18/11/08 Le dogme est Quelqu’un.

Début de la 5ème conférence de M. Zundel à l’abbaye de Timadeuc en avril 1973. Zundel nous raconte ici « un exemple extraordinairement émouvant qui devrait figurer dans les catéchismes ! », et qui apporte un enseignement magistral sur l’enfer. Le pécheur comprend que c’est lui qui met Dieu en enfer et non pas Dieu qui l’y condamne.

La Trinité divine, c’est le soleil dont les dogmes sont les rayons. L’évolution de l’intelligence du dogme, c’est sa véritable compréhension.

« On retrouve dans l’intelligence du dogme, – qui est la formulation de plus en plus explicite, dans une direction homogène, du témoignage aposto­lique – on retrouve, proportionnellement, ce qu’on trouve dans la révélation, c’est-à-dire que l’intelligence du dogme suppose un dialogue, nous engage dans un dialogue qui peut se situer à des niveaux différents. Cette intelligence peut croître à l’infini, et rejoint toujours précisément un infini : la Trinité Divine.

La Trinité divine, c’est le soleil dont les dogmes sont des rayons. Chaque dogme nous ramène à la Trinité comme à son foyer primitif, la Trinité éclaire chacun d’eux, et nous appelle à ce don total, à cette désappropriation radicale qui est notre véritable libération.

Nous pouvons vérifier sur une expérience cette intelligence progres­sive du dogme, en nous plaçant précisément devant le dogme le plus rébar­batif, celui qui concerne les fins dernières.

« Croyez-vous à l’enfer ? » me demandait quelqu’un récemment. J’ai dit : mais la question est mal posée ! Il ne s’agit pas d’un objet, il s’agit d’un dialogue à vivre. Le dogme, en effet, est une eucharistie de vérité, le dogme est Quelqu’un (1), puisqu’il relève de cette confidence d’Amour où l’intimité divine se livre à un Autre. Il est donc clair que, selon le degré de notre réceptivité, nous entendrons le dogme à un niveau plus ou moins élevé, et – pour être aussi concret que possible – nous pouvons nous rapporter à un exemple, extraordinaire à la vérité, que je tiens d’un abbé bénédictin qui en a été le premier témoin :

Il y avait dans les Alpes, à 4000 mètres, entre deux frontières, un contrebandier qui était un bandit, qui ne songeait qu’à défendre son métier suspect et qui n’hésitait pas à se servir de son fusil contre quiconque le dérangerait dans ses opérations. Et voilà qu’un jour – à 4000 mètres – il trouve un bout de papier – ce qui n’est pas commun à 4000 mètres ! – Il le ramasse nonchalamment et il lit sur ce papier : « perpétuel secours ». Il se dit : Nom d’un chien, qu’est-ce que ça veut dire ? Un perpétuel secours, est-ce que ça existe un perpétuel secours pour les gens de mon espèce ? Et il lit plus avant, et il voit : « Neuvaine à Notre Dame du Perpétuel Secours ».

Et lui qui était un homme de sac et de corde, qui éructait les blasphèmes les plus orduriers au milieu de ses colères, il est tout d’un coup poussé à faire cette neuvaine. Il retrouve au fond de sa mémoire les prières depuis longtemps négligées, et il va jusqu’au bout de sa neuvaine. Au terme de la neuvaine il est saisi d’une terreur indicible. Il prend pour la première fois conscience de ses responsabilités, il se sent perdu et damné, ses crimes éclatent à ses yeux : jamais il ne pourra s’en sortir, jamais il n’obtiendra le pardon ! Il est irrémédiablement condamné.

Ayant pris conscience pour la première fois, de cette responsabilité qui est en somme un des premiers facteurs de la grandeur humaine – car renier la responsabilité de l’homme, c’est nier l’homme, l’affirmer c’est reconnaître l’importance du choix qu’il a à faire de lui-même, c’est lui donner sa vraie place dans la création, c’est reconnaître que, d’une certaine manière il est un créateur.

Il s’engage dans une seconde neuvaine, et au bout de la seconde neuvaine il a le sentiment que, avec des milliers d’années de purgatoire, comme il raisonne, il s’en tirera peut-être ! Alors, il entreprend une troisième neuvaine, et au bout de la troisième neuvaine, il commence à prendre conscience que le pardon lui sera accordé. Il entreprend une quatrième neuvaine, et il est allé jusqu’à sept neuvaines de suite. Quand il est arrivé au bout de la septième neuvaine et qu’il est allé se confesser au lieu où ce bénédictin résidait, il était plein d’une contri­tion si parfaite et d’un amour si brûlant que le père en fut bouleversé et obtint de lui le récit que je viens de vous résumer.

Ce récit me paraît extraordinairement profond, je veux dire : cet enchaînement de faits me paraît extraordinairement éclairant, parce que nous voyons justement ici le dogme s’approfondir dans l’intelligence que cet homme en prend, et que, parti d’un sentiment de terreur qui correspondait à sa situation, à mesure que son repentir s’intériorise, sa vision de sa responsabilité prend une tout autre tournure, car en effet il comprend peu à peu qu’il a péché contre Quelqu’un, qu’il a péché parce qu’il a refusé de se faire origine, qu’il a péché parce qu’il a voulu s’enraciner dans ses préfabrications, parce qu’il a voulu demeurer dans son « moi » propriétaire et possessif ! et, à mesure qu’il en émerge, Dieu s’intériorise, il ne voit plus en Lui d’abord le Juge qui va le condamner et qui peut le punir, il voit en Lui Quelqu’un qu’il a offensé, il voit en Lui un Amour qu’il a blessé, et il comprend que ce n’est pas Dieu qui l’a mis en enfer mais que c’est lui qui a construit son enfer ! Il le réalise car il prend conscience qu’il y a un ordre de l’être qui est inviolable, que cet ordre de l’être est dans la lumière d’un témoin incorruptible, qu’il est impossible de tricher, que l’homme crée son destin et que, au bout de ce compte, il récolte ce qu’il a semé, il obtient ce qu’il a choisi.

Mais il prend conscience aussi que, puisque c’est une volonté mauvaise qui l’a conduit dans cette voie, une volonté qui se redresse, une volonté bonne, peut réparer. Plus profondément, il prend conscience de ce que ce bien qu’il a renié, ce bien qu’il a trahi, ce bien qu’il n’a pas voulu accomplir, que ce bien est « Quelqu’un », qu’il s’agit d’un rapport d’amour et que, dans ce rapport d’amour, Dieu reste toujours l’Amour, que finalement c’est Lui qui est blessé, c’est Lui qui est tenu en échec, c’est Lui qui est crucifié ! il finit par comprendre que l’enfer où l’homme s’enferme par sa volonté mauvaise, par cette possession de soi par soi, il finit par comprendre que c’est l’échec de Dieu, que c’est lui qui met Dieu en enfer et non pas Dieu qui l’y condamne, puisque Dieu ne cessera jamais d’être l’Amour, Il ne cessera jamais d’être blessé par les refus d’amour.

Alors sa contrition est venue. Elle ne le concerne plus, elle concerne Dieu. Il s’agit d’épargner Dieu, il s’agit de sauver Dieu, de Le sauver de nous-même, de Le sauver de nos refus, de « ne pas – comme dit S.Paul aux Thessaloniciens – de ne pas éteindre l’Esprit ». Nous pouvons éteindre Dieu en nous, en refusant Sa lumière, nous pouvons crucifier Dieu en rejetant Son Amour.

Cette évolution de l’intelligence du dogme, c’est sa véritable compré­hension : de niveau en niveau on remonte vers le foyer d’Amour, on remonte vers la Trinité. Il reste vrai que, si l’on s’obstine dans son refus, on récolte ce qu’on a semé, il reste vrai qu’une possibilité de séparation définitive demeure, au moins de notre côté, mais ce n’est que le premier degré, il y a d’innombrables niveaux où le sens de la responsabilité se transforme, où il ne s’agit plus de « nous » et de « notre » destin, de « nous » et de « notre » bonheur, mais de ce règne de Dieu qui doit s’accomplir en nous, avec le consentement de notre amour.

Nous voyons donc qu’il ne s’agit pas d’un « lieu », d’abord, mais d’une « situation », il s’agit d’un « rapport », comme toujours. Nous sommes dans un dialogue où Dieu nous parle, où Dieu se donne, où Dieu nous appelle, et nous pouvons nous donner, plus ou moins, ou le refuser également plus ou moins.

Voilà un exemple extraordinairement émouvant qui devrait figurer dans les catéchismes, je pense ! ce serait une admirable manière d’introduire le thème des fins dernières et des sanctions éternelles, que de proposer cette histoire d’ailleurs authentique, qui a été vécue, et qui aboutit à cette conversion extraordinaire, à travers l’invocation de Notre-Dame du perpétuel secours. On verrait mieux alors éclater l’innocence de Dieu, et que l’enfer, en effet, correspond à l’inscription que Dante lit sur la porte de ce lieu maudit : « Ce qui m’a fait, c’est la divine Puissance, la Souve­raine Sagesse et le Premier Amour !  » C’est le premier Amour, désarmé, qui se livre à l’homme et qui peut échouer si l’homme se refuse, car l’Amour n’a d’autre possibilité de s’affirmer, quand il veut persévérer dans le don de soi, que de mourir d’Amour pour ceux qui refusent de l’aimer.

A Notre-Dame de Paris, vous vous rappelez, au tympan du portail principal, qui représente précisément le Jugement dernier, le Christ domine toute la scène en montrant les plaies de ses mains, voilà le Jugement dernier : « Quid ultra debui facere et non feci ? : Qu’aurais-je dû faire que je n’aie pas fait ? » (à suivre)

Note (1). Cette personnification du dogme, avec la personne du Christ, peut surprendre. Elle va tout à l’encontre des innombrables fausses interprétations auxquelles ce mot dogme a pu conduire. Cela semble vouloir dire que tous les dogmes émanent de la personne de Jésus-Christ au point de s’identifier avec elle.