
Et Claudel, vous vous rappelez, le 25 décembre 1886 entre à Notre Dame de Paris en flâneur, plein d’amertume et plein d’ennui, il entre dans la cathédrale, il entend les antiennes de Noël et ce De Profundis qui retentit aux Vêpres, aux secondes Vêpres de Noël et tout d’un coup, il est bouleversé : il découvre l’enfance éternelle et l’innocence déchirante de Dieu et il en ressort converti.
 
C’est cela, finalement, qui éclaire toute la création, c’est cela qui délimite ou plutôt qui ouvre le champ de notre action, c’est cela qui donne sens à notre existence. Qu’avons-nous d’autre à faire ici-bas que de donner Dieu, en vivant de Dieu et en laissant transparaître Dieu ? Il n’y a pas d’autre action que celle-là.
 
On agit par ce que l’on est et on existe dans la mesure où l’on vit de Dieu.
 
Il s’agit donc de nous laisser gagner par ce divin ferment et de découvrir toujours plus profondément cette adorable fragilité de Dieu qui resplendit dans l’enfant de Bethléem, dont la pauvreté embrasait le cœur de saint François, dont la fragilité a converti Claudel et nous convertira nous-même lorsque nous découvrirons avec lui l’enfance éternelle et l’innocence déchirante de Dieu.