18/07/09 – Au commencement est la relation

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Maurice Zundel – Notre-Dame du Valentin, Lausanne, dimanche 30 décembre 1962

Un grand mystique du 17ème siècle, Angelus Silesius, écrit dans son Voyage Chérubinique un quatrain étonnant : « Je suis aussi grand que Dieu, il est aussi petit que moi, il ne peut être au-dessus de moi, ni moi au-dessous de lui. » Ces paroles sonnent « étrange » et elles seraient scandaleuses si on ne les entendait pas dans ce domaine de la réciprocité d’amour qui caractérise le Nouveau Testament. Car ce que Jésus a apporté d’essentiellement précieux et d’irremplaçable, c’est d’avoir situé les relations de l’homme avec Dieu sur un plan de réciprocité. Justement les questions de grandeur et de petitesse, de dépendance et de domination, n’ont plus aucun sens.

Vous connaissez bien par expérience ce domaine de la réciprocité puisque le mariage est fondé précisément sur cet échange à égalité d’un OUI qui scelle le contrat de mariage et qui est aussi indispensable d’un côté que de l’autre : c’est le oui de l’époux et de l’épouse ensemble et indivisiblement qui fonde le mariage, et ce OUI à égalité n’implique ni soumission ni dépendance, il implique réciprocité. Et dans cette réciprocité, on connaît l’autre dans la mesure même où l’on se donne. C’est la générosité ici qui crée le niveau de la connaissance de l’un par l’autre; et le lien nuptial précisément ne cesse de grandir si les époux grandissent en générosité et en amour, comme il se dégrade dans la mesure où les époux refluent chacun vers soi et retombent dans leur égoïsme individuel. Dans le domaine de la réciprocité tous les rapports juridiques n’ont plus aucun sens parce qu’il ne s’agit pas d’être soumis, mais d’être intérieur l’un à l’autre. Comme dans le domaine de la vérité il n’y a aucun sens finalement à dire qu’on se soumet à la vérité comme on se soumettrait à un pouvoir despotique, on connaît la vérité en devenant la vérité ; on connaît la vérité en entrant dans sa lumière, en la laissant se développer en soi parce que de nouveau, et au premier chef, on est ici dans le domaine de la réciprocité d’amour.

Et ce qui est vrai de la vérité, ce qui est vrai de l’union conjugale, est vrai d’une manière éminente – cela, Jésus nous 1’a appris – des relations de l’homme avec Dieu et de Dieu avec l’homme.

Et, si il en est ainsi, c’est que précisément, le secret de la vie divine a resplendi en Jésus-Christ, et que Jésus-Christ nous a introduits dans le monothéisme trinitaire.

On ne saura jamais tout ce que représente de libération, de grandeur, d’élargissement, de liberté, de dignité, de splendeur, de beauté, cette initiation qui nous a été donnée par Jésus au monothéisme Trinitaire.

Le monothéisme Unitaire, c’est-à-dire le monothéisme où Dieu était considéré comme un être solitaire, avait quelque chose de déconcertant et, si l’on ose dire, de presque scandaleux. Car comment situer ce personnage qui se regarde, qui tourne autour de soi, qui ne peut aimer que soi, en ramenant tout à soi ; quelle ressemblance peut-il avoir avec les élans de la générosité humaine : il semble, devant un dieu solitaire, que l’homme soit plus parfait que Dieu, puisque l’homme est capable de se perdre de vue et de vivre totalement pour autrui et en lui. C’est de ce cauchemar effrayant que Jésus nous a délivrés en rendant témoignage au mystère qui était le mystère même de sa vie, car, tout ce que Jésus nous dit de Dieu, il l’emprunte à son expérience ; c’est sa vie qui s’exprime dans son message, et c’est parce que justement il est tout enraciné dans le monothéisme Trinitaire qu’il peut nous le révéler d’une manière définitive en imprimant dans nos âmes le sceau d’une éternelle liberté. Car, dire que Dieu n’est pas solitaire, c’est immédiatement nous dire que la vie de Dieu va vers un Autre, que la vie de Dieu est Charité et, comme dit le Pape Saint Grégoire, qu’il n’y a de charité véritable que si l’amour va vers un Autre. La vie divine apparaît ainsi tout entière concentrée, exprimée, dans ce don mutuel du Père au. Fils, et du Fils au Père, dans l’unité du Saint-Esprit. Cela veut dire que l’existence divine est une existence de don qui a son foyer dans les relations intra-divines. Gaston Bachelard, le grand philosophe, le grand Sage, qui vient de mourir, a écrit un jour en commentant un admirable roman, il a écrit : « Au commencement est la relation. » Ce mot est d’une magnificence inépuisable, et il se situe en plein coeur du mystère chrétien : « Au commencement est la Relation. » C’est cela : nous étions tentés, et nous le sommes toujours dans la mesure où nous ne vivons pas de Jésus-Christ, nous sommes toujours tentés de faire de notre existence l’affirmation égocentrique de nous-mêmes, nous sommes toujours tentés de nous affirmer contre les autres, en dominant les autres, en rivalisant avec eux, en les diminuant ou en les méprisant, parce pue l’existence chez nous prend comme naturellement cette apparence narcissique d’un retour constant vers soi-même. Notre moi, c’est une pente vers nous-mêmes, où nous sommes constamment englués dans nos automatismes passionnels et où nous tournons constamment le dos à notre liberté et à notre dignité.

Le Dieu solitaire, du moins Dieu conçu comme solitaire par les hommes, semblait confirmer ce narcissisme et on ne voyait pas pourquoi l’homme devrait sortir de lui-même si Dieu est enfermé en lui-même. Mais Jésus, justement, en nous introduisant dans le monothéisme trinitaire, nous situe immédiatement au coeur de la charité la plus brûlante et la plus généreuse, et nous savons qu’en Dieu il n’y a qu’une seule manière d’exister, c’est de se donner.

Et, si Dieu existe en forme de don, si Dieu n’a prise sur son être qu’en le communiquant, si tout en lui éternellement est Amour, quel lien pourrait-il contracter avec nous, que pourraient signifier ses rapports avec la Création sinon justement une réciprocité d’amour ?

Il ne peut pas dominer, ça n’a pas de sens ! Il ne peut pas nous écraser, c’est impossible ! Il ne peut vouloir de lui à nous que ces rapports de liberté que nous contractons d’ailleurs tout à fait spontanément avec la Vérité qui est un autre nom de Dieu. La Vérité ne nous apparaît pas comme une menace, comme une contrainte, mais tout au contraire comme une liberté, comme un espace, elle nous comble ; et les plus grands savants connaissent cette joie merveilleuse qu’ils appellent la joie de connaître, où l’on est dans un autre et pour lui.

C’est ce que fait Dieu éternellement : il est une éternelle naissance d’amour dans une parfaite et absolue communication, et il nous introduit ainsi au secret de l’être. Il nous jette au coeur de l’existence prise dans son sommet, en nous apprenant que, exister au sens vrai, « ex-ister » authentiquement, c’est se perdre de vue et se donner.

C’est ce qui détermine précisément la révolution chrétienne qui à la fois enrichit d’une manière incomparable les catégories de notre esprit puisque c’est la relation qui devient maintenant l’essentiel : au commencement est la relation ; en même temps qu’il détermine une nature essentiellement nouvelle du bien et de la vertu.

Vous avez remarqué et vous n’avez cessé de vous émerveiller en lisant saint Paul au chapitre 13ème de la première lettre aux Corinthiens, que saint Paul pousse à bout, pousse à l’extrême tout ce qu’un homme est capable de faire : « Quand je parlerais la langue des anges et des hommes, quand j’aurais la foi jusqu’à transporter les montagnes, quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien ! » C’est-à-dire que ce n’est pas désormais dans 1’ordre du « faire » que se situe la grandeur, la vertu et la sainteté, mais dans l’ordre de l’amour, dans l’ordre de l’existence. Le seul bien selon saint Paul, et à plus forte raison selon Jésus-Christ dont saint Paul est disciple, le seul bien, c’est d’exister en forme de don comme Dieu lui-même. C’est donc un bien qui va jusqu’à la racine de l’être, c’est un bien qui nous assume tout entiers dans cet offertoire où tous nos actes doivent réaliser la communication totale de nous-mêmes. On peut s’étonner que notre Seigneur ait passé trente ans de sa vie dans une vie, plutôt dans un travail d’artisan, trente ans de sa vie dans l’obscurité d’une bourgade presque inconnue, trente ans de sa vie à gagner son pain du travail de ses mains alors qu’il était le plus grand des prophètes, plus qu’un prophète, le Fils de l’homme dans un sens unique, et le fils de Dieu dans un sens unique. Mais justement c’était assez pour lui parce que le bien pour lui, la grandeur, ne consistait pas à faire quelque chose mais à être une présence donnée, qui était tout entière un acte d’amour.

Et c’est à cela que nous sommes précisément appelés, en nous délivrant de la Loi, en nous introduisant dans la grâce, Jésus nous introduit précisément dans ce règne de l’existence pure, de l’existence libérée, de l’existence créatrice, de l’existence qui est tout entière une offrande et un don.

Et c’est pourquoi la grandeur à laquelle nous sommes appelés, cette grandeur qui est en nous une exigence imprescriptible, est une grandeur d’humilité. Non pas une grandeur humiliée, ce qui serait tout différent, mais une grandeur d’humilité, une grandeur où l’on se perd de vue, comme Dieu, car le Père ne se regarde pas. Il n’est qu’un regard vers le Fils, et le Fils n’est qu’un regard vers le Père, comme l’Esprit-Saint n’est qu’une aspiration éternelle vers le Père et le Fils. La grandeur chrétienne, cette grandeur à laquelle nous sommes tous appelés et qui est infinie, n’est pas une grandeur compétitive, elle ne constitue pas une rivalité à l’égard de Dieu, et c’est pourquoi les mots d’Angelus Silesius que nous lisions tout à l’heure, ne constituent pas un blasphème, ils ne représentent aucunement, ils n’expriment aucunement la révolte de l’homme contre Dieu, la révolte de l’homme qui ne veut subir aucun maître, ils expriment simplement cette relation nuptiale, ce mariage d’amour qui est seul possible dans le règne de l’Esprit.

Car le règne de l’Esprit où l’intimité de l’un s’enracine dans l’intimité de l’autre, où la connaissance est au prix de cet échange et grandit à la mesure de la générosité, cet ordre de grandeur ne comporte pas de compétition ni de rivalité. Justement parce que la grandeur est toute entière dans l’oblation et dans le don de soi,

Et rien n’est plus nécessaire que d’inscrire au plus profond de notre être cette certitude que nous sommes appelés à devenir ce que Dieu est. A faire de notre existence elle-même tout entière une relation d’amour. Et à surmonter nos automatismes passionnels dans une conversation sans cesse reprise avec le Dieu vivant qui est la Vie de notre vie.

Le plus grand piège pour nous, c’est de demeurer sous la Loi. De voir dans la morale un code qui nous est imposé par une autorité indiscutable qui se réserve d’ailleurs de nous appliquer les sanctions les plus terrifiantes si nous refusons de nous soumettre. C’est là pour nous le piège le plus dangereux parce que, comme saint Paul l’a exprimé d’une manière si puissante la Loi entraîne d’elle-même la révolte, la Loi provoque à la désobéissance précisément parce que elle semble être une limite qui s’impose du dehors à la volonté, à cette volonté qui est une puissance de l’esprit gui ne peut être saisie que du dedans, qui ne peut se rendre qu’à l’amour. Et c’est pourquoi nous sommes si lents à nous convertir parce que nous voyons constamment en Dieu un rival qui s’oppose à nos désirs. Au fond, chacun de nous a le sentiment que ce qu’il doit appeler le péché au nom de la Loi serait son bien mais c’est un bien qui lui est interdit par la Loi, et c’est pourquoi finalement la plupart du temps nous transgressons parce que c’est là notre vérité ; au niveau où nous sommes c’est dans ce que la Loi appelle péché que nous trouvons notre joie et notre épanouissement provisoire ; ce n’est pas du tout dans cette direction que se situe l’Evangile de Jésus-Christ : Jésus-Christ nous apprend que, puisque notre vie doit être semblable à celle de Dieu, puisque nous sommes appelés à une liberté divine et à une grandeur infinie, il n’y a qu’une seule exigence qui est celle même de notre libération, une seule exigence qui est de réaliser dans toutes nos activités cette offrande qui fera de nous tout entier une existence de don.

C’est pourquoi, on ne le saurait le redire, si nous voulons que cette année soit féconde, si nous voulons réaliser notre vocation de grandeur, si nous voulons devenir de véritables chrétiens, si nous voulons que I’Evangile devienne à travers nous la lumière du monde, il faut que nous ne cessions de reprendre contact avec le Dieu d’amour qui est le trésor caché au plus intime de notre coeur. Car tant que nous dialoguerons avec nous-mêmes, que nous serons enfermés dans un monologue narcissique avec nous-mêmes, toutes nos résolutions seront vaines puisqu’elles ne nous feront pas décoller de nous-mêmes. Il ne s’agit pas de renoncer à ceci ou à cela, il s’agit de donner à toute notre activité cette dimension de générosité qui la situe au niveau du cœur, du Coeur de Dieu et qui lui donne un rayonnement infini et une portée éternelle.

Et c’est pourquoi toute la sainteté chrétienne, parce que justement elle doit s’enraciner dans cette réciprocité d’amour en laquelle Jésus nous introduit, toute la sainteté chrétienne a pour aliment essentiel ce dialogue sans cesse repris avec le Dieu Vivant.

Il ne s’agit donc pas pour nous de nous aplatir devant Dieu, il ne s’agit pas pour nous de condamner nos instincts, et de faire le procès de notre hérédité ou de nos habitudes, il s’agit surtout pour nous de nous perdre de vue, de regarder vers le Visage de lumière et d’amour qui ne cesse de nous attendre, et en nous laissant orienter par lui parce qu’il est lui-même tout amour, parce qu’il n’est que générosité, de laisser mûrir notre action comme une offrande de générosité et d’amour. Nous sommes absolument sûrs de ne pas nous tromper dans cette direction comme nous pouvons être certains d’aller vers le découragement et la stérilité si nous imposons par une contrainte extérieure une Loi dont Jésus nous a délivrés, non pas certes pour nous livrer à l’anarchie et donner licence à toutes nos fantaisies, mais parce qu’il vient nous promouvoir au plan de l’âge adulte, il vient nous promouvoir au plan de la personne et de la dignité, Il vient nous introduire dans le circuit des relations divines où la vie tout entière prend forme d’offrande et de don.

Il faut que nous sentions tout le privilège d’avoir reçu le message de Jésus-Christ, et d’être introduits par lui dans cette dimension infinie qui donne enfin à la vie toute sa valeur et toute sa beauté. Et c’est d’enthousiasme qu’il nous faut entrer dans cette nouvelle année si nous sommes résolus à la concentrer tout entière dans cette oraison silencieuse, dans cette conversation intime et sans paroles avec le Dieu Vivant dont le Coeur bat dans le nôtre.

Et nous apprendrons d’expérience que le plus sûr moyen de surmonter la tentation qui n’est pas autre chose qu’une invitation à la médiocrité, c’est non pas de regarder ce qu’il nous faudrait abandonner car ïl ne faut rien abandonner : il faut tout transfigurer, il faut tout promouvoir, il faut donner à tout une dimension infinie, nous nous apercevrons que le plus sûr moyen de surmonter la tentation, c’est tout simplement de devenir un regard d’amour vers ce Dieu qui est tout Amour et qui nous donne cette seule consigne : soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ; c’est-à-dire : devenez ce que Dieu est.

Maurice Zundel, Notre-Dame de Lausanne, 30 décembre 1962. « Ta Parole comme une source » Anne Sigier, p73-78.